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Il ne s’agit pas seulement de peur, Bibi, il s’agit de désespoir

vendredi 28 décembre 2012 - 06h:47

Nomika Zion

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Le témoignage qui suit a été écrit pendant les bombardements israéliens de la bande de Gaza fin novembre par Nomika Zion, membre de Migvan, un kibboutz urbain à Sderot, la ville israélienne qui se trouve à 1 km et demi de la bande de Gaza et qui a été une cible principale pour les roquettes lancées depuis Gaza depuis le début de la deuxième Intifada en 2000. En 2008, cinquante roquettes par jour frappaient Sderot et fin décembre 2008 Israël lançait l’opération Plomb durci, trois semaines de conflit armé à Gaza.

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Enfants israéliens dormant dans un abri près de la frontière avec Gaza pendant des attaques de roquettes après l’assassinat ciblé du chef militaire du Hamas Ahmed al-Jabari, le 14 novembre 2012.

Sderot, 22 novembre 2012 - Ce n’était pas ma guerre, Bibi (1), pas plus que la maudite guerre précédente : pas en mon nom, et pas pour les besoins de ma sécurité. Et pas davantage : les assassinats prétentieux et théâtralement mis en scène du chef militaire du Hamas, Ahmed al-Jabari, en novembre, ni celui du dirigeant du Hamas Abdel Aziz Rantisi en 2004, ni celui d’Al-Kaysi, et Shahada et Ayache – méchants comme ils l’étaient – ceux-là n’ont été commis ni en mon nom ni pour ma sécurité. Pas plus que la litanie des opérations militaires israéliennes, emballées dans un langage décent afin d’atténuer les abîmes de leur destructivité : ni l’opération Arc-en-Ciel (2004), ni Première Pluie (2005), ni Hiver Chaud (2008) ou Pluie d’Ete (2006) ou Plomb Durci ( 2009) ou la dernière, Pilier de Défense.

Jamais je n’ai ressenti la moindre sécurité ni paix quand nos avions passaient dans le ciel de Sderot la nuit en route pour Gaza afin "d’écraser la tête du serpent" ou de cibler l’un ou l’autre chef, jeune ou vieux - ou le premier venu qui se serait trouvé par malchance sur leur chemin.

Je ne me suis pas sentie plus en sécurité quand 200 maisons ont été rasées par une froide nuit d’hiver en 2004, faisant deux mille réfugiés sans abri ; ni quand la centrale électrique de Gaza a été bombardée, laissant un demi-million de personnes sans courant.

Je n’ai pas eu un sentiment de tranquillité quand les bulldozers ont rasé des maisons, saccagé des champs, des vergers et des coopératives avicoles ; quand les chars ont tiré sans interruption, quand les bangs supersoniques se sont succédé, faisant trembler les vitres et semant la terreur. Ni depuis le blocus imposé à Gaza, ni quand les autorités ont essayé de présenter des calculs scientifiques du nombre de calories dont les Gazaouis ont besoin juste pour survivre. Et certainement pas avec « la mère de toutes les opérations », Plomb Durci, quand une escadrille d’hélicoptères a tué 89 jeunes gens d’une académie de police. (Comment se sent-on, en l’espace de trois minutes et cinq missiles, d’anéantir 89 jeunes hommes ?). Ni quand des dizaines de milliers de maisons furent détruites, les infrastructures écrasées et les corps alignés, rangée après rangée, des enfants sans noms, des jeunes sans visages, des citoyens sans identité. Il existe mille et une manières de supprimer la violence par des moyens violents, mais jamais aucun n’a réussi à l’éradiquer.

Alors, voyons, qu’avons-nous gagné en retour ? Encore plus de roquettes Qassam, plus de destructions, plus de terreur, plus de peur, plus de sang, plus de haine, plus de désir de revanche, plus de foi perdue. Tout compris.

Chaque fois, c’est plus profond ; chaque fois, c’est moins réversible. Chaque citoyen de Sderot sait que quand il entend les avions en route pour Gaza, il peut se préparer au prochain tir de roquettes. Tout résident de Sderot sait que quand nous sommes partis pour la prochaine opération militaire, Sderot sera complètement sous l’emprise d’un état d’urgence. Seulement cette fois-ci c’est devenu une manie d’ampleur nationale.

Il est difficile d’expliquer aux gens qui ne vivent pas ici ce que signifie l’escalade pour les gens de Sderot et de la région, ce que cela veut dire de vivre constamment dans une zone de guerre. Il est plus facile d’endurer trois semaines de guerre que de survivre à un conflit interminable. C’est la continuité, les années qui passent, l’expérience accumulée, les anxiétés qui refont surface, le traumatisme sans vécu post-traumatique.

C’est la « musique de la guerre » qui orchestre nos vies quand les avions, les hélicoptères, les bombes et les missiles nous écorchent l’âme et les oreilles. C’est la musique de la guerre qui vous poursuit jusque dans les toilettes, vous accompagne au travail, s’engouffre avec vous pour une douche en vitesse et vous fait aller au lit tout habillé, juste au cas où il y aurait la sirène et où vous devrez sauter du lit en toute hâte pour aller vous abriter en attendant le prochain missile.

C’est cet "encore" et encore et encore. C’est ce "de nouveau", de nouveau et de nouveau, et toujours plus de la même chose. Une autre opération militaire, une autre mini-guerre, une autre guerre. Une fois encore, les généraux rugueux, une fois encore, nos correspondants en reportage sur les lieux, une fois encore la merveilleuse solidarité israélienne – toujours bien gardée en réserve pour ressortir en ces seuls moments de guerre – encore les résidents sur le front domestique témoignant leur empressement, les réservistes mourant d’envie d’aller à la bataille, une fois encore Roni Daniel [dit Monsieur Tsahal], le présentateur télé israélien distribuant la violence depuis les bureaux du ministère de la guerre en direct sur nos écrans, et une fois encore notre plus belle heure de gloire est rejouée ad nauseam.

Un jour avant l’opération Plomb Durci en 2009, une journaliste appréciée parlait avec une femme de Sderot qui avait été soigneusement sélectionnée pour jouer l’interviewée « représentative » pendant les jours de la bataille. « Alors, quelle est votre opinion : faut-il arrêter maintenant ou serait-ce une grave erreur de cesser à ce moment-ci ? » a demandé la reporter chevronnée, formulant la réponse dans sa question. A brûle-pourpoint, l’ardente dame répliqua : « Mais pourquoi donc arrêterait-on maintenant ? » - même si les cadavres s’entassaient à Gaza avec les morgues pleines à craquer. « Frappez-les aussi durement que possible » dit-elle « Ne vous mettez-pas à plat-ventre devant ces animaux. Nous devons achever le boulot une fois pour toutes ! ». « Dites-moi » a murmuré la journaliste d’une voix sensuelle comme pour la confidence d’un secret illicite, « Je voudrais vous demander quelque chose de très personnel. Est-il vrai qu’en ce moment-ci vous vous sentez très, très israélienne ? ». Ainsi la journaliste chevronnée réussit-elle, avec l’aide d’une interviewée « représentative » - qui parle toujours en notre nom à tous – à capter l’essence de "l’israélitude" : « Jonathan/Jonathan,/juste un peu de sang,/ encore un peu de sang/ pour pimenter notre miel » (2)

Donc tout au long des décennies, des politiciens, des généraux et leurs fidèles organes dans les médias élaborent le paradigme de la puissance et la fin d’une alternative. Donc, tout au long des décennies, des milliers d’heures d’émissions orchestrées ont construit le bouclier défensif des consciences. Il est tellement profond, ce paradigme, et si rigidement agressif le discours militaire, qu’aucun Dôme de Fer n’a pu réussir à l’interrompre. La journaliste chevronnée ne demande pas : « Et puis d’abord, pourquoi sommes-nous entrés dans cette horrible guerre ? « (ou la précédente, ou celle d’avant). Elle demande seulement « Pourquoi arrêter maintenant ? »

Comment notre société a-t-elle perdu la capacité de formuler des questions sur la faisabilité d’une alternative politique ? Comment se fait-il qu’une personne qui suggère une solution non violente soit celle qui délire, le traître, et celle qui appelle à raser Gaza, la vraie patriote ? Comment la paix est-elle devenue l’ennemie du peuple, et la guerre, toujours, l’option favorite ? Comment s’est-il fait que le dialogue et les traités causent davantage de peur dans le public qu’une volée de missiles ? Et comment ces processus de déshumanisation nous ont-ils isolés de la souffrance des autres ? Comment avons-nous perdu notre capacité d’empathie ? Qu’est-ce que cela veut dire, quand une petite fille de Gaza – dont l’école a été bombardée et dont le meilleur ami a été tué sous ses yeux – doit nous rappeler qu’eux aussi sont des êtres humains ? Et comment une nation qui occupe le territoire d’un autre peuple depuis 45 ans continue-t-elle de se raconter à elle-même, avec une profonde conviction, que c’est nous qui somme la seule et l’ultime victime dans cette histoire ? Et le mal de l’occupation est devenu si banal que personne ne voit plus le mal.

Depuis 5 ans, Kol Aher (une autre voix) mène un dialogue avec des habitants de Gaza. C’était un effort conscient pour éviter d’être entraîné par les flots de la haine et de la déshumanisation. C’était la décision de voir des gens, par opposition à des bombes et des missiles. C’était la décision de préserver une santé mentale humaine au milieu d’un paysage de violence. C’était la décision d’intégrer un autre récit – précisément parce qu’il était si difficile de témoigner, le cœur brisé, de la destruction et du traumatisme, de l’infinie détresse expérimentés par nos amis de l’autre côté de la clôture. C’est pourquoi cela a été très difficile pour nous pendant la guerre, parce que nous vivons toujours cette expérience dans ses multiples dimensions, pas juste selon la trop facile division entre « bien » et « mal ».

Mais Kol Aher est aussi un appel politique très clair à la négociation, au dialogue avec le Hamas - direct ou indirect – afin de lever le siège et le blocus de Gaza, d’ouvrir les postes-frontières, d’établir des dispositions de sécurité et des garanties internationales, de promouvoir le commerce – en tenant compte des changements dans le monde arabe – et d’abattre le dragon de l’occupation. C’est une tentative presque désespérée que nous faisons – précisément ici – pour faire entendre une autre voix dans une démocratie qui se ratatine, où elle ne représente guère plus qu’une note en bas de page perdue dans la rumeur invasive des médias braillant en chœur l’intoxication du pouvoir et l’extase de la guerre.

Pilier de Défense, ce n’était pas ma guerre, Bibi. Le désespoir, par contre, c’est totalement le mien.

Privé et profond, il épuise et affaiblit. Au vu de l’histoire passée, il est difficile d’être optimiste à propos du cessez-le-feu négocié sous parrainage égyptien et annoncé le 21 novembre. Douze années de cycles de violence sans espoir laissent des traces. Les premières années, on espère toujours que les choses pourront être différentes dans le futur. Puis il n’y a plus qu’une illusion d’espoir. Alors vous êtes frappé en vous rendant compte que la violence est là pour rester, et que tout ira plus mal à chaque escalade. Que la guerre est le trait le plus cohérent et le plus constant de nos existences, presque une sorte d’idéal. Qu’il n’y a pas actuellement de dirigeants à l’horizon qui seraient assez forts, qui seraient mandatés pour s’occuper des questions les plus urgentes. Bientôt il n’y aura plus le moindre besoin de questions, et il ne restera plus personne qui ait envie d’en poser.

La vie est dure quand il ne reste plus rien en quoi croire. C’est dur à Sderot. C’est très dur à Gaza. Le désespoir a un prix, Bibi. Un horizon bloqué. Une conscience verrouillée. Une vie sans espoir se paie un prix mental très lourd. Nous continuerons d’élever une autre voix dans la lumière finissante, comme nous attendons anxieusement le prochain round sanglant, dans lequel nous réussirons sûrement à « achever le boulot », et à faire, comme toujours, ce que nous semblons faire mieux que quiconque : « Jonathan/Jonathan,/juste un peu de sang,/ encore un peu de sang/ pour pimenter notre miel »

Présentation par Avishai Margalit

Le kibboutz urbain de Migvan a été fondé en 1987 par un groupe assez petit dont la plupart des membres avaient été élevés dans des kibboutz agricoles classiques. La première vague de résidents de Sderot, qui compte maintenant plus de 24.000 personnes, est arrivée dans les années ’50 et se composait essentiellement de Marocains. Une seconde vague est arrivée dans les années ’90 d’Union Soviétique et d’Ethiopie. Les membres du kibboutz urbain mènent une vie communautaire, remettant leurs revenus dans une caisse commune qui est répartie équitablement entre les familles, quelle que soient leurs contributions. Ils dirigent une affaire prospère de services technologiques ; selon les membres, ils font ce travail et d’autres pour leur épanouissement personnel, le profit pécuniaire n’est pas prioritaire.

* Nomika Zion, qui a grandi dans un kibboutz rural, est la petite-fille de Ya’akov Hazan, un dirigeant de Mapam, le Parti Ouvrier Unifié. Personnage bien connu dans l’histoire de ce parti socialiste israélien, il se consacrait à l’idée du kibboutz comme mode de vie rural. Nomika Zion est co-fondatrice de Migvan et membre de Other Voice(1) (2008), une association citoyenne d’habitants de Sderot et de la région qui appelle à une solution non violente au conflit en cours. Sa lettre à Benjamin (Bibi) Netanyahou traduite ici (du hébreu par Avi Steinberg) a d’abord été postée sur le web. Elle a écrit en 2009 "The Sderot War Diary", traduit en 22 langues et est lauréate de plusieurs prix internationaux pour la Paix.

Notes :

(1) http://www.othervoice.org/
(2) Paroles d’un poème hébreu très connu de Yona Wallach (1966).

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Du même auteur :

- Une autre voix de Sderot
- « J’ai peur ! Nous, Israéliens, sommes devenus insensibles depuis Gaza »

janvier 2013 - NYRB - Vous pouvez consulter cet article à :
[http://www.nybooks.com/articles/archives/2013/jan/10/its-not-just-about-fear-bibi-its-about-hopelessnes/?page=1]
Traduction : Info-Palestine.net - Marie Meert


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