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Les hérésies de l’État

mercredi 19 février 2014 - 07h:11

Dr Azmi Bishara

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Selon une croyance répandue, ce sont les nations qui créent les États : le nationalisme a donné naissance aux mouvements nationalistes qui ont eux-mêmes créé les États, dans cet ordre.

L’État entretient cette illusion grâce aux programmes scolaires et à d’autres moyens de diffusion d’informations sur la grandeur de la nation, sa continuité historique, sa souffrance aux mains des ennemis et sa longue lutte pour la délivrance par le biais de l’indépendance nationale. L’indépendance est également fréquemment dépeinte comme la renaissance d’un passé glorieux usurpé par des décennies de traîtrise et d’agressions.
 
Inutile de préciser que la réalité est bien plus complexe. En outre, ce processus se déroule dans l’autre sens : les États créent les nations – dans le sens contemporain du terme en tout cas – et non l’inverse. La structure des programmes scolaires et la diffusion de croyances relatives à des événements majeurs, des combats épiques et des héros glorieux ne reflètent pas non plus le processus innocent – ou non – d’écriture ou de documentation de l’Histoire. Elles font plutôt partie intégrante de la construction des nations. Dans leur lutte pour l’indépendance, les mouvements nationalistes savent probablement, de manière consciente ou non, que l’État constitue le meilleur instrument de construction des nations au sens contemporain.

Les États modernes construisent les nations en établissant les fondations d’une économie commune ou en améliorant la cohésion économique si les fondations d’une économie commune existent déjà, en harmonisant par exemple le marché national et le système fiscal. Les États instaurent également diverses institutions nationales dont les individus deviennent membres uniquement en vertu de leur affiliation en tant que citoyens. L’armée est l’une de ces institutions nationales : l’uniforme symbolise sa fonction dans la création de l’allégeance nationale. Il en va de même pour le concept d’État de droit, en vertu duquel tous les individus sont considérés comme égaux et subordonnés à une volonté collective unique, telle qu’exprimée dans l’ensemble des lois nationales.
 
Les spécialistes de l’Histoire de la pensée politique doivent avoir ces idées à l’esprit au vu de l’actualité en Iraq. Pour quelle raison la chute d’un régime met-elle en relief la question des affiliations politiques des membres d’une région, secte, tribu ou de toute autre unité disparate de l’ancienne entité nationale ? L’effondrement de l’Empire ottoman et de l’Union soviétique ont probablement soulevé les mêmes questions à l’époque. Pourquoi cette identité nationale construite autour de l’affiliation religieuse n’a-t-elle pu résister aux vagues de nationalisme, que ce soit dans le cas de l’Empire ottoman ou du Saint-Empire romain ?
 
La désintégration de l’entité supranationale soviétique est un cas particulièrement intéressant. La nationalité soviétique ne reposait pas tant sur les droits rattachés à la citoyenneté, mais plutôt sur une religion séculière imposée comme lien artificiel d’affiliation et visant à remplacer les autres affiliations religieuses, locales, régionales ou ethniques. Cette religion séculière servait également de source de légitimité pour ce système dans lequel la citoyenneté en tant que telle ne conférait pas de droits établis.

En pratique, aucun des droits rattachés à la citoyenneté n’était protégé contre l’érosion engendrée par les mobiles politiques. Comme nous le savons, lors de l’effondrement de ce système, les affiliations religieuses et ethniques ont nettement refait surface et stimulé la dissolution des anciennes entités nationales et la création de nouvelles, lesquelles rencontrent encore des problèmes avec la définition de leur identité et de celle de leurs voisins.
 
A l’opposé, d’autres nations composées de peuples de diverses origines ethniques et nationales ont réussi à préserver une entité politique nationale unique et son évolution durable. Ce phénomène s’est manifesté dans deux types de cas, tous deux liés à la promotion de la citoyenneté en tant que concept, pratique et ensemble de droits comme affiliation fondamentale équivalente ou supérieure aux affiliations culturelles ou ethniques. Le premier cas est celui des nations qui reconnaissent la diversité ethnique et culturelle de leur peuple et respectent un code de citoyenneté qui confère des droits et possibilités équivalents à tous les individus - au niveau juridique en tout cas - d’influencer les affaires de la nation, quelles que soient leurs origines ou affiliations ethniques ou religieuses.

Le second cas est celui des nations qui considèrent la citoyenneté elle-même – et non l’appartenance ethnique – comme l’un des principaux constituants de la nation. Dans les deux cas, l’unité de la nation ne peut être maintenue que par l’intermédiaire du concept d’égalité des citoyens qui garantit les droits et devoirs individuels et constitue un droit d’entrée pour la participation, via le lobbying et/ou les urnes, aux affaires publiques, y compris les affaires relatives aux politiques, au gouvernement et à l’État.
 
Le fait que le concept de citoyenneté ait été établi au niveau des classes possédantes puis étendu graduellement au prolétariat, aux femmes, aux minorités et même aux anciens esclaves reflète l’autre aspect du processus de construction d’une nation au sein de laquelle la citoyenneté constitue une carte d’adhésion. Voilà le cœur du problème. C’est précisément sur ce point que les États arabes ont échoué.
 
Ils ont échoué dans leur mission première : la construction d’une nation. Cependant, afin de réprimer le zèle des romantiques qui idéalisent la société civile, je me dois de souligner que cet échec ne diabolise pas forcément l’État. Il n’exonère pas non plus la société. En effet, la construction d’une nation requiert que l’État se confronte aux travers de la société et qu’il surmonte les nombreux et redoutables obstacles placés en travers de son chemin par celle-ci. Les affiliations existantes à des tribus ou des clans, la suppression des individus au profit d’un groupe organique et l’attachement fanatique à une hiérarchie « naturelle » existante sont autant de maux sociaux. Non, la société n’est pas une créature innocente qui doit être choyée pendant que l’on condamne l’État.

Cependant, lorsque l’État échoue dans le processus de création d’une nation, les problèmes sociaux ne demeurent pas simplement intacts. Ils s’aggravent. Ceci pousse la société dans ses retranchements et entraîne la transformation d’affiliations naturelles en idéologies politiques auto-justifiées, voire en partis politiques. Ceux-ci peuvent à leur tour se transformer aisément en entités séparatistes à tendance nationaliste qui formulent leurs revendications dans un langage inspiré du discours de l’État.
 
Peut-on croire, alors que l’Iraq a été dirigé par un parti nationaliste pendant des décennies, qu’il nous faut prouver que l’identité d’un Iraquien en tant qu’Iraquien l’emporte sur son affiliation en tant que chiite, sunnite, Kurde ou autre ? Doit-on prouver que la majorité des Iraquiens se considère comme arabe et que ce lien culturel et politique suffit à garantir la l’unité de l’Iraq ?
 
La gauche européenne, y compris les Juifs de gauche, a prétendu, tout comme la gauche et les nationalistes arabes, que les Juifs ne constituaient pas une nation selon les normes contemporaines. (Ce qui implique selon toute vraisemblance que s’ils étaient une nation ils auraient alors le droit de prendre le contrôle de la Palestine au vu et su de tous.) Comble de l’ironie, le sionisme correspond en tout point à cette opinion puisqu’il considère, comme d’autres mouvements nationalistes européens, que l’État constitue le principal instrument de construction des nations. La construction d’une nation ne débute pas avec un argument ontologique, mais avec des actions. Ben Gourion n’a pas essayé de flatter son auditoire en chantant les louanges de la grande nation juive.

Au contraire, il a déclaré à la Knesset israélienne : « Nous ne sommes pas un peuple ». Ceci constituait selon lui un problème, puisque l’on supposait que les jeunes voudraient prendre part à la lutte et qu’ils auraient besoin de moyens pour ce faire : « et pour être en mesure de lutter, ils doivent devenir un peuple. Mais nous ne sommes pas un peuple ». (Ben Gourion lors du Comité politique du parti Mapaï, le 24 juillet 1952. Archives du Mapaï, citées dans « The Making of Israeli Militarism », Uri Ben Elyazer, p. 283.)
 
Dans la même optique, il ajoute : « J’ai été sioniste toute ma vie, et Dieu m’a préservé du désespoir quant à l’existence d’un peuple d’Israël. Même les Britanniques n’ont pas toujours été un seul et même peuple. Au commencement, il s’agissait plutôt de diverses tribus en guerre, et ce n’est qu’après des centaines d’années d’évolution qu’ils ont formé un peuple unique... Mais nous ne pouvons attendre des centaines d’années. Sans armée, nous ne deviendrons pas un peuple assez rapidement. Nous ne pouvons nous reposer sur un processus lent et aléatoire. Nous devons guider le processus historique, l’accélérer et le pousser dans la bonne direction...

Ceci requiert un cadre réglementaire pour la jeunesse, un cadre pour l’obéissance nationale... Ceci ne peut être réalisé que dans le cadre de l’armée ». (Comptes-rendus de la Knesset, 19 août 1953) L’entité à laquelle Ben Gourion s’adresse au début des années 1950 atteindra bientôt le point où l’existence du peuple n’est plus subordonnée aux fluctuations gouvernementales. Ben Gourion n’a pas essayé de formuler un argument théorique pour prouver que le peuple juif existait, il a remonté ses manches et s’est attaqué au processus conscient connu sous le nom de construction de la nation.
 
Le plus intéressant dans ce cas ne sont pas les moyens que Ben Gourion a proposés pour accélérer le processus de construction de la nation, mais plutôt le fait qu’il ait été conscient de la nécessité d’en construire une, et sa franchise lorsqu’il a déclaré qu’il n’en existait pas. Naturellement, aucun homme politique israélien ne pourrait aujourd’hui se permettre d’affirmer une telle chose. En effet, il ferait probablement l’objet de poursuites judiciaires, pour ne pas mentionner les campagnes d’intimidation acharnées. Curieusement, tout homme politique arabe qui reconnaîtrait franchement la nécessité et les tâches requises pour la construction d’une nation au sein du monde arabe serait considéré comme un idiot ou un traître.
 
Le dénigrement de la légitimité de l’État-nation arabe a certainement été fondamentalement instrumentalisé pour éviter la participation des acteurs sociaux dans un processus considéré comme une hérésie dans l’idéologie nationaliste arabe au motif qu’il contribuait à consacrer les cloisons coloniales. Le fait de n’avoir pas fait de l’arabisme et de l’identité arabe un objet d’allégeance placé au-dessus de l’État ne constitue-t-il pas un obstacle insurmontable ? L’insistance sur la légitimité prépondérante de la nation arabe au sens large comme cadre de la citoyenneté n’a-t-elle pas freiné le processus de construction de l’État ?

Le fait que les dirigeants arabes légitimés par l’indépendance se souciaient davantage du processus de construction de la supranationalité que du processus de construction de l’État et l’institutionnalisation du gouvernement démocratique à l’intérieur de leurs frontières s’est également révélé préjudiciable. De leur côté, les forces nationalistes arabes étaient toujours prêtes à fermer les yeux même face aux pratiques despotiques les plus offensantes des régimes politiques arabes tant que ceux-ci faisaient semblant de soutenir l’idée d’unité arabe.
 
Voilà pour le passé. Depuis lors, les forces nationalistes arabes comptent parmi les victimes de l’État-nation. En outre elles ont perdu, avec l’effondrement du projet nassériste, l’opportunité de mettre en place un mode d’unification bismarckien dans lequel un État central puissant devient un instrument d’unification, comme ce fut le cas en Allemagne et en Italie. Les nationalistes arabes se retrouvent donc sans autre choix que de revendiquer l’unification par l’intermédiaire d’un processus démocratique basé sur le modèle européen. Ceci constitue certainement une forme d’injustice historique.

Les Arabes partagent certainement davantage de valeurs, en termes de culture, de civilisation et d’aspirations politiques que les Européens. Cependant, le nationalisme arabe n’aura aucune chance de survie sans la démocratie, quelle que soit la place qu’il occupe dans l’esprit et le cœur des individus. Si la conception de l’identité arabe, partagée par une large majorité des individus dans les pays arabes, converge en un projet démocratique, elle pourra contribuer avec l’État au processus de construction de la nation. Ceci implique simultanément que cette majorité de personnes n’essaie pas d’obstruer l’expansion du concept de citoyenneté pour englober les minorités non-arabes et leurs droits. Ceci constitue la seule méthode possible pour réussir l’intégration des Arabes et leur éventuelle fédération.
 
Par le passé, l’arabisme était suffisamment ouvert pour inclure les peuples non-arabes devenus arabes au niveau culturel et ethnique. En effet, qui peut déterminer avec précision l’origine des familles arabes dans les grandes villes ? Ce qui compte est qu’ils soient désormais arabes. Cependant, de nos jours, des Arabes issus de différentes sectes émigrent à l’étranger et découvrent qu’ils ne sont pas arabes et que ces sectes constituent en réalité des groupements ethniques ou des nationalités isolés.

Ceci ne serait pas arrivé si une « migration interne » n’avait pas précédé la migration à l’étranger. Comment est-il possible qu’un peuple, en l’occurrence les Irakiens, puisse se disloquer suite à l’effondrement d’un régime despotique ? Cette tribu n’aurait pas pu constituer un régime politique après chaque crise si les régimes arabes avaient instauré des institutions nationales qui auraient éliminé l’esprit de clan du domaine public et garanti que la citoyenneté ou l’adhésion à la nation offraient davantage de protection aux individus que l’adhésion à une tribu.

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* Azmi Bishara, ancien membre de la Knesset, le Parlement israélien, et fondateur du parti Balad, est un intellectuel, universitaire, homme politique et écrivain palestinien. Ce texte est une traduction de l’article publié en arabe dans le journal Assabeel le 29 décembre 2013.

Du même auteur :

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Interview :

- Une source arabe : Azmi Bishara, sur la candidature de la Palestine aux Nations-Unies - 18 septembre 2011
- Recherché pour crimes contre l’état - 29 juillet 2007

30 octobre 2013 - Vous pouvez consulter cet article à :
http://azmibishara.com/Publications...
Traduction : Info-Palestine - Claire L.


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