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Du Moyen-Orient à Lausanne

jeudi 19 décembre 2013 - 07h:31

Ramzy Baroud

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Ici en Suisse, le train poursuit agréablement son chemin entre Genève et Lausanne. Le massif alpin tente de s’imposer en se battant désespérément avec la persistance irritante des nuages du bas. Un ami m’a fait découvrir la musique de J.J. Cale, mais j’avoue que mes pensées voyageaient plus vite que le train. Il est vrai que le temps est trop court si on veut dormir, mais certainement pas si l’on se met à réfléchir.

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Ramzy Baroud

Cela fait presque une semaine que j’ai entrepris ma tournée de conférences dans les pays francophone d’Europe. Le voyage s’est avéré plus pénible que je ne le pensais, néanmoins, c’était une réussite. Je suis ici pour parler de Gaza, pour expliquer les révolutions arabes et pour mettre l’accent sur la responsabilité de ces pays hôtes envers la Palestine et les Nations arabes.

Six mois avant mon escale européenne, j’ai vécu et travaillé au Moyen-Orient. Juste après mon arrivée dans la région, l’Égypte est entré dans une phase de violence et de chaos, plus décourageante que jamais. En dépit de la souffrance et de l’effusion de sang, le nouveau bouleversement semble correspondre précisément à la grandeur d’une lutte qui est proche. La révolution du 25 janvier 2011 a été déclarée victorieuse trop vite.

De mon point de vue, la crise qui a éclaté en Égypte était plus qu’un sujet politique devant être analysé ou bien une question relative aux droits de l’homme devant être prise en compte. La crise en Égypte m’a affecté sur le plan personnel. A présent, mes espoirs de pouvoir entrer dans Gaza s’éloignent, pour ne pas dire s’évanouissent. Malgré sa réalité impossible et ses épreuves accablantes, Gaza demeure le dernier endroit en Palestine où j’ai été autorisé de me rendre après 18 ans d’interdiction. C’était l’endroit le plus proche de ce que j’appellerai mon chez moi.

Mon compagnon de voyage m’informe que nous nous serions à Lausanne dans 10 minutes. J’espérais que ce serait plus long. Il y a tellement de choses auxquelles penser. Ma douleur et ma tristesse pour Gaza et pour son blocus étouffant, pour la Palestine et pour sa liberté refusée s’inscrivent désormais dans un mélange d’immenses chagrins pour des peuples arabes qui luttent pour affirmer leurs identités, pour l’égalité, pour les droits et pour la liberté. Non, il ne faut jamais perdre espoir car la lutte pour la liberté est fondamentale. Toutefois, je demeure tourmenté par les images qui hantent mon esprit de ces innombrables victimes, notamment les enfants qui se sont retrouvés au milieu d’une guerre dont ils ignorent la portée et les conséquences.

Je suis retourné au Moyen-Orient dans l’espoir de mieux comprendre les choses et de voir plus clair. Toutefois, je me suis retrouvé encore plus confus à maintes reprises et occasions. Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai des sentiments confus et perplexes à chaque fois que je me rends au Moyen-Orient. Ce dernier est l’appellation que j’utilise pour désigner cette région lorsque j’écris en Anglais. Sinon, en Arabe, c’est toujours Al-Watan Al-Arabi, ce qui signifie la patrie Arabe, terme que nous avons appris dès notre jeune âge et nous ne connaissions pas d’autres références que celle-ci. Aujourd’hui, lorsque je suis en compagnie d’amis arabes et que je prononce les mots Al-Watan Al-Arabi, j’ai l’air d’un jeune adolescent d’autrefois car ici, on n’emploie plus ces termes.

Ma génération a été éduquée par une génération qui a vécu et expérimenté le soulèvement du nationalisme arabe. Une génération qui a été exposée à un unique discours, ou terminologie servant de réplique arabe à l’impérialisme. Autrefois, nos voisins de Gaza avaient rejoint les rangs de l’Armée Égyptienne, avec parmi eux mon père qui avait été blessé avec beaucoup de ses camarades égyptiens. En 1967, il traversa le Sinaï, vaincu, assis au milieu de morts et de blessés égyptiens comme palestiniens, à l’arrière du camion d’une armée égyptienne déboussolée. A l’époque, il était impossible de distinguer entre eux, et après tout, pourquoi le faire puisqu’il n’était guère besoin de souligner qu’ils étaient des compagnons d’armes, ou quoi que ce soit du même genre. Ils étaient Arabes, et ils avaient combattu le sionisme et l’impérialisme jusqu’au dernier souffle.

Mais les choses ont changé.

Lorsque j’étais jeune, j’avais toujours redouté mon voyage à travers la frontière égyptienne, mais je n’avais pas d’autres possibilités. Gaza était prise au piège, comme elle continue de l’être jusqu’à aujourd’hui, et l’Égypte a tout au long de l’histoire, été une planche de salut souvent retirée pour une raison ou pour une autre.

Ma dernière visite au lendemain de la révolution égyptienne était censée être différente. J’avais pensé que la révolution aurait corrigé l’aberration qui a frappé les relations inter-arabes. J’avais pensé qu’elle restructurerait une fois de plus le discours arabe en déshérence, et qu’elle rendrait l’Égypte aux Arabes après des décennies d’isolement politique et de rupture culturelle. Bientôt nous entrerons dans la troisième année après le déclenchement des révolutions arabes, mais le discours demeure aussi fragmenté que jamais, pour ne pas dire plus embrouillé et confus que jamais.

Mon train continue sa progression vers Lausanne où j’aperçois les Alpes qui imposent leurs dimensions géantes, mais seule une partie reste visible. Dans chaque pays européen, je reçois le meilleur et plus respectueux des traitements à chaque poste frontalier.Il y a avit parfois une ou deux questions, et d’autres fois aucune. Il faut dire que la police aux frontières des pays arabes n’est guère avenante. Or, pour la catégorie « chanceuse » dont je fais partie, posséder un passeport occidental en dit long sur le respect que nous réservent les pays arabes, nos propres patries : un traitement de faveur grâce à ce petit document.

Malheureusement, ma « Patrie Arabe » semble s’être enfoncée plus profondément dans un désespoir politique, une désunion sans précédent et un sentiment inégalé de dégradation culturelle après seulement quelques années de révolutions et de guerres civiles. S’agissant des révolutionnaires en Syrie, en Égypte, en Libye, en Tunisie et partout ailleurs, je demeure préoccupé en constatant qu’ils ne semblent apparemment pas en rupture avec tout ce qui a nourri la défaite du monde arabe et contribué à sa déchéance. Ces mêmes révolutionnaires font appel à cette Amérique qui a détruit l’Irak, et demandent les conseils à la France et les subventions de la Grande-Bretagne, bien qu’aucun de ces pays n’ait montré le moindre signe de retrait de ce qu’ils estiment être leurs vieux héritages coloniaux. L’invasion culturelle dont j’ai été témoin est loin d’être terminée. La mondialisation occidentale continue de sévir et de détruire des cultures fragiles et fragilisées qui restent passives et ne font aucun effort pour se défendre.

De ce fait, je me demande s’il existe une logique capable d’expliquer ce qui a bien pu se produire au cours de ces dernières décennies. En d’autres termes, comment sommes-nous passés d’une clarté relative avec le sentiment d’un objectif, d’une identité et d’aspirations communes à la fois clairs et collectifs – et ce, malgré les innombrables échecs et défaites – à cet immense sentiment de vide et de perte ?

« Vous venez d’où ? » m’avait interrogé un chauffeur de taxi égyptien lors de ma dernière visite en Arabie Saoudite. « Je suis Palestinien, » avais-je répondu. « Mais votre accent ? » s’est-il enquis. « Je vis à Washington. » Cette affirmation le poussa à demander « Et vous avez un passeport américain ? » « Oui » « Oh AlhamdouliAllah [Dieu merci], » finit-il par lâcher, esquissant un sourire et ne cachant pas son sentiment de soulagement. Il était vraiment content pour moi.

Mais je reviens à la question. Je ne suis pas le seul d’ailleurs. C’est en fait un conflit insoluble, la même schizophrénie identitaire dont souffrent beaucoup de citoyens arabes. Mon père, mort en 2008 sous le blocus israélien imposé sur la Bande de Gaza, avait tenté de comprendre les choses en dépit de son cynisme. En employant des termes lucides et clairs, il m’a expliqué ce qu’était le monde. Il lisait la poésie irakienne, écoutait la musique égyptienne et était pleinement intégré dans le mode de vie du monde arabe. Il « haïssait » les Arabes tout en se vantant d’en faire partie. J’ai hérité de son scepticisme et de sa confusion, c’est ce qui explique pourquoi je reviens toujours à la charge.

Nous sommes arrivés à Lausanne. La plupart des nuages ainsi que le brouillard se sont dissipés. Et revoici les Alpes, imposantes et éternelles. Les mélodies de J.J.Cale son en avance sur leur temps. Elles sont composées pour chanter l’avenir et non pas le passé. Oui, j’ai décidé de rester optimiste.

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* Ramzy Baroud (http://www.ramzybaroud.net) est un journaliste international et le directeur du site PalestineChronicle.com. Son dernier livre, Résistant en Palestine - Une histoire vraie de Gaza (version française), peut être commandé à Demi-Lune. Son livre, La deuxième Intifada (version française) est disponible sur Fnac.com

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11 décembre 2013 – Palestine Chronicle – Vous pouvez consulter l’article en anglais à :
http://www.palestinechronicle.com/f...
Traduction : Info-Palestine.eu - Niha


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