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Sortir d’Egypte

samedi 15 décembre 2007 - 07h:13

Cécile Hennion - Le Monde

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Sur son passeport soudanais, il était écrit qu’il pouvait voyager dans tous les pays du monde, à l’exception d’Israël. C’est pourtant à Eilat, cité balnéaire israélienne du bord de la mer Rouge, qu’a pris fin le long et périlleux voyage de Nour El-Din. Il porte sur les mollets de profondes éraflures laissées par trois jours de course folle à travers le Sinaï égyptien et le passage des barbelés à la frontière. Et des cicatrices plus anciennes, de la guerre du Darfour.

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Des réfugiés soudanais lors d’une manifestation à Jérusalem, le 10 juillet 2007
(Ph. AFP/Yoav Lemmer)

Depuis deux mois, ce Soudanais de 24 ans est employé par l’Hôtel Royal Beach. Balai à la main, engoncé dans son tablier, il scrute les montagnes rocailleuses penchées sur la mer. "Mes montagnes, au Darfour, étaient douces et vertes, souffle-t-il. Je ne supportais plus la guerre, mais j’aimais mon pays. Quelle ironie, voilà que je vis dans le seul endroit de la terre qui m’était interdit ! Que Dieu me pardonne, car le Soudan ne me le pardonnera jamais."

Environ 3 000 réfugiés soudanais ont afflué en Israël, dont la moitié à Eilat, où ils offrent une main-d’oeuvre bon marché aux nombreux complexes touristiques. Comme Nour El-Din, ils avaient d’abord opté pour l’Egypte, ce pays voisin qui, jusqu’à l’indépendance du Soudan en 1956, ne faisait qu’un avec le leur. Ils s’y étaient rendus, dit Nour El-Din, mus par l’espoir de trouver "la liberté et la sécurité que n’offrent pas les camps de réfugiés du Tchad". Les espoirs ont été déçus, brisés dans les rouages de ce que les réfugiés soudanais décrivent comme le "piège égyptien".

Au départ, Wadi Halfa, dernier port du Soudan sur le Nil, à l’entrée de l’Egypte. Loin d’Eilat, de ses piscines et de ses discothèques, ce coin de désert compte trois auberges à ciel ouvert et une mosquée. A l’écart, le souk de Mazallah rassemble 50 échoppes, toutes tenues par des Darfouris, première étape avant l’exode. On y rencontre Sediq, 24 ans comme Nour El-Din, mais plein de foi en l’avenir.

Derrière sa machine à coudre, il s’active en attendant son épouse, une fille qu’il n’a jamais vue. Le mariage a été conclu par leurs familles "au pays", à Jenena, dans l’ouest du Darfour. Dès qu’elle arrivera, ils partiront pour l’Egypte. Au Caire, ils iront s’enregistrer auprès du Haut- Commissariat des réfugiés pour les Nations unies (HCR), dans l’espoir d’intégrer les quotas d’immigration des Etats-Unis, du Canada, ou de l’Australie.

A Wadi Halfa, l’échappatoire du Soudan a modeste allure, et pour nom le Pattes-d’Autruche. Coiffé des pavillons égyptien et soudanais, c’est un esquif à la peinture écaillée, cahotant sur le Nil, écrasé de passagers. De l’Ouest soudanais en guerre jusqu’au port d’Assouan, terminus égyptien du Pattes-d’Autruche, le voyage coûte une fortune : plus de 500 dollars par tête. Mais sur le bateau, les regards se tournent vers l’Egypte avec la certitude qu’"une existence meilleure est possible". Une fois arrivés au Caire, beaucoup déchanteront. Les cartes de réfugié que leur délivre le HCR ne donnent pas droit au travail. Sans moyen d’accéder aux soins ni aux études, nombre d’entre eux sombrent dans le cercle vicieux de la précarité et de la misère.

Les premiers réfugiés soudanais fuyaient la guerre civile du Sud (1983-2005). Majoritairement chrétiens, ils ont bénéficié de l’aide des églises du Caire, qui leur fournissaient 1 kg de sucre, de farine ou de lentilles et des lieux de rencontre, aujourd’hui fréquentés par les Darfouris, pourtant musulmans. Le 30 décembre 2005, ces églises sont même devenues leur ultime refuge après que 3 000 d’entre eux, qui campaient place Moustafa-Mahmoud en face du HCR, ont été évacués sans ménagement par la police.

Boutros Akotmanot, originaire du sud du Soudan, était l’un des meneurs de ce camp. "J’ai échappé par hasard à l’assaut et à la grande rafle qui a suivi, dit-il sur le seuil de l’église adventiste du quartier Ramsès. C’était la pagaille. Les réfugiés avaient été tués, blessés, ou emprisonnés. Nous avons organisé une cellule de crise dans l’église pour aider les familles des victimes et des disparus." Le bilan officiel était de 27 morts. Se basant sur des témoignages, M. Akotmanot affirme que 55 personnes ont été tuées. Ceux qui avaient été emprisonnés ont depuis été relâchés. "Restent 36 disparus, dont une fille de 14 ans, assure-t-il. Personne ne sait ce qu’ils sont devenus." "Nous, réfugiés soudanais, réclamons à l’ONU nos droits naturels à la dignité, au travail, à l’éducation, à la santé, insiste-t-il. Certains attendent une décision depuis cinq ou sept ans. En 2006, seuls 2 % des cas ont été traités. Beaucoup ne possèdent plus rien. Nos jeunes sont désespérés, frustrés, plein de violence."

A l’automne 2007, 42 000 réfugiés étaient enregistrés auprès du HCR au Caire, dont une majorité de Soudanais. Le nombre de non-inscrits atteint, selon les estimations des ONG, des chiffres astronomiques. Peut-être 2 millions. Une plaie pour l’Egypte qui accueille en outre, depuis 2003, un flux croissant d’Irakiens. Bloqués en Egypte sans être parvenus à s’y intégrer, traumatisés par l’assaut de décembre 2005, les Soudanais ont inventé "la dernière solution" : la fuite en Israël.

Illégale, cette dernière partie du voyage est la plus dangereuse. Le Soudan et Israël étant officiellement des pays ennemis, la frontière leur est fermée. Reste la ligne interdite, entre Rafah et Taba, 150 km de désert et de barbelés, le long desquels les gardes égyptiens ont ordre de faire feu, après sommation. Depuis avril, date des premières tentatives, ils sont de plus en plus nombreux à risquer cette mortelle traversée.

La police procède à des arrestations dès le passage de Suez alors que, théoriquement, les réfugiés ont le droit de circuler sur l’ensemble du territoire égyptien. Ils sont actuellement plus de 250 dans les geôles du Sinaï, condamnés à un an de prison en moyenne. Seuls les femmes et les enfants ont été libérés.

Madhal Aguer Gout Chol, avocat soudanais et militant au Caire pour le Mouvement de libération du peuple du Soudan (SPLM), l’ex-rébellion du Sud, sert d’intermédiaire entre les prisonniers et les autorités égyptiennes. C’est lui que l’on appelle quand il faut récupérer un cadavre dans le Sinaï. M. Chol est ainsi allé chercher le corps d’Ouik Malong Agui, 30 ans, une balle dans la poitrine ; d’Hajja Abbas Haron, 29 ans, enceinte de 6 mois, une balle dans la tête ; de Yasser Ali Mohammed, blessé par balles, mort dans la prison d’Ismaïlia. Et ce corps découvert dans le désert, non identifiable car il n’en restait que les pieds, dont l’avocat a conclu qu’il avait été mangé par les vautours. Tous ont été inhumés dans un cimetière du Caire.

"Ces tragédies n’ont dissuadé personne", soupire M. Chol. Grâce au bouche-à-oreille, le circuit est rodé. Le contact s’opère dans des cafés du Caire ou au téléphone, avec un passeur bédouin. Il en coûte entre 300 et 500 dollars pour être guidé jusqu’aux barbelés.

Bienvenue à Mahdeyya, Wadi El-Amr et Wigat, villages misérables du Sinaï, à 5 km de la frontière israélienne. Ce territoire est contrôlé par les tribus Sawarka et Tarabine. Difficile d’aborder la question du trafic d’immigrés avec ces hommes fiers, victimes d’une terrible répression après les attentats du Sinaï (Taba, Charm el-Cheikh et Dahab en 2004, 2005 et 2006), qui réclament en vain des écoles, de l’eau et le droit de propriété sur leurs terres.

Après de longs palabres, ils acceptent de montrer, derrière les dunes abritant leurs maigres plantations, les barbelés entrecoupés des guérites de surveillance. "Les gardes-frontières, on les connaît, se vante l’un d’eux. Ils roupillent en écoutant la musique d’Oum Kalsoum. Les barbelés sont électrifiés, mais ils ont leurs points faibles." Un autre explique : "Les trafics sont le résultat de la pauvreté. Quel est le problème de gagner quelques dollars si cela ne nuit pas à la sécurité de mon pays ? Quant aux Israéliens, ils ne veulent plus de travailleurs palestiniens. Les Soudanais leur fournissent une main-d’oeuvre de persécutés, moins chère que les autres. C’est bon pour leur image et pour leur économie."

Avec des mots moins rugueux, l’Israélienne Ettie Kricheli, responsable du recrutement pour la chaîne hôtelière Isrotel à Eilat, parle elle aussi d’une situation "win-win-win (gagnant-gagnant-gagnant)". Elle avait été "émue" par un reportage sur "ces malheureux du Darfour enfermés dans les prisons israéliennes après avoir survécu au passage de la frontière". "J’ai alors négocié avec le gouvernement le droit d’en embaucher, raconte-t-elle. Cela allège le coût que représentent ces prisonniers pour l’Etat d’Israël. Les Soudanais gagnent une vie décente et ma société, les employés dont elle a besoin."

Leur statut légal n’a cependant pas été clarifié et leur permis de travail n’excède pas trois mois. "Ils seront renouvelés", assure Mme Kricheli, tout en déplorant l’immobilisme de son gouvernement. "Quand même, ajoute-t-elle, ça fait peur tous ces gens à nos frontières. A la longue, ça va devenir un problème." C’en est déjà un pour l’administration pénitentiaire israélienne, qui déclarait, le 30 novembre, détenir 950 Soudanais et ne plus pouvoir faire face à ce flot continu.

Dans la prison de Ketziot, au coeur du Néguev israélien, ou dans les hôtels luxueux d’Eilat, le sentiment de précarité reste vif chez ces nouveaux réfugiés d’Israël. La conviction que le Soudan ne leur pardonnera jamais cet exil en territoire ennemi nourrit la crainte d’être tombé de Charybde en Scylla, du piège égyptien à l’impasse israélienne.


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Cécile Hennion - Le Monde, le 14 décembre 2007


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