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La bonne littérature est un hommage à la fragilité humaine, à la mort !

mercredi 9 avril 2008 - 23h:02

Entretien avec Elias Khoury - El Païs

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Le romancier et dramaturge libanais sera l’une des vedettes du « Hay festival » de Grenade qui débute demain et, au même moment que les rendez-vous de « Cosmopoética » de Cordoue et « Paroles et musique » de Séville, deviendra une vitrine mondiale des lettres.

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Elias Khoury

Auteur de 11 romans, parmi lesquels Bab el Shams (Puerta del sol, 1998) et Yalo (2002, qui paraîtront tous les deux prochainement en catalan et en castillan, Elias Khoury (Beyrouth 1948), nouveau lauréat du Prix Oueis 2008 de littérature en langue arabe, est une des voix les plus intéressantes et innovatrices de la scène internationale depuis plusieurs décennies.

D’origine chrétienne maronite, laïc, dans les termes qu’a défini Edward Said aujourd’hui disparu, chaque printemps depuis huit ans, Elias Khoury donne deux cours de littérature à l’Université de New-York. En plus de son travail de dramaturge, romancier, critique et écrivain, il dirige le supplément littéraire du journal libanais An-Nahar, un des plus importants du monde arabe. L’entretien a lieu dans un café près de Washington square, quelques jours avant son voyage à Grenade, où vendredi et samedi prochain il participera au Hay Festival.

Question : Comment êtes-vous devenu écrivain ?

Réponse : Quand j’étais petit il m’est arrivé quelque chose de très curieux : quand un livre me plaisait beaucoup, je racontais à tout le monde que c’était moi qui l’avais écrit, non pas pour tromper qui que ce soit, mais parce que je le croyais vraiment. D’une certaine façon, ça m’arrive encore maintenant. Je crois que tout lecteur est un écrivain potentiel. Je n’ai rien publié jusqu’à l’âge de 22 ans. J’étais à Paris, étudiant en sociologie et histoire et j’ai écrit un court roman intitulé El circulo (Le cercle). Je l’ai remis à un ami éditeur qui ne s’est pas enthousiasmé, il lui paraissait trop expérimental, mais il le publia quand même.

Q : Pourquoi êtes-vous membre du Fatah ?

R : Après la guerre des six jours, je suis allé au camp de réfugiés d’Al-Baka, en Jordanie, en compagnie d’un prêtre maronite. Nous ne savions pas quoi faire pour ces gens. Nous avons décidé de rester un moment pour les aider, mais ça ne m’a pas paru suffisant, je suis donc allé un jour à Amman, et j’ai demandé à un taxi de m’amener au campement de Alt Salt, avec les fedayin. Il a ouvert de grands yeux et m’a demandé si j’étais fou.

Beaucoup de taxis travaillaient pour les services de renseignements jordaniens. Le fait est qu’il m’y a conduit et que j’ai rencontré le numéro 2 d’Arafat, qui a essayé de me dissuader, en me disant de retourner à mes études, mais j’ai insisté pour rester. Le plus terrible dans la catastrophe palestinienne est que personne n’y croyait parce qu’elle été minimisée en regard de la tragédie de l’holocauste juif. Personne ne croyait à la souffrance de ce peuple, et il m’a semblé que mon devoir en tant qu’écrivain, en tant qu’intellectuel et en tant qu’être humain, était de faire savoir à tout le monde ce qui se passait.

Q : De quelle façon la guerre a-t-elle influencé votre écriture ?

La guerre est ce qui peut arriver de plus terrible à l’être humain, et dans ce contexte, le pire est une guerre civile parce que par elle on essaie de tuer sa propre image, reflétée dans un miroir. Une guerre civile est un suicide collectif. Dans une telle situation, il peut se passer deux choses : soit on se dépouille de toute marque d’humanité, nous insensibilisant avant de voir quoique ce soit, ou l’horreur ambiante exacerbe notre sensibilité nous faisant croire que l’existence est on ne peut plus absurde.

J’ai été témoin de la mort de mon meilleur ami dans un attentat à la voiture piégée. La bombe était placée sous son siège et son corps a été déchiqueté, mais de l’endroit où je me trouvais, j’ai vu son torse et sa tête intacts et j’ai cru qu’il était vivant. Il n’y a pas de plus grande absurdité que de mettre fin comme cela à la vie d’autrui. Le défi que je me lance en tant qu’écrivain, est d’essayer de trouver une explication à la conduite humaine à travers la littérature.

Q : Quels sont les écrivains qui vous ont influencé ?

R : Je mets Dostoïevski au dessus de tous. Pour ce qui est de la technique, le maître du roman est Flaubert. Kafka me parait fondamental. J’aime aussi beaucoup Faulkner et Whitman. Et Lorca m’intéresse beaucoup.

Q : Dans vos livres, vous menez une enquête implacable sur la nature de l’écriture ?

R : La littérature ne porte pas sur la réalité mais sur un langage. Tous les mots sont des métaphores. Ecrire c’est construire de nouvelles métaphores sur des métaphores qui existent déjà, ce qui est ni évident, ni apparent. C’est quelque chose de nouveau à chaque fois. La littérature est un lieu d’innovation et de recréation du langage, un espace dans lequel on invente un langage à partir du langage lui-même. L’écrivain qui ne recherche pas la nature du langage ne crée pas, mais se borne à répéter des lieux communs. Ecrire c’est débarrasser le langage des préjugés et des clichés.

Q : Dans vos livres, vous écrivez à partir de multiples perspectives, donnant plusieurs versions d’un même fait.

R : La grande leçon des « Mille et une nuits », c’est que la réalité n’est pas unique, mais elle se manifeste de multiples manières, dont chacune est une version qui est à son tour ouverte à de nouvelles versions. Quand nous tentons de capter la réalité, ou que nous pensons que c’est la réalité, nous devons tenir compte de l’existence d’une multiplicité de versions qui essaient de rendre compte des faits. En tant qu’écrivain, je n’essaie pas d’amener les faits au même niveau, mais de rendre compte des différentes manières de voir la même chose. Ecrire autour de quelque chose est déjà une manière de le voir, et il y a toujours beaucoup de manières différentes de voir la même chose.

Q : Pourquoi laissez vous vos livres inachevés ?

R : Dans Puerta del sol, si vous allez à la dernière page, il n’y a aucun point final. C’est ce qui arrive avec la vie et la mort. La mort est-elle la fin de la vie ou le début d’autre chose ? Il n’y a rien de métaphysique dans cette observation. La distinction que faisons rationnellement entre la fin et le début ne reflète pas la réalité. Quand il arrive à la dernière phrase d’un de mes livres, le lecteur doit décider comment faire, réinventer ce qu’il a lu.

Q : Donc, c’est quoi la littérature ?

R : La bonne littérature est un hommage à la fragilité humaine, et pour autant à la mort. Je crois que la littérature, comme tout l’art en général, est un dialogue que les morts maintiennent avec les vivants. En parlant de Giacometti, Genet disait que ses statuettes étaient des représentations des dialogues avec les morts. En littérature, la vie se perpétue à travers les mots.

Q : Pensez-vous que la tradition littéraire arabe est éloignée de l’occidentale ?

R : Je ne crois pas dans ce type de comparaison. Regardez Don Quichotte, par exemple. Tout le monde s’accorde à dire qu’il est le point de départ de la tradition du roman en Europe. Cervantes, de son côté, dit que l’origine de l’histoire est un manuscrit écrit par un arabe. Prenons maintenant le cas de Lorca. Sa poésie est attribuée à la tradition arabo-andalouse et il est à la fois un des poètes qui a le plus influencé la poésie arabe actuelle. Où sont les limites ? Dans la tradition arabe, l’histoire du dernier roi Maure de Grenade Al Andalus a survécue. Ces survivances et relations réciproques historiques m’intéressent.

Q : Quel accueil reçoivent vos livres en Israël ? La littérature de ce pays vous intéresse t-elle ?

R : Je connais bien la littérature israélienne et j’enseigne les ?uvres les plus importantes dans les cours que je donne à l’Université de New-York sur la littérature contemporaine du Proche-Orient. David Grossman et Amoz Oz m’intéressent beaucoup. Pour ce qui est de mon ?uvre, deux de mes romans ont été traduits en hébreu, Puerta del Sol et Yalo . Les deux ont reçu un accueil très positif en Israël.

Q : Nourrissez-vous l’espérance de voir un jour les hommes et femmes de bonne volonté d’Israël et des pays arabes parvenir ensemble à la paix ou est-ce tout simplement impossible ?

R : Je lutte pour cela. La situation invite au pessimisme le plus absolu, mais comme l’enseigne Gramsci, il faut compenser le pessimisme de la raison par l’optimisme de la volonté. Continuer à lutter pour la paix.

Q : Gramsci a exercé une influence considérable sur Edward Saïd, avec qui vous entreteniez une étroite amitié. Qu’est-ce qu’a représenté sa mort pour vous ?

R : Edward Saïd n’est pas mort. Quand il me manque, j’ouvre un de ses livres, je me sers un verre de vin et je continue ma conversation avec lui, comme avant. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, la littérature a été inventée pour que les morts puissent continuer à parler avec nous.

2 avril 2008 - El Païs - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.elpais.com/articulo/cult...
Traduction de l’espagnol : C.B


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