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Irak sous occupation : 5 ans d’agonie

samedi 5 avril 2008 - 06h:19

Monica G. Prieto - El Mundo

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"Les Américains ne nous ont pas amené de libertés, ils nous ont seulement apporté la mort et la division."

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Des habitants de Bassora pleurent dans les décombres d’une maison frappée par l’aviation américaine - Photo : AP/Nabil al-Jurani

L’Irak de 2002, avant l’invasion, ne ressemble en rien à l’Irak d’aujourd’hui. Les changements apparents sont manifestes : l’omniprésence du dictateur en mosaïque, fresque ou effigie a disparue pour faire place à l’omniprésence d’une terreur en forme de murs anti bombes, de fils de fer barbelés, de nids de poule creusés par les explosions et le laisser-aller déprimant inhérent à toutes les guerres. Mais au-delà de la ruine produite par cinq années de violence, le plus terrible et irréparable est la destruction morale qui a transformé ses citoyens, autrefois fraternels, cultivés et dignes, en êtres peureux, violents et méfiants, habitants d’une jungle dans laquelle forces et faiblesses peuvent (c’est généralement le cas) disparaître.

Avant, les Irakiens s’offensaient lorsqu’on les interrogeait sur leur religion. « Nous sommes tous des Irakiens », répondaient-ils avec arrogance pour échapper aux différences. Maintenant, selon qu’on appartienne à l’une ou l’autre confession, on peut tout imaginer. La majorité chiite, opprimée du temps de Saddam, accapare aujourd’hui le gouvernement et ses leaders politico-religieux (largement appuyés par l’Iran), contrôlent les organismes de sécurité accusés de poursuivre les Sunnites.

D’un autre côté, Al Qaida (sunnite) a tout fait pour creuser l’écart en attaquant les objectifs civils chiites. Depuis 2004, la guerre civile (toujours pas acceptée par l’administration Bush) a procédé à un nettoyage ethnique de Bagdad, en « nettoyant » le Karj sunnite et le Rusafa chiite (sauf le quartier d’Adamiya, entouré de murs) et en créant une division infranchissable dans les rues et dans les esprits irakiens.

La guerre civile et l’invasion ont détruit trop de vies (entre 100 000 et 1 million, selon les diverses estimations), un trop grand nombre de droits (la régression de la situation de la femme est de plus en plus patente), des libertés que même Saddam n’aurait pu abolir, des conditions minimum d’une vie digne et, avant tout et surtout, l’innocence.

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Un père console son fils durant un enterrement - Photo : Reuters

Les enfants d’aujourd’hui jouent avec des armes et le coutumier sens de l’humour des anciens s’est transformé en amertume. Les conversations comprennent toujours la même phrase : « Te souviens-tu de... ? » Que la réponse soit positive ou négative, s’en suit toujours la description d’une mort plus ou moins tragique, plus ou moins prévisible, toujours injuste. « Ici, il est normal de mourir », disait un de mes amis de Bagdad après m’avoir appris la mort de deux personnes interviewées, pour atténuer l’importance donnée aux mauvaises nouvelles. Mais l’Irak c’est cinq ans de mauvaises nouvelles, et rien de ce qui se dit n’est rassurant.

La démocratie promise s’est implantée en même temps qu’a disparu toute sécurité. Cependant, les Irakiens ne transmettent pas la haine mais la peur. Peur de ne pas finir la journée en vie, peur de perdre les siens, peur (ou plutôt panique) d’être séquestrés ou arrêtés, et très peur de l’avenir. Et aussi le réel dégoût de vivre enfermés dans les maisons par peur d’une voiture piégée ou qu’un groupe armé leur enlève la vie. El Mundo a demandé en décembre dernier à 10 citoyens de Bagdad (jeunes et vieux, hommes et femmes, sunnites et chiites des différents quartiers) de décrire comment leur vie a changé depuis ces cinq ans. En voici le récit.

Les habitants de Bagdad parlent :

Najla al Hadithi, ingénieur : « Nous sommes des morts-vivants »

« Avant l’occupation, j’avais un travail et une indépendance. J’allais au bureau avec ma voiture, et j’y passais de longues heures.

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Najla al Hadithi et sa fille, venant du quartier d’Al Dora

Je travaillais depuis 19 ans. Jusqu’en 2003, quand tout a changé. Depuis, la criminalité et la violence ont atteint un tel niveau que je ne sors plus de chez moi.

Je suis une femme au foyer, et j’ai, de ce fait, perdu une partie de mon identité.

Ma fille se refuse à mettre le voile, et nous le respectons, mais ça implique qu’elle ne peut pas sortir parce qu’elle serait agressée par les fondamentalistes, ou pire, enlevée par des malfaiteurs.

Je ne reconnais pas mon propre pays, c’est comme s’il avait été repeuplé avec des étrangers. J’ai peur de mes voisins. Les Irakiens, nous sommes des morts-vivants, la seule chose qui nous différencie des cadavres c’est que nous mangeons et que nous dormons. »

Aus Mohamed, commerçant : « Ceux qui ont des économies, s’en vont d’Irak »

J’ai passé 3 ans à vendre de l’épicerie dans le quartier de Zeiyuna, et j’ai eu de la chance parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’attaques.

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Aus Mohamed, dans son petit commerce de Bagdad

Mais rien n’est comme avant. Avec la dictature, il n’y avait ni voleurs, ni meurtres dans les rues, mais maintenant certaines personnes ont plus d’argent qu’avant.

Le problème c’est que tous ceux qui ont des économies s’en vont comme réfugiés dans d’autres pays, n’importe quoi pourvu qu’ils partent d’Irak, et ceux qui restent n’ont pas beaucoup de moyens.

En ce qui concerne la violence, c’est sûr que la situation s’est améliorée ces cinq derniers mois, et il y a une certaine sécurité, je peux donc ouvrir la boutique jusqu’à 10 heures du soir ».

Umm Ibrahim, femme au foyer : « Maintenant nous pouvons parler puisque personne n’écoute »

Avant l’occupation, nous nous connaissions tous dans le quartier. Si quelqu’un partait, il laissait les clés au voisin pour qu’il surveille la maison. Aujourd’hui, je ne connais personne. Les gens sympathiques du quartier sont partis en exil, et leurs maisons sont occupées par des « Ali babas ». Depuis l’invasion les choses sont allées de mal en pis.

Avant, avec Saddam, nous ne pouvions pas parler sans peur d’être tués : maintenant nous pouvons parler, mais personne n’écoute nos requêtes.

Les Américains ne nous ont pas amené de libertés, ils nous ont seulement apporté la mort et la division. Et nos hommes politiques travaillent seulement à s’enrichir et non pour le peuple. »

Jemaa al Ghaisi, vendeur de presse : « Nous attendons que la sécurité augmente ».

Je vends les journaux depuis 17 ans, et j’ai arrêté uniquement pendant les 20 jours de l’invasion, quand la presse ne sortait pas.

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Jemaa al Ghaisi, vendeur de journaux dans la rue Saadún

Après l’occupation, au début le commerce a très bien marché : si auparavant, avec la dictature de Saddam, il y avait seulement 7 journaux qui tous parlaient de la gloire de Saddam, il y a aujourd’hui 65 journaux et revues, tous différents.

Maintenant, il y a l’espace pour que tout le monde écrive, personne n’est interdit. Le problème c’est que la violence nuit beaucoup à mon commerce, parce qu’une partie de mes clients ont émigré ou sont partis de la rue Saadun de peur d’un attentat.

Maintenant la situation s’est améliorée. Nous espérons que la sécurité continue de progresser et que nos enfants aient un avenir en Irak. »

Hassan al Aadari, étudiant : « Avec les Etats-Unis, il n’y a pas d’avenir ».

« Je crois que les groupes terroristes vivent leurs derniers jours, parce qu’ils recourent maintenant aux enlèvements et aux vols et ceci parce qu’ils sont désespérés.

Au début, après la chute de la dictature, il n’y avait pas tellement de criminalité mais l’absence de gouvernement a permis à ces groupes de prendre de la vigueur. Il semble que le gouvernement les a maintenant mis en échec.

Mais si les Etats-Unis ne quittent pas l’Irak, il n’y aura jamais de stabilité. Leur retrait est vital pour l’avenir des Irakiens.

Amira Lefta, femme au foyer : « Nous avons perdu la sécurité »

Je suis venue du sud à Bagdad en 1999, et jusqu’à ce que tombe le régime, je n’ai jamais eu peur. Je sortais même la nuit, prenais le taxi seule, j’emmenais les enfants au parc... Nous avons perdu cette liberté.

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Amira Lefta, venant de Diwaniya, dans sa maison à Bagdad

La seule chose bonne que Saddam ait faite a été de subventionner les denrées alimentaires, il en a aussi détruit ce gouvernement.

Les hommes politiques nous volaient jusqu’à nos rêves, pour ensuite quitter le pays. Le seul en qui j’ai confiance est (le prêtre chiite) Muqtada al Sadr, parce qu’il a perdu ses proches aux mains du tyran Saddam.

Je ne crois pas au reste. C’est une drôle de démocratie.

Les Américains cherchent à s’enrichir sur le dos des Irakiens, et les Irakiens veulent seulement vivre en paix. Nous ne recherchons pas la même chose. »

Majid Kaem Yusef, chauffeur : « La guerre civile n’est pas terminée »

D’un point de vue économique, les choses vont beaucoup mieux que du temps de la dictature, mais politiquement c’est pire. Avant j’étais taxi et je parcourais tout Bagdad, en plus de faire la route entre Bagdad et Amman ou Damas.

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Majid Kasem Yusef, chauffeur

Maintenant je ne peux plus le faire, parce quand on est chiite on ne peut pas traverser les zones sunnites sans courir le risque d’être tué. 15 % des chauffeurs que je connais ont rencontré des problèmes. Au moins 10 ont été enlevés dans les trois dernières années.

Maintenant les taxis chiites, nous travaillons dans les quartiers chiites et les sunnites dans les secteurs sunnites, nous ne nous mélangeons jamais.

Je pense que la guerre civile n’est pas finie, mais qu’il y a une possibilité pour que cette période d’accalmie la paralyse pour toujours.

Sami Abdel Razab, coiffeur : Cette démocratie est une insulte ».

J’ai ouvert le salon de coiffure en 1991, quand Bagdad était une ville tranquille avec une société d’avant-garde et cultivée. Avant, j’avais trente clients par jour, maintenant, les meilleurs jours, j’en ai dix. Souvent je n’ai personne.

Après l’occupation, les problèmes ont commencé : dans mon quartier, les terroristes et fondamentalistes veulent étouffer tous les aspects de la vie. Ils ont tué beaucoup de voisins, boulangers, commerçants, coiffeurs... Ils nous menacent si nous faisons des coupes de cheveux modernes.

J’ai une belle voiture et ils croient que je suis riche, ils m’ont donc menacé par téléphone de m’enlever si je ne paie pas. J’ai envoyé ma famille en Jordanie.

Avant l’invasion, tout allait mieux, de la terre jusqu’au ciel. La démocratie des Américains est une insulte pour l’Irak ».

Saali Ali, universitaire : « Je me sens une étrangère en Irak »

Il y a trois ans que mes parents, deux médecins très connus, sont partis à Dubaï avec mes deux frères, après avoir reçu des menaces de mort.

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Saali Ali, étudiante en Rechnologie, dans sa maison du quartier de Zeiyuna

Ils nous ont menacés parce que mon père était médecin militaire. Je suis restée pour terminer mes études universitaires, mais parfois je le regrette. Chaque fois que je sors pour aller suivre mes cours, je suis terrorisée.

Parfois je n’y arrive pas parce que les rues sont bloquées par des attentats. Je ne peux pas y aller les cheveux libres, je dois porter le voile et des vêtements amples parce qu’il y a des gens au cours qui m’y obligent.

Le passé me manque dans le fait qu’il n’y avait rien à craindre. Maintenant je me sens une étrangère dans mon propre pays.

Je voudrais finir mon cursus pour pouvoir m’en aller pour ne jamais revenir, je ne veux ni ne peux vivre dans cette situation. »

Husham al Ahmad, tailleur : « Nous avons seulement besoin de sécurité »

« En 20 ans, nous n’avons jamais vécu de moments aussi néfastes. Avant j’avais des clients réguliers qui ont fui après l’invasion, et maintenant il n’y a presque pas de travail.

Les murs qui entourent ma boutique dissuadent beaucoup d’entrer, ainsi il y a des jours où je n’ai pas de clients. De plus, je dois fermer à 4 heures de l’après-midi pour raisons de sécurité : une fois la nuit tombée personne ne sait ce qui peut arriver.

Avant, nous pouvions travailler ou rester dans la rue jusqu’à minuit, mais c’est fini tout ça. Maintenant, grâce à L’Aïd (fête musulmane) et à Noël, j’ai plus de clients. Il y a trop de pagaille et de violence, nous voulons la paix. Nous avons seulement besoin de sécurité. »

19 mars 2008 - El Mundo - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.elmundo.es/elmundo/2008/...
Traduction de l’espagnol : C.B


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