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L’Etat des Croisés

samedi 12 avril 2008 - 07h:16

Azmi Bishara

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Les évènements des dernières années laissent supposer un changement qualitatif dans la cause palestinienne au niveau régional. Aucun analyste ou observateur ne pourrait manquer de voir la ressemblance entre le contexte régional "arabo-israélien" actuel et celui des Etats Croisés qui apparurent dans la région arabe au Moyen-âge.

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Krak sur les contreforts du Djebel Ansariyya (Syrie), libéré de l’occupation des Croisés par Az-Zâhir Rukn ad-Dîn Baybars en 1271

Israël n’a pas l’intention de conclure une paix juste avec les peuples arabes et palestiniens. Par "paix juste" j’entends l’une des solutions possibles. La première est la solution d’un seul état, dans lequel Juifs et Arabes co-existeraient dans un état laïc et démocratique qui s’intégrerait naturellement dans la région. La seconde est une solution à deux états qui garantisse le droit au retour des réfugiés palestiniens. Mais Israël opte pour une troisième voie, une voie pour laquelle les Arabes n’ont jamais poussé : c’est l’Etat Croisé.

Les traités, ententes et diverses formes de coopération sécuritaire qu’Israël maintient avec les régimes arabes ne contredisent ni ne nuisent à ce modèle. Après tout, les quatre royaumes Croisés ne pouvaient uniquement survivre grâce à la force de vaillants chevaliers et de châteaux imprenables : pendant 190 ans ils se sont protégés grâce à une combinaison de fortifications, de prouesses militaires, de pactes et traités avec les différents princes et sultans Arabes, Ayyubides et Mameluks. Ces pactes étaient possibles car les Etats Croisés pouvaient exploiter les rivalités entre les dirigeants locaux. Mais ces pactes et traités ne se sont pas transformés en situation de paix.

La population de la région n’a jamais pu accepter l’existence de ces Etats. Ils sont restés un corps étranger, culturellement et politiquement, et l’épreuve de la légitimité des dirigeants arabes et islamiques passaient par leur capacité à créer les conditions permettant de les combattre. Qu’importe qu’ils aient habilement tenté de mélanger les accords diplomatiques avec les meurtres et le génocide, les Etats Croisés ont fini par disparaître.

Il vaut la peine de mentionner que le terme de « Croisé » n’est devenu courant en Europe que plusieurs siècles plus tard, grâce aux historiens européens du XVIIème siècle. Les Arabes se sont toujours référés à eux en les nommant « franj » ou « francs », un terme qui ne véhicule aucune idée de religion ou d’hostilité contre l’orthodoxie orientale ou le catholicisme occidental.

Au cours des trois semaines qui viennent j’étudierai les options qu’Israël a rejetées et celle qu’il parait avoir adopté.

Le modèle de l’Etat Croisé est celui d’un état colonial étranger qui s’impose par la force et qui survit par l’épée, par des trêves temporaires et des traités, et par l’exploitation des discordes entre ses voisins. Cet Etat ne cherche pas à se légitimer par quelque référence à son environnement, et par conséquent il est destiné rester impossible à accepter.

Ailleurs, le colonialisme et la libération des peuples sous occupation n’ont été jamais traités come autre chose qu’un problème dont la solution réside dans la fin de la colonisation. Mais quand cela se produit en Palestine, n’importe quel accord est perçu comme un projet pour résoudre un dilemme insurmontable, le dilemme étant la cause palestinienne. Il y a une raison à cela. Faire en sorte que le cas palestinien se distingue de toutes les autres causes de libération nationale, noyant le tout avec des questions comme les contestations de frontières, la discrimination religieuse et la question juive.

Cette complexité artificielle est ce qui a fait que la Palestine a été exclue du processus de la décolonisation. Mais c’est également devenu un obstacle à une solution durable : la complexité même qui actuellement est employée pour repousser toute solution viable conduira par la suite les Arabes à rejeter une fois pour toutes la possibilité de légitimiser Israël et à opter pour l’idée d’un conflit permanent.

La culture anti-colonialiste s’est fondée sur les prémisses que c’était le devoir d’un peuple sous occupation de résister et de persister dans sa résistance jusqu’à ce que la puissance coloniale ne puisse plus supporter les coûts de l’occupation. Quand cette culture prévalait il était impossible de considérer la libération de la Palestine comme pays arabe en dehors du contexte d’une équation qui pouvait se résumer au colonialisme contre le nationalisme arabe. La tâche de se libérer a été vécue comme une mission tombée sur les épaules pas seulement des Palestiniens mais de tous les peuples arabes. C’était leur devoir de résister à l’occupation étrangère de n’importe quel lieu de la nation arabe.

Dans une telle perspective la bataille pour la Palestine était plus que simplement celle d’une autre cause arabe, ou même d’une partie de la cause arabe à plus grande échelle. Elle est devenue le symbole de cette cause, résumant tous les problèmes du nationalisme arabe : le cloisonnement, la dépendance, la domination étrangère, le manque de cohésion inter-arabe, la légitimité des régimes arabes etc... Les Arabes ont sympathisé avec les Palestiniens à un niveau humanitaire et ont manifesté leur solidarité avec eux mais la question de la solidarité n’a pas été posée au niveau politique. La bataille était pourtant une seule bataille et la même pour tous.

La bataille contre le sionisme et Israël est devenue le souci par excellence du monde arabe. L’extraire de son contexte arabe, c’est lui permettre d’être réduit à un conflit palestino-israélien, à une petite querelle de frontière dont la solution sera déterminée par l’équilibre des forces actuelles entre les deux camps, après que les Arabes aient été retirés de l’équation.

Après la guerre de 1967 — ce qui revient à dire après la défaite de la tendance nationaliste arabe qui tenait le pouvoir dans les pays arabes de la ligne du front — cette tendance prise par les événements a commencé à s’affirmer.

A l’intérieur de la direction de l’OLP [Organisation de Libération de la Palestine] une classe socio-politique a surgi, mettant de plus en plus fortement l’accent sur l’objectif de la réalisation d’un Etat et sur sa propre transformation en un autre régime arabe. Avec le recul du nationalisme arabe à la suite de la guerre [de 1967], particulièrement en Egypte, ce désir pouvait coïncider avec les souhaits d’une partie significative des pouvoirs arabes officiels.

Le régime égyptien, qui dans sa phase nationaliste arabe avait été le principal parrain de la naissance de la formule de l’OLP, a alors décidé de distendre ses liens avec le monde arabe en ce qui concerne le conflit avec Israël en faveur de la poursuite d’un règlement politique. La paix séparée entre l’Egypte et Israël faisait partie d’un marché global qui incluait la restructuration économique et une alliance avec les Etats-Unis.

La rupture de l’Egypte avec les Arabes a commencé par son désengagement de la cause palestinienne. Lorsqu’au sommet de Rabat, l’Egypte a déclaré son soutien à l’OLP (en s’opposant à la Jordanie) comme « représentant légitime et unique du peuple palestinien » et, plus tard, « à l’indépendance de décision pour le peuple Palestinien » (en s’opposant à la Syrie), elle était en fait occupée à se distancier du conflit israélo-arabe. L’Egypte procédait en déplaçant les prémisses, transformant la cause de la Palestine en cause des Palestiniens.

Cette tendance a coïncidé avec les aspirations d’une nouvelle classe dans la direction de l’OLP. Un exemple concret peut être trouvé dans l’insistance de Yasser Arafat de disposer d’équipes de négociation séparées entre Palestiniens et Jordaniens à Washington. Quel était alors le résultat ? Un traité de paix jordano-israélien d’un côté et un processus de paix confus et qui patauge de l’autre, déséquilibré sur tous les plans, entre Israël et la direction de l’OLP, un processus qui demeure bloqué plus de quinze ans après le traité jordano-israélien.

Ces développements aident à comprendre pourquoi le pouvoir arabe officiel considère maintenant le siège contre les Palestiniens et le brutal bombardement par les Israéliens d’une société emprisonnée dans Gaza comme un problème palestinien, et pourquoi ce pouvoir est divisé entre ceux qui sont solidaires avec les Palestiniens et ceux qui les accusent de s’exposer à la colère d’Israël. Cette prise de position impopulaire est tellement nécessaire que les sentiments patriotiques en Egypte, qui obéissaient à une inclination normale de se tenir du côté des Palestiniens contre Israël, ont été détournés vers la crainte « d’une invasion palestinienne ».

La décision d’abandonner la cause palestinienne est le résultat d’une convergence entre deux types de perceptions ou d’attitudes. La première est que les régimes arabes considèrent que cet abandon est dans leurs propres intérêts, et dans l’intérêt de leurs pays, afin de prendre leurs distances de n’importe quel concept d’entité politique arabe basé sur un ensemble d’intérêts communs dans les domaines de la sécurité nationale de la politique, de l’économie et de la stratégie. La seconde est qu’ils croient qu’il est également dans leurs intérêts que la direction du mouvement national palestinien devienne un autre régime arabe selon leur modèle.

Les régimes arabes ont fait bon accueil à la mutation de l’OLP en une Autorité palestinienne parce que cela répondait à leur besoin de remettre « la cause » à un régime proprement palestinien qui prétendait « être seul représentant » du peuple palestinien et exprimer leur « indépendance de décision ».

La Palestine a été ainsi transformée d’une terre arabe occupée en entité qui pourrait marchander avec Israël les frontières d’un état palestinien hypothétique. « La cause palestinienne » a été transformée non seulement en cause des Palestiniens, mais aussi réduite à la cause des Palestiniens qui vivent en Cisjordanie et dans Gaza. La lutte pour la libération et l’unité arabes a été détournée pour créer une autre entité politique arabe. Le conflit avec le sionisme, et ses implications pour la région a été réduit à un conflit de frontière.

Au lieu d’un combat pour la libération nous avons obtenu une recherche de solutions qui a conduit à un processus de négociation entre occupant et occupé conçu pour écarter de la discussion ce qui devrait avoir été le seul sujet sur la table, à savoir la fin de l’occupation. Les négociations s’engluent dans un processus politique dans lequel les solutions et les remèdes sont taillés en fonction de l’équilibre des forces aujourd’hui et à un moment où la direction politique du peuple sous occupation subit un chantage selon lequel cette direction doit rester acceptable pour la communauté internationale.

Dans ce contexte, la rhétorique politique et médiatique dans le monde arabe a régressé jusqu’à utiliser des expressions telles que « légitimité internationale » et « communauté internationale ». Il s’agit hélas de mondes hypothétiques et éloignés du monde réel qui a été abandonné : celui du combat arabe et palestinien pour la libération contre Israël, le sionisme et le colonialisme occidental.

La communauté internationale est un être mythique. C’est une expression inventée particulièrement à des fins de persuasion ; dans la pratique cette expression signifie une pour les puissances internationales, une balance qui est fortement inclinée en faveur des Etats-Unis.

La solution négociée à deux états, ou les deux états qui sont supposés résulter des négociations, est un produit de la recherche actuelle de solutions à un dilemme « insurmontable ». L’ironie est que le contexte même qui a conduit le pouvoir officiel arabe et l’OLP à accepter la notion d’une solution à deux états qui, par définition, compromet le droit au retour des Palestiniens, est le même contexte que celui qui a conduit le pouvoir arabe à accepter l’équilibre des forces et à lier son sort à la stratégie américaine. C’est ce qui a permis à Israël de vider la solution même de deux état de toute substance, refusant de se retirer de Jérusalem occupé, de revenir aux frontières 1967, et maintenant ses colonies en Cisjordanie.

La solution de deux états, vidée de contenu, est la seule solution que les négociations peuvent produire dans les circonstances présentes ; à ce stade les « deux côtés » n’étudieront jamais une solution à un seul état, la mettant encore moins sur la table des négociations. Rejeter la solution de deux états revient à rejeter, pour le moment, la seule solution qui pourrait servir de base à la coexistence pacifique dans le monde arabe.

Ce n’est pas tout à fait une solution, mais elle serait accepté à l’unanimité par les Arabes si elle satisfaisait à leurs demandes minimales, c’est-à-dire la restitution de Jérusalem, le retour d’Israël aux frontières de 1967 et la reconnaissance du droit des Palestinien de rentrer chez eux. Pourtant Israël a déjà rejeté cette option et son but aujourd’hui est de placer une telle solution complètement hors de portée à l’avenir.

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Azmi Bishara

Du même auteur :

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23 Mars 2008 - IMEMC - Vous pouvez consulter cet article à :
http://imemc.org/article/53644
[Traduction de l’anglais : Info-Palestine.net]


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