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Edward Said et Mahmoud Darwish - In memoriam

mercredi 1er avril 2009 - 05h:54

Mona Anis

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[Cet article est paru en septembre 2008, soit 5 ans après la décès d’Edward Saïd, et un mois et demie après celui de Mahmoud Darwish.]

Il y a aujourd’hui cinq ans - le jeudi 25 septembre - que s’est éteint Edward Said, l’activiste palestinien, intellectuel public et politique, « le plus brillant et éloquent émissaire de la Palestine dans le monde », selon les mots de son compatriote tout aussi éloquent et brillant : Mahmoud Darwish.

L’anniversaire de la mort d’ Edward Said sera commémoré mardi prochain à l’Université Columbia à New York, la ville et l’université où Said a vécu et enseigné pendant 40 des 68 années de sa vie. Ostensiblement absent de l’événement sera Mahmoud Darwish, qui avait été invité par Columbia à prononcer le discours inaugural. Malheureusement, sa mort inopinée - à peu près au même âge que Said - l’empêche de prendre la parole mardi prochain à la réunion new yorkaise.

Darwish, qui est décédé le 9 août suite à une opération à c ?ur ouvert à Houston, désirait vivement honorer ce rendez-vous, à tel point qu’il avait même envisagé de postposer l’opération à la fin de septembre, après avoir prononcé son exposé en mémoire d’Edward Said à New York. « Je verrai ce que disent les médecins à Houston, mais j’essaierai de postposer une décision jusqu’après ma visite à New York en septembre » m’a-t-il dit au téléphone début juillet.

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Edward Saïd

Hélas, ce ne fut pas chose possible. Darwish est arrivé à Houston le 29 juillet, et il est clair que les résultats de la consultation ont modifié son souhait de postposer la chirurgie. Le 6 août, Darwish entrait en salle d’opération pour n’en jamais ressortir. Son corps sur transporté en territoire palestinien quelques jours après sa mort et il fut inhumé à Ramallah le 13 août.

Les Egyptiens ont eu longtemps l’habitude de commémorer la mort de leurs êtres chers le quarantième jour après leurs funérailles. Tandis que j’écris ces mots, le 23 septembre, il y a quarante jours que Mahmoud a été inhumé, tandis que l’anniversaire du décès d’Edward Said le 25 septembre tombe à la date prévue de publication de cet article. Je n’imagine pas meilleure manière de commémorer leurs deux mémoires qu’en tentant d’éclairer certains aspects de la relation littéraire et politique qui liait les deux hommes. Naturellement, l’investigation approfondie de leur relation immensément complexe et riche dépasse le cadre d’une simple rubrique, peut-être même la cadre d’un simple livre.

Pour commencer par le politique, la Palestine est évidemment l’élément structurant primordial dans cette relation, car comme on l’a dit, « être né Palestinien est un acte politique en soi ». Said et Darwish sont tous deux nés palestiniens, et tous deux furent déracinés de leur lieu de naissance par la Nakba palestinienne de 1948, qui entraîna l’occupation du Jérusalem-Ouest de Said et la destruction totale du village de Darwish, Birweh en Haute-Galilée, sur les ruines duquel fut construit un Moshaw (communauté agricole coopérative) israélien.

Vingt-six ans après la Nakba, que les deux hommes ont vécue très jeunes - Said à douze ans, Darwish, à sept ans - ils se rencontrèrent pour la première fois à New York. Dans son poème de 2004 commémorant le premier anniversaire de la mort de Said, Darwish décrivait leur première rencontre : « Là, au seuil d’un abîme électrique, /haut comme le ciel, /je rencontrai Edward, /il y a trente ans, les temps alors étaient moins sauvages .../Tous deux nous dîmes : /si le passé n’est qu’une expérience,/faites du futur un sens et une vision ».

Cet « abîme électrique haut comme le ciel » est sans doute un gratte-ciel new yorkais, abritant la délégation palestinienne menée par Yasser Arafat qui s’adressa à l’Assemblée Générale des Nations Unies en novembre 1974. Après cet événement, Said et Darwish ont dit dans leurs interviews comment ils avaient tous deux coopéré avec la délégation OLP pour écrire le fameux discours sur « Un rameau d’olivier dans une main, un fusil dans l’autre » prononcé par Arafat devant les Nations Unies. Le texte arabe devait à Darwish son style éloquent tandis que la traduction anglaise devait son éloquence jumelle à Said.

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Mahmoud Darwish

Ce fut le début d’une longue amitié entre les deux hommes pendant de nombreuses années de coopération politique sous la bannière de l’OLP. Les deux hommes poursuivirent leurs tentatives de donner au futur « un sens et une vision », bien que, contrairement à Darwish qui deviendrait plus tard membre du Conseil exécutif de l’OLP, Said ne fût jamais complètement immergé dans la politique de l’OLP.

En 1982 Israël envahit le Liban, chassant l’OLP du pays, et Darwish, qui avait vécu à Beyrouth les dix années précédentes, dut s’en aller. Six ans allaient s’écouler avant qu’il se retrouve à nouveau en collaboration avec Said pour travailler sur le dernier document inspiré par l’OLP, la proclamation de l’Etat palestinien de novembre 1988. Cette expérience marque le début du désenchantement croissant de Said par rapport au leadership de l’OLP, lequel le conduisit à se retirer de toute association avec Arafat au début des années 1990.

Said décrivit les raisons de ce désenchantement dans un article paru dans la London Review of Books le 8 décembre 1988, où il écrivait « Darwish, [Elias] Khoury et moi nous nous sommes rencontrés pour la première fois en six ans [depuis l’invasion israélienne du Liban en 1982] à Alger la semaine dernière, pour assister aux séances du Conseil National Palestinien. Darwish y écrivit la Déclaration d’indépendance, que j’ai aidé à établir et à traduire en anglais.

« En même temps que la Déclaration, le CNP approuva des résolutions en faveur des deux états dans la Palestine historique, l’un arabe et l’autre juif, dont la coexistence assurerait l’autodétermination pour les deux peuples. Khoury commentait implacablement mais amicalement, en Libanais, ce que nous faisions, suggérant qu’un jour peut-être le Liban serait comme la Palestine. Nous étions présents tous trois à la fois comme participants et comme observateurs. Nous étions formidablement émus, bien sûr, mais Darwish et moi mécontents de ce que nos textes soient mutilés par des politiciens et même fâchés que notre état ne soit, après tout, qu’une idée ».

Idée trahie par Arafat et ses hommes, c’est ce que Said soutiendrait souvent par la suite. Darwish n’était pas d’accord, mais mises à part les affiliations politiques, Said aussi bien que Darwish reconnaissaient et aimaient leurs immenses réalisations intellectuelles et littéraires mutuelles, ne permettant jamais à leurs divergences politiques d’empiéter sur leur grande admiration réciproque. Dans un article sur Darwish publié dans le périodique littéraire américain Grand Street à l’hiver 1994, Said soulignait que Darwish, qui n’avait jamais complètement interrompu ses relations avec la direction de l’AP durement attaquée par Said, devait néanmoins toujours être considéré séparément d’elle.

« Son esprit caustique » écrivait Said, « sa farouche indépendance politique et sa sensibilité culturelle exceptionnellement raffinée l’ont tenu à distance de la rugosité coutumière de la politique palestinienne et arabe ».

Dans le même article, Said écrivait que « la poésie pour Darwish ne fournit pas simplement un accès d’une intuition rare ou un domaine éloigné de l’ordre à la mode, mais un amalgame harcelant de poésie et de mémoire collective, chacune faisant avancer l’autre. Et le paradoxe s’approfondit presque insupportablement, comme l’intimité d’un rêve est envahie et même reproduite par une réalité sinistre, menaçante. Cette qualité tendue et volontairement irrésolue dans la poésie récente de Darwish en fait une instance de ce qu’Adorno appelait le style tardif, où le conventionnel et l’éthéré, l’historique et l’esthétique transcendante se combinent pour produire un sens étonnamment concret, transcendant ce que l’on peut avoir traversé dans la vie réelle ».

Dans son introduction au livre posthume de Said sur le style tardif (« On late Style »), Michael Wood écrit : « Je me rends compte que je n’arrive pas à croire que [Said] voulait finir ce livre. Ou plutôt, il voulait le finir, mais attendait un temps qui peut-être ne serait jamais venu ... Compléter le livre aurait trop semblé écrire la fin d’une vie ».

Je ne puis trouver meilleure fin à ce texte que de noter la ressemblance étrange entre ce que disait Wood sur Said et ce que trouvèrent les amis et la famille de Darwish quand ils se rendirent à son appartement d’Amman pour la première fois après sa mort. Sur son bureau extraordinairement bien organisé, ils trouvèrent quelques papiers manuscrits, avec un poème inachevé disant « Je ne désire pas terminer ce poème ».

C’est un grand honneur, et qui mérite d’être noté ici en guise de postscriptum, que les écrits aussi bien de Darwish que de Said ont paru dans les pages de ce journal. Tous deux étaient assez généreux que pour confier à Al-Ahram Weekly la tâche de donner voix à leurs visions du malheureux « processus de paix au Moyen-Orient » qui a plongé le peuple palestinien dans un nadir de violence et de désespoir, qui continue jusqu’à ce jour.

La première pièce ouvertement politique de Darwish parue dans le Weekly était une traduction de sa lettre de démission au comité exécutif de l’OLP en protestation contre les Accords d’Oslo engagés à l’été 1993 ; tandis que le premier article de Said - une virulente dénonciation de l’accord d’Oslo - paraissait en septembre 1993.

Said a continué ses contributions régulières au Weekly au cours des dix années suivantes, et ses nombreux articles sont à présent en recueils dans trois livres : « Peace and its Discontents », « The End of the peace Process » et « From Oslo to Iraq ».

Par ailleurs, Darwish, qui écrivait rarement des articles et ne fut jamais un contributeur régulier à quelque journal ou magazine que ce soit, fut néanmoins un ami généreux du Weekly qui a toujours assuré à cette publication le copyright des traductions de sa poésie aussi bien que des rubriques occasionnelles parues dans le magazine littéraire qu’il éditait, al-Karmel, et de toutes celles parues dans d’autres publications arabes à chaque occasion où il est intervenu.

En cet anniversaire, nous sommes tous attristés, au Weekly, par la perte de ces deux voix si pertinentes de la Palestine, dont nous avons eu le privilège d’héberger les écrits. Nous étendons de tout c ?ur nos condoléances à leurs familles ainsi qu’aux millions de gens, partout dans le monde, qui continuent de s’efforcer de maintenir vivantes leurs visions nobles et pleines d’humanité.

25 septembre 2008 - Al-Ahram Weekly Online - Vous pouvez consulter cet article à :
http://weekly.ahram.org.eg/2008/916...
Traduction de l’anglais : Marie Meert


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