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Pourquoi qualifier les Frères musulmans d’« organisation terroriste » ?

mercredi 15 janvier 2014 - 06h:49

Dr Azmi Bishara

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En qualifiant les Frères musulmans d’« organisation terroriste », le gouvernement provisoire égyptien a étouffé dans l’œuf les solutions politiques qui auraient pu mettre un terme aux profondes divergences qui divisent la scène politique du pays.

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Un Égyptien, partisan des Frères musulmans, embrasse lors d’un rassemblement un portrait du président égyptien Mohamed Morsi, victime quelues jours auparavant d’un putsch militaire - Le Caire, le 11 juillet 2013 - Photo : AFP/Marwan Naamani

Cette décision a été prise deux jours après un attentat à la bombe prenant pour cible les services de police de Mansoura dans le gouvernorat de Dakhleya, causant des dizaines de morts et de blessés parmi les policiers.

Le groupe salafiste Ansar Bayt al-Maqdis, présent dans bon nombre de villes et villages du nord du Sinaï où il bénéficie de l’adhésion populaire, a revendiqué la responsabilité de cet attentat dans un communiqué publié en ligne et repris par certains médias. Le groupe a déclaré qu’il s’agissait d’une vengeance contre « le système au pouvoir qui renie la charia islamique ». Il est la cible de l’armée égyptienne et des services de sécurité au Sinaï, et a commandité la tentative d’assassinat du ministre de l’Intérieur égyptien, Mohamed Ibrahim, le 5 septembre.

Bien que le groupe Ansar Bayt al-Maqdis, qui est en conflit idéologique avec les Frères musulmans et avait qualifié le président Mohamed Morsi de « mécréant », ait endossé la responsabilité de l’attentat de Mansoura, le gouvernement provisoire a tiré profit de l’incident et franchi une étape radicale qui comporte des implications dangereuses : il a imputé la responsabilité de l’attentat aux Frères musulmans, fournissant ainsi l’excuse nécessaire pour les qualifier de « terroristes ». L’intention du gouvernement est d’éliminer et d’exclure les Frères musulmans de la scène politique égyptienne.

Contexte de la prise de décision

Le vice-premier ministre nommé suite au coup d’État a annoncé cette décision avec enthousiasme le 25 décembre, précisant que les Frères musulmans étaient bannis par le gouvernement égyptien « sur le plan local comme international ». La volonté d’évincer ce mouvement existe depuis longtemps. L’attentat à la bombe de Mansoura constitue le prétexte et l’opportunité de mettre la menace à exécution.

Suite à l’attentat du 24 décembre, les médias égyptiens et arabes ont délibérément utilisé une fausse version du communiqué publié par Ansar Bayt al-Maqdis, dans lequel l’attaque est qualifiée de « réponse à la violence qui sévit en Égypte à l’encontre des membres des Frères musulmans ». Cependant, le communiqué original ne fait pas mention des Frères musulmans. Il se contente d’accuser les membres du gouvernement d’être des infidèles qui s’attaquent à l’Islam et versent le sang des musulmans.

Cette éviction est la dernière d’une série de mesures prises à l’encontre de l’opposition - dont les Frères musulmans sont des membres particulièrement turbulents - par le gouvernement institué par l’armée, outre l’adoption de plusieurs lois visant à restreindre des libertés générales. Suite au massacre de la place Rabaa al-Adawiya, considéré comme l’une des répressions de manifestation pacifique les plus violentes et sanglantes de l’histoire contemporaine, un certain nombre de mesures administratives et de sécurité ont été prises afin d’éliminer les opposants au coup d’État, à commencer par la décision du tribunal administratif de dissoudre les Frères musulmans et de saisir leurs fonds, transférés ou non, en septembre dernier. Le tribunal a en outre émis un certain nombre de décisions à l’encontre des étudiants, mineurs, activistes et mouvements politiques à l’origine de la « révolution du 25 janvier », comme par exemple le « mouvement de la jeunesse du 6 avril ».

Les juges ayant condamné les politiques appliquées par le gouvernement militaire ont même été poursuivis en justice et préparent actuellement leurs procès. Les médias égyptiens ayant pris position contre la révolution et d’autres médias du monde arabe ont non seulement contribué à imprégner l’atmosphère de leur discours néo-fasciste à l’encontre des islamistes, mais ils ont aussi qualifié les opposants au gouvernement militaire d’alliés des terroristes, c’est-à-dire des Frères musulmans, suite à l’adoption de la loi de réglementation des manifestations en novembre. Leur cible principale était la jeunesse, puisque celle-ci a joué un rôle dans la chute du régime du président Moubarak.

Cette atmosphère d’exclusion et de reniement des principes démocratiques a pris une telle ampleur que des hauts fonctionnaires de police de tout le pays ont pris un malin plaisir à annoncer l’arrestation de dirigeants et membres locaux des Frères musulmans, espérant sans doute obtenir l’approbation du gouvernement.

Guidés par les forces de sécurité, les médias n’ont cessé de dépeindre les protestations contre le coup d’État et le gouvernement provisoire comme « une lutte entre le peuple et les Frères musulmans », comme si les réfractaires à la tyrannie protestaient contre la volonté populaire. Les chaînes de télévision égyptiennes sont désormais peuplées d’appels à déchoir de leur citoyenneté des personnes accusées de conspirer contre l’État avec des étrangers. Ces appels revêtent désormais un caractère officiel et sont utilisés par le gouvernement et son système judiciaire corrompu pour emprisonner des membres de l’opposition accusés de haute trahison.

La désignation des Frères musulmans comme groupe terroriste n’est pas surprenante de la part d’un gouvernement tyrannique dirigé par des militaires. Ce gouvernement est composé d’un mélange de membres de l’ancien Parti national et de l’opposition traditionnelle qui peuvent être considérés comme relevant de l’ancien régime. Ceci inclut les forces nationalistes, islamistes et de gauche qui ont été prises au dépourvu par la « révolution du 25 janvier » et n’ont jamais été convaincues par ses principes démocratiques. Le gouvernement actuel tire sa légitimité de son hostilité envers les islamistes et s’est efforcé de faire reconnaître l’affiliation aux Frères musulmans comme un crime, puisque lui seul détermine qui sont les « partisans des Frères musulmans ». En réalité, le gouvernement travaille à la suppression systématique des accomplissements de la « révolution du 25 janvier », y compris, entre autres, le rôle joué par les jeunes activistes du « mouvement de la jeunesse du 6 avril ».

De l’urgence au terrorisme : rétablissement de l’influence des services de sécurité

Selon le Journal officiel égyptien, le gouvernement a qualifié les Frères musulmans de « groupe et d’organisation terroristes en vertu de l’article 86 du Code pénal ». Ceci signifie que la loi anti-terroriste sera appliquée au plus grand parti politique du pays qui a remporté 40 % des sièges du Parlement dissous et plus d’un quart des voix lors du premier tour des élections présidentielles en mai 2012.
Le premier article de cette loi comporte une phrase très générale et ambiguë : « les sanctions prescrites par la loi pour le crime de terrorisme seront appliquées à toute personne impliquée dans les activités des Frères musulmans ou dans la promotion verbale, écrite ou toute autre forme de promotion du groupe ainsi que dans le financement de ses activités ».

Par conséquent, des millions d’Égyptiens opposés aux politiques répressives et poursuites judiciaires visant les membres du mouvement, voire même les partisans de la réconciliation avec le groupe, pourront être poursuivis en justice en application de cette législation draconienne. Ceci ne signifie pas que le gouvernement s’apprête à emprisonner et à sanctionner l’ensemble des membres des Frères musulmans, cependant il s’est doté d’une arme redoutable pour intimider ses opposants politiques qui peuvent facilement être qualifiés de « partisans des Frères musulmans » et soumis à la loi anti-terroriste. De tels mouvements néo-fascistes n’ont pas leur place dans une véritable démocratie. Les lois anti-terroristes n’ont pas été conçues pour permettre l’élimination de partis politiques dans quelque pays que ce soit, sans mentionner le fait que le parti en question bénéficie d’un large soutien social et politique.

Afin de mieux cerner les véritables implications de cette loi, nous pouvons nous remémorer les graves violations commises suite à l’adoption de lois anti-terroristes dans le monde après le 11 septembre et l’expansion de ce que l’on a appelé la guerre contre le terrorisme. Il est désormais possible d’arrêter des citoyens soupçonnés d’être des terroristes et de les détenir jusqu’à preuve du contraire. L’article 86 du Code pénal égyptien est issu de l’idéologie de cette période, des néo-conservateurs et de leur lutte contre le terrorisme.

Le danger de cette loi provient de son « caractère exceptionnel », puisqu’elle va à l’encontre du principe judiciaire classique qui veut que l’accusé soit considéré comme innocent tant que la preuve de sa culpabilité n’a pas été établie. Et elle est d’autant plus dangereuse en Égypte compte tenu de la capacité et de la volonté du gouvernement autocratique de placer en détention n’importe quel citoyen égyptien jusqu’à obtenir la preuve qu’il ne s’agit pas d’un partisan des Frères musulmans. Cette loi représente par conséquent une menace non seulement pour les membres des Frères musulmans et leurs partisans mais aussi pour des millions d’Égyptiens qui pourraient un jour tenter de protester contre le gouvernement militaire. Ils pourraient être soumis à une procédure judiciaire exceptionnelle au nom de la lutte contre le terrorisme.

L’un des principaux accomplissements de la « révolution du 25 janvier » est la restriction de la loi sur l’état d’urgence qui a régi le pays pendant plus de 30 ans au cours desquels des milliers de procès militaires ont été légitimés sous le gouvernement du président Moubarak. Pendant plus d’un mois, la révolution a rendu impossible la prolongation de l’état d’urgence sans l’accord de la majorité des membres de l’Assemblée du Peuple.

Cependant, le gouvernement militaire s’est attaché à supprimer cette avancée en adoptant deux nouvelles lois, à savoir la loi de réglementation des manifestations, qui a été approuvée par le président intérimaire Adly Mansour en novembre, et l’adoption de la loi anti-terroriste à caractère exceptionnel qui qualifie les Frères musulmans de groupe terroriste. Ceci donne au gouvernement actuel tous les pouvoirs pour arrêter les membres de l’opposition et leur intenter des procès militaires.

Il semble par conséquent que ces nouvelles lois visent non seulement à éliminer les Frères musulmans et leurs alliés mais aussi à réorganiser l’état d’urgence et permettre au gouvernement sécuritaire d’éliminer toute résistance à la dictature et de rétablir le système de sécurité en place avant la révolution.

Prévisions pour l’avenir

L’éviction des Frères musulmans constitue à la fois une régression quant aux principes de dialogue et de démocratie mais également un coup direct porté au plan d’action annoncé par le ministre de la Défense Abdel Fatah Khalil Al-Sissi suite à l’éviction du président Mohamed Morsi, et censé permettre de résoudre la crise politique qui sévit dans le pays. Même si certains estiment que les mesures imposées par le gouvernement actuel visent à forcer les Frères musulmans à accepter un système politique qui légitime le coup d’État et le nouveau système politique qui en résulte, il est désormais clair que les tendances dictatoriales du gouvernement militaire se renforcent. Il souhaite exclure toute forme d’opposition et affiche une étrange détermination à agir de son propre chef en dépit des protestations continues et de la condamnation de ses violations des droits de l’Homme par la communauté internationale.

Enfin, cette décision du gouvernement semble avoir mis un terme aux efforts accomplis depuis une vingtaine d’années dans les milieux arabes pour réconcilier les tendances islamiques et laïques. En outre, elle poussera certainement bon nombre d’islamistes égyptiens vers la clandestinité, voire, pour certains, vers l’extrémisme et l’usage de la violence, puisqu’ils auront été privés de tout moyen pacifique d’expression. Puisque le prix de l’activisme pacifique se traduit désormais par la mort ou de longues peines d’emprisonnement, l’État, qui a qualifié bon nombre de ses citoyens de terroristes, est en réalité en train de les pousser à le devenir avec cette étrange prophétie.

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* Azmi Bishara, ancien membre de la Knesset, le Parlement israélien, et fondateur du parti Balad, est un intellectuel, universitaire, homme politique et écrivain palestinien. Ce texte est une traduction de l’article publié en arabe dans le journal Assabeel le 29 décembre 2013.

Du même auteur :

- L’histoire ne sera pas tendre pour le régime syrien... - 23 août 2012
- « Le projet des élites dirigeantes arabes est de se maintenir au pouvoir » - 29 janvier 2011
- Nous voulons vivre - 18 mai 2010
- Élections sous état de siège - 1er novembre 2009
- Iran : une autre lecture - 7 juillet 2009
- Quel avenir pour la pensée nationale arabe ? - 7 juin 2008
- Annapolis : Madrid redux - 3 décembre 2007
- L’Etat des Croisés - 12 avril 2008
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Interview :

- Une source arabe : Azmi Bishara, sur la candidature de la Palestine aux Nations-Unies - 18 septembre 2011
- Recherché pour crimes contre l’état (interview) - 29 juillet 2007

31 décembre 2013 - MEM - Vous pouvez consulter cet article à :
https://www.middleeastmonitor.com/a...
Traduction : Info-Palestine.eu - Claire L.


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