Tony Blair n’est pas l’unique coupable de la destruction de l’Irak
lundi 11 juillet 2016 - 06h:56
Patrick Cockburn
Tony Blair n’est pas le seul coupable du chaos et des massacres engendrés par la guerre en Irak.
- Un agent de la circulation, gravement blessé dans un attentat à la bombe, est traité à l’hôpital à Bagdad - Photo : Atef Hassan/Reuters
La dénonciation de Tony Blair en tant que responsable du mauvais rôle joué par la Grande-Bretagne dans la guerre en Irak domine souvent les discussions sur ce qui s’est passé là-bas, et beaucoup de gens vont se tourner vers l’enquête Chilcot pour y trouver de nouvelles preuves de sa culpabilité. Mais la diabolisation de M. Blair est excessive et simpliste ; elle détourne l’attention de ce qui s’est réellement passé en Irak et empêche de réfléchir à la manière dont de telles erreurs peuvent être évitées à l’avenir.
Il se peut qu’il ait imprudemment suivi les États-Unis dans le bourbier irakien, mais le fait est que la politique du gouvernement britannique depuis 1941 est de se positionner comme l’allié le plus fidèle et le plus efficace de l’Amérique dans la paix comme dans la guerre.
Il y a eu de notables exceptions à cette règle, comme la crise de Suez et la guerre du Vietnam, mais au cours des 70 dernières années, le Royaume-Uni a généralement cherché à influencer la politique américaine dans sa formulation, avant de la soutenir sans équivoque une fois adoptée.
Cela peut à l’occasion se révéler humiliant et en contradiction avec l’image d’indépendance robuste que la Grande Bretagne veut donner d’elle-même, mais ce n’est pas aussi stupide que ça en a l’air du point de vue de l’État britannique.
En décidant de suivre les États-Unis dans la guerre en Irak, M. Blair a fait comme ses prédécesseurs et ses successeurs, à la différence près qu’il avait de meilleures relations avec la Maison Blanche.
De nombreux politiciens, diplomates, universitaires et journalistes britanniques ont par la suite affirmé qu’ils étaient convaincus à l’époque que l’invasion finirait mal, mais ils ont été remarquablement discrets sur leurs pressentiments, et la sagesse de la plupart d’entre eux est rétrospective. Aucune opposition britannique n’aurait d’ailleurs pu empêcher l’opération américaine en Irak.
J’étais à Washington dans les premiers mois de 2003, où je travaillais pour un groupe de réflexion et il était clair que l’invasion allait avoir lieu quoique dise ou fasse Londres. Dans l’hystérie patriotique qui a suivi le 11 septembre, il était difficile à quiconque en Amérique de s’opposer à la guerre et ceux qui ont exprimé des doutes à l’époque - un expert académique m’a dit que ce serait un désastre aussi grand pour les États-Unis que la crise de Suez pour la Grande-Bretagne – se sont bien gardés de les exprimer publiquement.
L’administration Bush souffrait d’une combinaison mortelle d’orgueil, de préjugés idéologiques et d’ignorance, et il était impossible de les avertir de la multitude de dangers auxquels ils seraient confrontés en Irak ; et même s’ils avaient été plus ouverts d’esprit, ils n’auraient pas écouté car ils avaient le sentiment qu’on leur avait fait les mêmes mises en garde avant la guerre en Afghanistan en 2001, et que, pourtant, ils avaient, avec leurs alliés locaux, vaincu les talibans facilement et à peu de frais. Le caractère temporaire de cette victoire n’était pas encore apparent.
La plus grande et la plus funeste erreur des Américains et des Britanniques pendant la guerre en Irak, qui a finalement voué l’entreprise tout entière à l’échec, est d’avoir sous-estimé la réaction des Irakiens et des pays voisins de l’Irak à l’invasion et à l’occupation.
Peu de temps avant mon départ de Washington, début 2003, un journaliste américain réputé m’a fait part des plans américains pour gérer l’après-guerre en Irak, et je lui ai dit que je ne croyais pas que les Irakiens les accepteraient. « On se fiche de ce que pensent les Irakiens ! », a-t-il répondu. « On s’en fiche ! » Voilà ce que pensaient ceux qui dirigeaient la guerre, et l’excès de confiance dont ils ont fait preuve, plus tard, au cours des premiers mois désastreux de l’occupation, provenait aussi de l’effondrement rapide de l’armée irakienne qui semblait indiquer que les Irakiens n’étaient pas disposés à résister à la présence étrangère (en réalité, ils n’étaient pas prêts à se battre pour Saddam Hussein).
Les occupants ont oublié une vérité ancestrale, à savoir que « l’ennemi a aussi son mot à dire [dans ce qui se passe] ». Aujourd’hui, les responsables britanniques se disent que tout se serait bien passé si les États-Unis et la Grande-Bretagne avaient eu un meilleur plan pour gérer l’Irak après l’invasion ou assez de troupes pour protéger ses frontières contre l’infiltration étrangère, mais ce ne sont que des vœux pieux rétrospectifs et rien de tout cela n’aurait fait la moindre différence sur le long terme.
L’invasion et l’occupation de l’Irak sont souvent considérées, à tort, comme un seul événement, alors qu’en fait il s’agit de deux choses différentes. L’invasion aurait pu réussir si elle avait été une brève incursion pour se débarrasser de Saddam Hussein que la plupart des Irakiens haïssaient ou considéraient comme néfaste pour le pays.
Mais l’invasion a été suivie d’une occupation qui a vu les puissances qui avaient envahi le pays se saisir de toutes les manettes du pouvoir pour gouverner directement ou par l’intermédiaire d’hommes de paille irakiens. Ces puissances ne voulaient pas que le vide politique créé par la chute de Saddam Hussein soit rempli par l’Iran ou par les partis religieux chiites irakiens, mais elles ne se sont pas rendu compte qu’aucun Irakien n’accepterait l’occupation – même si les sunnites et les chiites avaient des raisons différentes de la refuser- sauf les Kurdes qui, eux, n’étaient pas occupés.
Les États-Unis et la Grande-Bretagne ont également sous-estimé la révolution politique, économique et sociale suscitée par le renversement de Saddam du fait que la majorité chiite de la population prenait le relais des sunnites en tant que communauté dominante.
Les occupants se retrouvèrent bientôt en train de présider ou de participer à une guerre sectaire d’une sauvagerie extraordinaire. Le fait qu’aucun des voisins de l’Irak ne voulait d’une armée de terre occidentale installée à leurs portes a rendu la situation encore plus dangereuse pour les Américains et les Britanniques. Les dirigeants iraniens et syriens entendaient les faucons états-uniens se vanter que le changement de régime à Bagdad n’était qu’un apéritif avant de s’attaquer à Damas et Téhéran, et du coup évidemment la Syrie et l’Iran étaient prêts à soutenir tous ceux qui voulaient se battre contre les États-Unis et les tenir occupés en Irak.
Qu’est-ce que l’Angleterre aurait pu dû faire dans ces circonstances ? Quelles erreurs a-t-elle commises par elle-même ? Auraient-elles pu être évitées et y avait-il moyen de faire autrement ? Même si la Grande-Bretagne avait l’habitude de soutenir les États-Unis, il était imprudent de donner un chèque en blanc à une administration de Washington si encline à surestimer sa propre force et à sous-estimer celle des autres.
Il était clair que l’invasion allait permettre de se débarrasser de Saddam, mais il aurait dû être tout aussi clair que l’engagement américain et britannique n’aurait pas de fin parce que le changement de régime provoquerait forcément des conflits régionaux sectaires qui déstabiliseraient définitivement l’Irak.
Une si longue guerre ne pouvait être menée avec succès par des puissances dont l’opinion publique était si divisée. Et quand on y repense, on a du mal à comprendre que les Britanniques et les Américains n’aient pas jugé nécessaire de connaître mieux le pays qu’ils allaient envahir et occuper.
Le secrétaire à la Justice et candidat à la direction du Parti conservateur, Michael Gove, a été beaucoup critiqué durant la campagne du Brexit pour son mépris des experts, mais il ne faisait que se conformer à l’attitude encouragée depuis presque 20 ans par M. Blair et M. Cameron.
Le contraire de l’expert est l’amateur et, malgré tous les talents de communicants de ces deux premiers ministres, il y a toujours eu de forts relents d’amateurisme dans leurs réactions aux événements d’Irak, de Libye et de Syrie, sans parler des autres guerres et insurrections qui ont éclaté au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
C’est une approche qui a diminué l’efficacité militaire et diplomatique de la Grande-Bretagne. Le Foreign Office ne considérait plus que la connaissance et l’expérience de certains pays étaient des éléments essentiels pour faire un bon diplomate.
Un ancien diplomate qui parle arabe et persan raconte que sa promotion a été retardée parce qu’il a été jugé trop spécialisé. Les généraux de l’armée britannique en Irak et en Afghanistan entraient et sortaient si rapidement des zones de guerre qu’ils n’avaient pas le temps de prendre la mesure de ce qui se passait sur le terrain. Les ministres britanniques semblaient généralement mal informés des principales caractéristiques du paysage politique et militaire dans lequel ils envoyaient leurs soldats combattre.
L’expérience meurtrière de la guerre en Irak aurait dû être un enseignement, d’ailleurs l’armée américaine est parvenue à comprendre le terreau humain dans lequel elle évoluait. Mais les Britanniques semblaient incapables d’apprendre de leurs erreurs sur le terrain en refusant tout simplement de les voir. Les enquêtes n’ont porté que sur le fait d’avoir justifié la guerre à l’aide de faux renseignements.
L’armée britannique et les Américains étaient visiblement mal préparés aux tactiques utilisées par les mouvements nationalistes irakiens et les clones d’Al-Qaïda qui allaient de l’utilisation massive des attentats-suicide aux engins explosifs improvisés (EEI) en passant par des armes régulières d’infanterie.
Les attentats-suicide ont bientôt conduit les ambassades étrangères à se réfugier dans la zone verte où elles se sont coupées de ce que ressentait et vivait le reste de l’Irak aussi sûrement que si elles s’étaient trouvées sur un vaisseau spatial planant au-dessus de la ville. Quelque soit le niveau d’échec, personne ne semblait perdre son emploi.
Les services de sécurité étaient peut-être mieux informés, mais si c’était le cas, cela ne s’est pas vu. La dernière déroute n’a pas attiré l’attention, ni soulevé de critiques. « Nous avons reçu une bonne leçon », a écrit Rudyard Kipling à propos de l’expérience britannique dans la guerre des Boers, « Mais cela ne nous servira à rien. » L’Irak aussi nous a donné une bonne leçon, mais nous n’en avons rien tiré non plus.
* Patrick Cockburn est l’auteur de Muqtada : Muqtada Al-Sadr, the Shia Revival, and the Struggle for Iraq
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