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Quand ils occupèrent le village

jeudi 12 août 2010 - 08h:51

Radwa Achour - Al-Ahram/hebdo

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Pour la première fois, Radwa Achour écrit sur la Palestine. Dans "Al-Tantouriya" (Al-Shorouk, 2010), la romancière égyptienne donne la parole à une femme de ce village occupé en 1948. De la nakba à la libération du Sud-Liban en 2000, la petite fille, devenue grand-mère, conte le drame palestinien.

Chapitre sept
Quand ils occupèrent le village

Je n’ai pas entendu les bruits. Je dormais. C’est quand ma mère me réveilla que je les entendis. Je lui demandai ce que c’était. « Réveille Wissal et Abd, me dit-elle. Mets du fourrage au bétail pour deux ou trois semaines et beaucoup d’eau. Jette des graines aux poules, beaucoup de graines. Et le cheval, n’oublie pas le cheval. Surélève les bidons d’huile pour les protéger de l’humidité ; place un coussin entre le mur et chaque bidon. Mets trois couches d’habits, et Wissal aussi, et le garçon ». « Où sont mon père et mes frères ? ». Elle ne répondit pas. Elle était occupée à rassembler des affaires à la va-vite. La mère de Wissal faisait la même chose. Nous nous retrouvâmes debout devant la maison. Je reposai la question. « Ils sont de garde, dit-elle. Ils nous rejoindront quand les choses seront plus claires ». Je lui demandai ce que voulait dire « quand les choses seront plus claires ». Elle ne répondit pas. Bizarre. Ma mère qui, d’habitude, se répandait en lamentations quand elle s’inquiétait pour ses deux fils qui étaient à Haifa, ma mère semblait devenue une autre femme. Elle donnait des ordres, s’affairait avec son petit troupeau, fermement, rapidement - même si je ne saisissais pas la logique de ce qu’elle faisait. Elle me chargea d’un demi-bidon de fromage, porta elle-même un bidon d’huile et Oum Wissal un bidon d’olives. Je ne comprenais pas, je demandai : « Tout ce fromage, toute cette huile, toutes ces olives, qu’est-ce que nous allons en faire ?! ». Elle ne répondit pas.

Nous quittâmes la maison. Elle ferma la portière, avec la grande clé. J’étais étonnée ; jamais je n’avais vu la porte de notre maison fermée, ni vu la clé : c’était une grande clé en métal que ma mère fit tourner dans la serrure sept fois, puis fourra dans son giron. Soudain, elle se rendit compte que je portais le chevreau dont la mère était morte. « Pourquoi portes-tu ce chevreau ? », me demanda-t-elle. « Je l’emmène ». Elle ne dit rien. « Nous allons chez mon oncle Abu Jamil », annonça-t-elle. Nous marchâmes dans la direction de sa maison. Ma mère et Oum Wissal devant, chacune d’elles avec un bidon dans une main et une besace dans l’autre. Derrière elles Wissal, Abd et moi. Wissal tenait la main de son frère et portait de l’autre une petite boîte de métal carrée contenant des documents qu’ils avaient amenés de Qissariyya. Je portais le chevreau d’une main et le petit bidon de fromage de l’autre. C’est ainsi que nous arrivâmes à la maison d’Abu Jamil. Le bruit des explosions et les salves de balles nous parvenaient de l’école du côté de l’Est, de Burj dans le nord, de Karakun dans le sud. Oum Jamil insista pour que nous prenions le petit-déjeuner ; la journée serait longue, répétait-elle, et on ne savait pas ce qui pouvait arriver. Elle nous donna à chacun une galette de pain taboun. « Mangez ! ». Nous n’avions pas faim, nous étions au milieu de la nuit et ce n’était pas encore l’heure du déjeuner ni du petit-déjeuner, mais personne ne dit rien ; nous mangeâmes pour obéir à son ordre ferme et sévère. Les bombardements s’intensifiaient. Abu Jamil dit que c’était à l’ouest. « Je pense qu’ils bombardent aussi de la mer ». Il fit ses ablutions, puis sa prière. Nous entendîmes l’appel des coqs. L’aube poignit, puis nous entendîmes des pas. Trois hommes armés attaquèrent la maison et nous entraînèrent vers la demeure du maire. Ils nous menaçaient de la crosse de leurs fusils et tiraient des coups de feu en l’air. En route, nous vîmes Hassan Abdel-Aal l’aveugle et sa femme Azza Al-Hajj Al-Hindi par terre dans une mare de sang, près de leur maison, puis un autre cadavre que je ne reconnus pas. Abd se mit à sangloter. Je laissai échapper le chevreau pour le porter. Il entoura ma taille de ses jambes et mon cou de ses bras. Je ne voyais pas son visage pour savoir s’il pleurait encore. Le chevreau me suivait.

Ils nous emmenèrent au bord de la mer. Là, ils nous divisèrent en deux groupes, les hommes d’un côté, les femmes, les enfants et quelques hommes âgés de l’autre. C’était la première fois que je voyais les soldates. Des femmes armées en habit militaire. Elles s’adressaient à nous en arabe et nous fouillèrent l’une après l’autre ; elles prenaient tout ce qu’elles trouvaient sur nous, argent et bijoux, et le mettaient dans un casque. Dès que le casque se remplissait, elles vidaient son contenu dans la grande couverture étendue sur le sable. La soldate ne fit pas attention au chevreau mais elle vit en me fouillant la paire de boucles à mes oreilles. Elle les arracha. Le sang coula. Je l’essuyai du bout de mon vêtement. Puis elle se mit à fouiller ma mère, puis Wissal, Abd et leur mère. Les soldates confisquèrent les bidons d’huile, d’olives et de fromage. Ma mère fut dépouillée de sa bague, de ses boucles d’oreilles et de son collier. Nous étions debout, collés les uns aux autres. Je regardai le visage de ma mère. Ses lèvres remuaient sans cesse, imperceptiblement ; je ne savais pas si elle marmonnait des prières, récitait des versets coraniques ou si elle tremblait. Je chuchotai à l’oreille de Wissal : « C’est comme ça qu’ils ont occupé votre village ? ». Non, me répondit-elle. Ils ne nous ont pas alignés près de la mer. Ils nous ont fait sortir des maisons dans des bus, mais ils ont pris les bijoux des femmes et l’argent qu’ils avaient trouvé sur elles.

J’étais debout du côté le plus proche des hommes. Je ne cessais de les scruter, dans l’espoir de voir mon père ou l’un de mes frères ; je ne les ai pas vus. Je me suis dit qu’ils erraient dans les montagnes ou avaient disparu dans une grotte. J’ai vu « le sac de jute » : un homme debout à côté des soldats juifs, la tête recouverte d’un sac de jute troué au niveau des yeux. L’officier lisait un papier qu’il avait à la main et appelait des noms ; le dénommé répondait ou ne répondait pas. Quand il ne répondait pas, le sac de jute s’avançait et le désignait. Parfois il désignait quelqu’un sans attendre l’appel. Dès qu’il en désignait un, il était détaché des autres. Les soldats prenaient un groupe d’hommes, cinq, six ou sept, et ils disparaissaient. Est-ce qu’ils les emmenaient en prison à Zikhroun Yaacoub ? Je saisis la main de Wissal, elle me regarda comme si elle allait me demander pourquoi je lui tirais la main. Elle se tut. Le chevreau s’approcha de moi, il touchait mon pied, mais je ne le portai pas. Abd dit qu’il avait soif. Patience, lui dit sa mère. Je dis à la soldate : le garçon a soif. Elle me répondit d’un mot grossier en me poussant d’un coup de crosse dans l’épaule. Il faisait chaud, le soleil était brûlant et je me demandais pourquoi ma mère m’avait demandé de mettre trois couches d’habits et pourquoi je lui avais obéi. J’étais en sueur. J’ai failli le lui demander. Je me ravisai. « Allez, allez ! », crièrent les soldates.

Le cortège des femmes se mit en branle. On nous conduisait dans la direction du cimetière. En route, je vis trois cadavres, puis deux autres. Je n’en reconnus aucun. Je me rendis compte, tandis qu’ils nous emmenaient vers le cimetière, que le village avait une odeur étrange mêlée aux effluves de la mer et de l’iris blanc qui poussait dans les îles et leurs rivages à cette période-là de l’année. Je ne parvins pas à déterminer l’odeur, mais elle me resta dans le nez après notre départ. Elle s’imposait parfois à moi, soudainement, des jours et des semaines plus tard, sans que je sache d’où elle venait ni pourquoi elle flottait sur le village ce jour-là.

Deux fourgons nous attendaient près du cimetière. Sous la menace des armes, on nous fit monter. Une soldate m’enleva le chevreau que j’avais pris dans mes bras. Nous étions plusieurs centaines de femmes, d’enfants et de vieillards. Peut-être cinq ou six cents. On nous a entassés dans deux fourgons. Les camions ont démarré. Soudain, je criai, tirai sur le bras de ma mère, lui montrai un tas de cadavres. Ma mère regarda dans la direction que j’indiquai et cria : Jamil, Jamil, le fils de mon oncle ! Mais je lui tirai à nouveau le bras de la main gauche pour lui montrer sur la droite là où étaient mon père et mes frères. Leurs cadavres étaient à côté de celui de Jamil, entassés les uns à côté des autres à quelques mètres à peine de nous. Je les montrais, ma mère continuait à se répandre en lamentations, elle et Oum Jamil qui pleurait son fils. Les femmes se lamentaient, les enfants pleuraient effrayés par les gémissements de leurs mères. Quant aux vieillards, ils s’étaient raidis comme des statues.

Traduction de Dina Heshmat

Radwa Achour

Née en 1946, Radwa Achour est professeur de littérature anglaise à l’Université de Aïn-Chams, spécialisée dans la critique littéraire afro-américaine, mais elle est surtout connue comme écrivain.

Elle a publié plusieurs romans, dont une trilogie historique, Grenade (première partie, Dar Al-Hilal, 1995) puis Maryama wal rahil (Maryama sur le départ, Deuxième et troisième parties, Dar Al-Hilal, 1995). Elle avait auparavant publié d’autres romans, dont Hadjar dafie (pierre tiède, Dar Al-Moustaqbal, 1985), Khadidja wa Sawsan (Khadidja et Sawsan, Dar Al-Hilal, 1987). Qittaa min Europa (un petit bout d’Europe, Al-Markaz Al-Thaqafi Al-Arabi et Shorouk 2003) s’intéresse au Caire du khédive Ismaïl. Farag en 2008, puis Tantouriya en 2010, chez le même éditeur Shorouk.

Elle est également connue pour son engagement politique aux côtés des Palestiniens entre autres, mais aussi en tant que membre du Comité de défense de la culture nationale, auquel participait également Latifa Al-Zayyat.

Al-Ahram/hebdo - Semaine du 4 au 10 août 2010, numéro 830 - Littérature


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