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Barghouti l’incontournable

dimanche 18 février 2007 - 06h:44

Henri Guirchoun

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Détenu depuis cinq ans en Israël où il a été condamné à la prison à vie, l’ancien chef du Fatah, acteur de la première Intifada, a été depuis sa cellule l’un des rouages clés des négociations entre les courants palestiniens pour la constitution d’un gouvernement d’union nationale




Surmonté d’une haute antenne rouge, c’est un ensemble de gros cubes de béton clair percés de rares fenêtres à l’encadrement et aux barreaux peints en bleu. Sur la route numéro 4, entre Raanana et Netanya, avec ses rangées de fil barbelé et les tours de guet qu’on discerne à chaque angle du périmètre, on pourrait le confondre avec une base ultra-protégée de recherches militaires. Mais ce dimanche matin, jour des visites, le centre de détention de Hadarim, l’une des plus importantes prisons d’Israël, est une vraie ruche.

Le vacarme est incessant. Des haut-parleurs crachent en permanence de brefs appels et des ordres dans un hébreu à l’intonation rauque. Le regard circulaire, un doigt sur la détente de leur fusil d’assaut, des gardes en uniforme sortent pour prendre position autour d’un car blindé aux vitres opaques qui stoppe près de l’entrée. Certains tiennent en laisse des chiens muselés qui font aussitôt le vide autour d’eux. Une barrière métallique s’écarte et laisse tout juste au véhicule l’espace nécessaire pour pénétrer dans une cour intérieure entièrement grillagée. Puis la barrière se referme. Et la file d’attente se reforme, sous une sorte d’étroit préau, lui aussi grillagé.

Une dizaine d’ultra-orthodoxes en costume et chapeau noir attendent leur tour en discutant en yiddish. Derrière eux, moulée dans un jean et chaussée d’une paire de longues bottes à lacets, une jeune femme à l’air inquiet fume à la chaîne, serrée de près par un homme au teint sombre qui la somme de se calmer. Un peu à l’écart, appuyés sur leur canne, trois vieillards trompent le temps en épluchant de grosses oranges. Et deux ou trois avocats, reconnaissables à leur mallette noire et à leur stoïcisme professionnel, patientent aussi. A intervalles réguliers, un gardien coiffé d’une kippa appelle une liste de noms et la file avance vers le sas d’entrée, chacun brandissant ses documents d’identité vers un planton assis derrière une lucarne de verre blindé. « Un pays normal, avec ses voleurs et ses prostituées... » : difficile de ne pas songer à la plaisanterie prophétique de Ben Gourion, que cette scène vérifie.

Mais après plusieurs cliquetis sonores, une lourde porte métallique s’ouvre, cette fois sur le côté, d’où émergent à la queue leu leu une quinzaine de femmes pour la plupart voilées, entourées d’enfants en bas âge qui s’égaillent aussitôt en chahutant. Centre de détention pour grands délinquants israéliens, la prison de Hadarim est aussi l’un des lieux d’incarcération de ceux que l’administration pénitentiaire désigne comme « détenus sécuritaires », c’est-à-dire les prisonniers palestiniens.
Ils sont regroupés dans la section 3 : 135 détenus actuellement, presque tous condamnés aux plus lourdes peines, serrés à trois dans des cellules initialement prévues pour deux. Islamistes, nationalistes de droite ou de gauche, tous les courants sont représentés dans cette aile de deux étages, à l’écart du reste de la centrale, avec sa cour de promenade, son terrain de sport et son dispositif de très haute sécurité. Des militants de base y côtoient des cadres du Hamas, du Djihad, du Fatah comme du FPLP, du FDPLP ou des Brigades des Martyrs d’Al-Aqsa.
Depuis l’attaque par les troupes israéliennes de la prison palestinienne de Jéricho où il purgeait sa peine sous contrôle international, c’est ici, par exemple, qu’est interné Ahmed Sa’adat, chef du Front populaire de Libération de la Palestine, accusé de l’assassinat d’un ministre israélien d’extrême droite. Comme Samir Kuntar, un Libanais détenu depuis vingt-huit ans pour l’attaque meurtrière perpétrée par son commando à Nahariya, au nord d’Israël, et dont le Hezbollah exige toujours l’élargissement avant de restituer les deux soldats israéliens capturés l’été dernier au Sud-Liban.

Il y a surtout, dans la cellule numéro 27, le plus célèbre prisonnier palestinien, condamné à cinq peines de prison à vie : Marouane Barghouti, chef du Fatah et figure emblématique de la Jeune Garde du mouvement et de toute la jeunesse de Cisjordanie et de Gaza, qui le considèrent comme un « martyr vivant » et le placent toujours en tête des sondages de popularité. Meneur de la première Intifada, cerveau de la seconde, Marouane Barghouti était entré dans la clandestinité dès que les chars israéliens avaient fait leur retour à Ramallah. En avril 2002, son interpellation dans la maison où il se cache par un commando des forces spéciales est plus que musclée. « Seulement pris ? Dommage ! », regrette à l’époque Ariel Sharon.

Deux ans plus tard, c’est un tribunal civil qui le juge pour son rôle d’instigateur présumé dans plusieurs attentats perpétrés par les Brigades Al-Aqsa. Le procès se déroule dans une extrême tension. Ce sont les organisations de victimes et les agents des services de sécurité qui font la salle. Sous les insultes, Barghouti récuse la cour, renvoie ses défenseurs et use de sa tribune pour accuser à son tour l’occupant israélien. Le verdict est sans surprise. « On ne comprend rien à Marouane si on oublie qu’il a été l’un des plus fervents partisans des accords d’Oslo, au point de subir parfois des critiques dans son propre camp. Il n’a fait ensuite que chercher des réponses à l’énorme frustration produite par l’enlisement du processus de paix et la poursuite de l’occupation, puis le retour de la violence, affirme Jawad Boulos, son avocat lors du procès. L’autre clé, c’est son hébreu courant appris au cours de ses multiples séjours en prison, et sa parfaite connaissance de la société israélienne, de ses rouages, de sa classe politique. Il en connaît les bons et les mauvais aspects et n’en fait pas un mythe, à la différence de ces vieux militants rentrés après des années d’exil à Amman ou à Tunis, sans aucun pragmatisme. »

Placé d’abord à l’isolement dans une prison du Néguev, coupé de sa famille, de ses amis et de sa base militante, qui pouvait croire qu’il continuerait, cinq ans plus tard, à incarner à lui seul l’unité de la lutte palestinienne ? Et qu’il serait aujourd’hui, à48 ans, depuis la cellule 27 de Hadarim, un rouage clé des négociations interpalestiniennes, voire l’un des principaux artisans d’un retour au calme après les combats meurtriers de Gaza, d’un accord sur la constitution d’un gouvernement d’union nationale, et peut-être même d’une possible levée des sanctions qui frappent l’Autorité palestinienne depuis l’arrivée au pouvoir du Hamas ? C’est pourtant ainsi : celui que les jeunes de Ramallah ont surnommé « Napoléon », pour sa taille modeste et la puissance de ses harangues lors des affrontements ou des funérailles, n’a perdu ni son énergie, ni son charisme, ni, surtout, sa crédibilité. « Les dirigeants du Hamas savent qu’il n’est pas des leurs mais ils le respectent, affirme l’un de ses proches. Les autres mouvements le considèrent comme un frère d’armes. Et la vieille garde du Fatah le craint pour sa popularité intacte et les diatribes qu’il a souvent lancées contre les notables corrompus. »

En 2003 déjà, alors que Yasser Arafat est piégé à la Mouqataa, Barghouti, encore à l’isolement dans une cellule en sous-sol infesté par la vermine, profite d’une des rares visites autorisées de son avocat pour lui dicter une missive. « C’est moi qu’il avait chargé de transmettre la lettre à Khaled Mechaal, le chef politique du Hamas, confie Ahmad Ghunaim, membre du Conseil révolutionnaire du Fatah et très proche ami du détenu. J’ai aussitôt fait le voyage de Damas. Mechaal a lu le mémo de quatre pages. Il m’a donné la réponse du Hamas. Quelques jours plus tard, le Premier ministre d’alors, Mahmoud Abbas - aujourd’hui devenu président -, pouvait annoncer la première « hudna », la trêve des attentats. »

Le « document des prisonniers » de juin dernier - rédigé par les détenus du Fatah et d’autres organisations palestiniennes, dont les islamistes -, qui recadre la résistance à l’occupation dans les frontières de 1967 et jette les bases d’une réconciliation nationale destinée à enrayer les risques croissants de guerre civile ? Encore Barghouti. Ce pacte, concocté pendant des semaines en secret, il l’a négocié dans sa cellule ou pendant les promenades avec ses codétenus, chefs historiques du Hamas et du Djihad. « Les gens connaissent sa probité, son courage, et se souviennent de ses paroles : « Pas de paix à Ramallah, pas de paix à Tel-Aviv ». Mais aujourd’hui, ils perçoivent aussi Marouane comme le seul trait d’union possible entre un président Abbas affaibli, qui pense pouvoir négocier sans combattre, et le Hamas, qui n’a longtemps pensé qu’à se battre sans jamais rien négocier », assure Sa’ad Nimr, directeur du Comité en faveur de la libération de Barghouti. Et ceux qui, la semaine dernière à La Mecque, se congratulaient sous les projecteurs en annonçant enfin la formation d’un futur gouvernement Hamas-Fatah le savent bien : les listes des portefeuilles ministériels comme les ébauches de l’accord politique ont toutes transité à plusieurs reprises par la cellule 27 de Hadarim.

La preuve ? Ce dimanche, à la veille du sommet capital, dans la file d’attente à l’entrée de la prison, certaines visites étaient éloquentes. Celle de Kaddura Fares d’abord, son lieutenant du Fatah, tout juste rentré de Damas pour rendre compte de l’avancée des négociations avec le Hamas. Celle ensuite de Salim Fayad, futur vice-Premier ministre et ministre des Finances, un indépendant dont la présence dans le gouvernement d’union vise à crédibiliser le nouvel attelage palestinien aux yeux de la communauté internationale. Intouchable, à l’abri des guerres de clans, le plus célèbre détenu de Hadarim aurait-il peu à peu métamorphosé sa geôle en antichambre présidentielle ? Peut-être. Même si cette nouvelle stature ne lui vaut pas que des amis. A Ramallah, la dernière séance du Conseil révolutionnaire a failli mal tourner lorsque le chef des services de renseignement, Tawfik Tiraoui, a fustigé « ceux qui se prennent pour la Croix-Rouge en oubliant de venger les camarades du Fatah morts dans les combats de Gaza ».

Réveillé à 6 heures par le premier appel des détenus, Marouane Barghouti commence chaque journée par la lecture attentive des grands quotidiens israéliens et d’« Al-Quds », le journal arabe de Jérusalem, auxquels ses amis l’ont abonné. Comme les autres prisonniers de la section 3, il dispose dans sa cellule d’une radio et d’une télévision et peut donc suivre les nouvelles en temps réel, généralement sur la chaîne Al-Jazira. Une heure d’assouplissements ou de sport dans la cour, si son dos ne le fait pas trop souffrir, quelques paroles échangées avec ses codétenus, et retour en cellule pour poursuivre la lecture. Des romans, des essais et, en ce moment, le dernier ouvrage de Jimmy Carter sur le Moyen-Orient : « la Paix, pas l’apartheid ». Régulièrement, il donne aussi des cours d’hébreu ou d’arabe aux plus jeunes. Et depuis un mois, son fils aîné Kassam, lui aussi condamné il y a deux ans pour l’attaque d’une patrouille israélienne, l’a rejoint dans sa cellule. Le prisonnier Barghouti bénéficierait-il désormais d’un traitement de VIP au coeur du quartier de haute sécurité ?

Dans le vaste bureau qu’elle a préparé à son intention, « inch Allah ! », au centre de Ramallah, l’idée fait sourire son épouse Fadwa : « Cent huit jours d’interrogatoires, de privation de sommeil, de tortures, trois ans à l’isolement sans visite de sa famille, ce n’est pas vraiment un traitement de faveur. A l’époque, ils cherchaient à lui faire avouer des crimes qu’il n’a pas commis et, surtout, qu’il avait agi sur ordre direct d’Arafat », dit-elle, en précisant toutefois : « Depuis, c’est vrai,certains gardiens m’ont déjà glissé à l’oreille : « On le sait, ton mari, il sera un jour président ». Cette semaine, pour la première fois, la famille Barghouti, enfants et parents, libres et détenus, a eu la permission de se réunir pour quarante-cinq minutes dans une pièce réservée de la centrale de Hadarim. Un signe annonciateur d’une prochaine mesure de clémence ?
Longtemps taboue, l’idée d’une libération de Marouane Barghouti revient désormais régulièrement en Israël, y compris dans la bouche de certains hauts responsables du gouvernement (voir l’interview d’Ephraïm Sneh). On l’évoque notamment à propos d’un échange de prisonniers destiné à obtenir le retour du soldat Gilad Shalit, enlevé à Gaza en juillet 2006. Mais cette perspective est encore loin de faire l’unanimité, même à gauche. « Tout de suite ? Je suis contre. D’ailleurs, l’opinion ne suivrait pas, explique par exemple Ami Ayalon, ancien patron des services de sécurité et candidat à la direction du Parti travailliste. En revanche, à la fin d’un cycle de négociations sérieuses, un pardon pour installer une paix durable, pourquoi pas ?
 »

Empêtré dans les scandales, fragilisé par une coalition chancelante, le Premier ministre Ehoud Olmert aurait-il encore les moyens, même s’il le souhaitait, d’un geste aussi fort envers les Palestiniens ? Rien n’est moins sûr. « Barghouti n’est pas un ange mais il reste l’un des rares dirigeants palestiniens respectés qui peut imposer le dialogue dans son camp et redevenir pour nous un vrai partenaire, assure Yossi Sarid, l’ancien chef du parti de gauche Meretz. Tout le monde le sait. Hélas, une fois encore, nous nous déciderons quand il sera trop tard. C’est le drame d’Israël. »

Henri Guirchoun - Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 15 février 2007 - N°2206


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