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Abed le martyr

dimanche 18 novembre 2007 - 19h:19

Ella Smom - The Electronic Intifada

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Mon ami Abed est mort. Dans le langage des Palestiniens, il est mort en martyr.

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Un Palestinien blessé est transporté à un hôpital après une attaque aérienne israélienne sur le camp de réfugiés de Rafah, au sud de la bande de Gaza, 3 août 2006 - Photo : MaanImages/Hatem Omar

Le mot martyr est chargé de sens dans l’esprit de beaucoup d’Occidentaux : il a souvent une connotation négative ; il laisse entendre que le martyr est un extrémiste ou qu’il n’aime pas la vie, alors qu’un martyr est quelqu’un qui est mort pour ne pas avoir renoncé à sa croyance ou à ses principes, religieux ou autres.

En Palestine, est martyr quiconque meurt du fait de l’Occupation et des FIO (forces israéliennes d’occupation), comme cet homme handicapé âgé de 38 ans et se déplaçant dans un fauteuil roulant, assassiné il y a un mois et demi lors d’une invasion des FIO dans le camp de réfugiés al-Ain à Naplouse. Ou comme cet homme âgé assassiné de cinq coups de feu dans la poitrine alors qu’il ouvrait sa porte aux FIO qui lui avaient promis sa sécurité, lors de la même invasion israélienne du 16 octobre qui a coûté la vie à Abed.

Abed aimait la vie et cela se sentait dans ses paroles, ses actes et ses rêves. Un jour il m’a raconté qu’il aurait aimé dormir la nuit, se promener librement dans les collines qui entourent Naplouse, voyager à l’étranger ...

Il était l’un des combattants de la résistance à Naplouse ; il vivait dans les rues de la Vieille Ville et participait à leur défense. Ces combattants n’ont pas le statut prestigieux des soldats envahisseurs ; on les décrit plutôt en termes négatifs : « militants, extrémistes... ». Pourtant, comme le nouveau commandant des Brigades des Martyrs d’al Aqsa l’a dit dans une récente interview donnée au journal Ha’aretz : « Nous n’attaquons pas de cibles civiles ; nous n’envoyons pas de commandos suicides. L’armée veut nous attraper principalement à cause de nos actions contre les forces qui pénètrent dans la ville. Mais, c’est notre obligation et notre droit de frapper des soldats qui viennent à Naplouse et c’est ce que nous continuerons de faire ».

L’humanité d’Abed

Sami connaissait Abed depuis des années et le considérait comme un frère. Il m’a raconté certaines des conversations qu’il avait eues avec lui. J’ai demandé à Sami, pacifiste déclaré, ayant une répugnance manifeste pour les armes, s’il n’avait jamais discuté avec Abed de sa vie de résistant. Sami me dit que si. Sami avait demandé à Abed quelle avait été sa vie avant qu’il ne devienne un résistant.

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Abed

Sami : « Je lui ai demandé : ’tu es un homme bon et beau. Pourquoi te bats-tu ?’ Abed m’a répondu ’J’ai perdu mes cousins - deux cousins - tués par les FIO et je veux poursuivre leur résistance. Ma famille et mes voisins sont constamment harcelés ; ils ne se sentent jamais en sécurité. Je dois faire quelque chose. Jamais je ne me sentirai bien si les soldats pénètrent sans cesse dans la vieille ville et si je n’essaie pas de les empêcher d’envahir nos maisons, d’enlever et de tuer des gens.’ »

Sami a ajouté au sujet d’Abed « C’était quelqu’un de bien ; tous les enfants de la vieille ville le connaissaient et l’aimaient. Ils lui faisaient des dessins et lui écrivaient des lettres : « Mohammed aime Abed. S’il te plaît, ne meurs pas ». Abed s’informait toujours de la situation des pauvres dans le quartier : avaient-ils à manger ? Avaient-ils du lait ... ? Lui et Qadaffi étaient toujours au téléphone et il disait : ’En cas de besoin, les gens devraient aller chez moi’. Il n’était pas riche, mais il se souciait de ses voisins ».

Sami me dit qu’Abed aimait beaucoup rencontrer des étrangers ; ce qui explique peut-être pourquoi il m’a fait si vite confiance et a appris à me connaître. Sami a dit qu’Abed lui disait toujours : « Si tu as un ami étranger, amène-le moi ». Nous nous sommes en fait rencontrés avant que Sami ne puisse nous présenter.

Recontre fortuite

Il y a quelques mois, au début de mon séjour à Naplouse, j’avais entendu trois grosses explosions vers la fin de la nuit. Je suis sorti le lendemain dans la vieille ville pour constater les dégâts de la nuit. On m’avait dit que les FIO avaient posé des explosifs au pied des blocs en béton barrant le passage des jeeps dans les rues de la vieille ville. Ces blocs, qui barrent si souvent l’accès aux routes palestiniennes, servaient dans ce cas à gêner ou retarder le passage des véhicules des FIO. Donc, les FIO les faisaient souvent exploser.

On m’avait aussi dit que les bâtiments proches avaient été endommagés par les explosions et je suis donc allée voir. A la sortie nord de la vieille ville, je suis arrivé sur le lieu des explosions. C’est là que j’ai rencontré Abed ; il était adossé aux blocs en béton avec deux de ses amis. Il a expliqué que c’était là que les FIO avaient posé leurs explosifs la veille et nous commençames à parler dans la langue hésitante de l’autre.

Il n’était pas ce que l’on attendrait d’un résistant après avoir entendu les mots « militant » et « membre d’un groupe extrémiste » ressassés par la presse...

Il était mince, de taille moyenne ; il portait une barbe soigneusement taillée. Il était soigné, beau, et presque toujours souriant ; il était très taquin.

Au fil de mes allées et venues à Naplouse qui s’étalèrent sur plusieurs mois, j’ai souvent rencontré Abed et sa famille dans leur maison bordant une ruelle de la vieille ville. Il m’invitait toujours à passer la nuit chez eux, mais j’étais habituellement en route ou j’avais du travail à faire. J’ai partagé leurs repas plusieurs fois. Abed taquinait sa petite soeur qui était impertinente et se défendait bien ; sa maman était énergique. Quant à sa jeune et jolie femme, gracieuse et accueillante, elle traduisait nos efforts réciproques en arabe et anglais... Plus tard, leur bébé était là, minuscule, tranquille, endormi ou dorloté par Abed ou par sa femme.

Abed tenait beaucoup à améliorer son anglais et essayait de le parler avec moi, mais il se taisait quand d’autres Palestiniens qui parlaient mieux que lui étaient dans les parages. Parfois, il écrivait des expressions en anglais sur son ordinateur, avec des fautes, mais elles étaient reconnaissables.

Sa maman parle toujours d’une voix forte et donne l’impression d’être fâchée même quand elle ne l’est pas. Elle est comme ça. Un jour nous parlions des effets du siège continu de Naplouse sur sa famille et sur elle. Des semaines passaient sans qu’elle ne voie son fils, Abed, qui se cachait pour éviter d’être enlevé ou assassiné par les FIO. La maman déployait sa robe comme un évantail pour montrer combien elle avait maigri,. Elle est toujours sur les nerfs ; elle ne dort pas bien la nuit, elle se fait toujours du souci pour son fils, Abed, et c’est ainsi qu’elle a perdu des kilos.

Sa jeune soeur de 11 ans, Laila, parle français. Miraculeusement, elle a voyagé hors de Palestine ayant participé à un échange en France pendant un an ; c’est une étudiante brillante. Malgré ses talents, sa scolarité est à la traîne ; elle est distraite, elle se fatigue vite comme beaucoup d’enfants palestiniens qui souffrent du traumatisme de l’occupation et des incursions. Elle est néanmoins fougeuse et elle a son mot à dire

Invasion militaire

Je me faisais du souci chaque fois que j’entendais que les FIO avaient à nouveau envahi Naplouse ; je me faisais du souci pour les habitants de Naplouse arrêtés, pour les « dommages collatéraux » survenant lors des perquisitions et des tirs aveugles de l’armée. C’est ainsi qu’une jeune femme a été atteinte par une balle des FIO dans sa maison ; et c’est ce même raid qui a tué Qadaffi et fatalement Abed. Je savais qu’ils étaient les cibles de ces raids. Je m’en faisais pour leurs familles, sachant que leurs maisons étaient fouillées, que les interrogatoires étaient interminables sans égard pour l’âge, le sexe ou l’état de santé des personnes interrogées.

Il y a quatre mois, nous nous sommes précipités de Hébron à Naplouse quand nous avons entendu que les FIO avaient une fois de plus envahi la ville et imposé un couvre-feu. Nous avions rencontré des médecins bénévoles et les avons accompagnés dans les rues pour faire ce que nous pouvions : livrer du pain et de la nourriture, négocier le passage et accompagner des gens jusqu’aux maisons qui se trouvaient en zone interdite, Tout le temps, je me faisais du souci pour Abed. Le lendemain, en visitant des maisons qui avaient été envahies, pillées ou dynamitées, j’ai rencontré Qadaffi dans une ruelle et il m’a assuré qu’Abed était toujours vivant. Je lui ai passé une note pour Abed, grifonnée à la hâte, dans laquelle je lui souhaitais ainsi qu’à sa famille d’être en sécurité.

Hommage à ceux qui sont tombés

A l’enterrement d’un combattant, des masses de gens recueillis se rassemblent dans les rues. La procession part de l’hôpital où le corps du défunt, lavé et drapé dans le drapeau palestinien est porté sur les épaules de ses amis proches ; elle parcourt les rues du centre de la ville et passe par les rues de la vieille ville. Lors de l’enterrement de Qadaffi il y a deux semaines, la foule avait quadruplé ; le cortège était lent et l’air encore plus épais de la fumée des tirs de fusils. Les tirs en l’air sont un signe de respect ; des tirs assourdissants, en rafale, remplissent le vide de la manifestation et rendent hommage au combattant réduit au silence. Ceux qui assistent aux obsèques chantent les camarades tombés, des chants sur leur force et leur combat.

A mesure que le cortège funèbre d’Abed progressait, je demandais silencieusement ’plus de tirs, des chants plus forts’, afin d’honorer ce jeune homme dont la vie avait été fauchée à 24 ans et qui laissait derrière lui, un bébé d’un mois et une jeune épouse.

Le cortège funèbre est parti de l’hopital, Sami m’avait emmené à la morgue où gisait le corps bleui d’Abed, son beau visage déformé par la mort. D’autres résistants et amis proches gardaient le corps comme ils avaient gardé Abed quand il était encore en vie, dans un état critique, à l’hôpital. Je lui avais rendu visite deux semaines plus tôt, le jour après qu’il avait été frappé par une roquette israélienne qui avait déchiqueté Qadaffi et avait enlevé la jambe gauche d’Abed.

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Abed

Ils étaient sur un toit de la vieille ville ripostant à la dernière invasion de l’armée israélienne ; cette fois-là les FIO attaquaient un quartier en haut de la vieille ville aux petites heures du jour à la recherche d’un homme figurant sur leurs listes. [Cet homme était aussi sur la liste des personnes récemment graciées, geste soit-disant de bonne volonté de la part d’Israël mais qu’il ne respectait pas]. Le corps mince d’Abed, inconscient, était décoloré sur le linge blanc de l’hôpital, anormalement tranquille au milieu des signaux sonores de l’hôpital, couvert de blessures à la poitrine, sur les bras et le visage.

Sami, un médecin bénévole, qui avait porté le corps de Qadaffi, avait assisté aux différents stades de la détérioration de l’état d’Abed, depuis l’attaque jusqu’à l’hospitalisation ; Abed avait été retransféré dans ses dernières heures de vie d’une cachette dans la vieille ville dans un hôpital. Trois jours après avoir été blessé et hospitalisé, il avait été déménagé de l’hôpital vers un lieu clandestin car l’on craignait un raid nocturne des FIO contre les hôpitaux, les soldats venant achever les blessés. Comme l’état d’Abed s’était aggravé, Sami avait appelé une ambulance afin de le confier à nouveau aux soins hospitaliers, mais c’était trop tard.

Aujourd’hui le cortège passa par les ruelles de la vieille ville, passa devant l’entrée de la maison d’Abed. J’ai quitté le cortège funèbre pour rendre visite à la famille d’Abed. Les femmes du voisinnage et les femmes de la famille en noir, pleuraient leur défunt. Laila, la forte, était avec sa mère et ses soeurs dans le coin à manger. Laila affalée dans sa chaise, pleurait à gros sanglots, affaiblie par le désespoir. La maman d’Abed était assise raide sur sa chaise, à des lieues de là, le regard vide et obscurci de chagrin. La jolie femme d’Abed était couchée évanouie sur leur lit ; la famille la ranimait, mais elle s’évanouissait de nouveau de chagrin. Leur douleur si vive m’a déchirée et a traversé la carapace de protection que l’on acquiert quand on est entouré de tragédies quotidiennes.

Adnan m’a vu aujourd’hui dans la même ruelle ; il m’a rappelé comment il avait vu Abed me taquiner : il me prenait mon téléphone et le remettait à sa mère pour qu’elle le cache au moment où je disais que je devais partir travailler. Abed avait essayé de contraindre Adnan qui était poète de réciter ses poèmes en anglais, mais Adnan avait refusé car ils étaient trop difficiles à traduire et leur sens se serait perdu.

Aujourd’hui il m’a dit qu’Abed parlait de moi tous les jours. Je ne me rendais pas compte qu’il attachait tant de prix à notre amitié. Peut-être était-ce aussi parce qu’ il avait le sentiment d’être en contact avec le monde extérieur, de savoir que les gens à l’extérieur de Naplouse savaient ce qui se passait et se préoccupaient des invasions et des enlèvements perpétrés par les FIO à Naplouse. Faire face à la mort subite d’Abed n’en est que plus difficile. Je connaissais pourtant bien la vie qu’il menait la nuit et les risques qu’il courrait, mais le fait de son assassinat me dépassait.

A notre première rencontre Abed m’avait d’abord testée ; il avait éprouvé mes vues politiques, mes idées sur la résistance. Est-ce que je le voyais comme un terroriste ? Etais-je d’accord avec la manière dont les médias déformaient les nouvelles sur l’occupation ou les passaient sous silence ? Qu’est-ce que je pensais des « machsoms » ou du mur ?

Il m’a vite fait confiance, ce qui est peut-être un défaut chez un combattant en cage, là où les collaborateurs mortels pullulent et où n’importe qui pouvait être un collabo. J’ai donc été surprise, mais heureuse, et à présent honorée de sa confiance et de son amitié.

J’ai aussi été surprise de la facilité avec laquelle il m’a présentée à ses amis et à sa famille. Ayant rencontré Abed par hasard, je suis à présent reconnaissante d’avoir eu la chance de connaître son humanité, l’humanité de quelqu’un dans sa position, d’avoir un aperçu du désespoir et du deuil que les Palestiniens connaissent si intimement. Ce ne sera jamais ma propre lutte, ma propre histoire, mais la connaître est important tout comme il est important de la raconter.

* Ella Smom (un pseudonyme) a vécu et témoigné sur l’occupation israélienne dans diverses régions de Cisjordanie les six mois derniers. Vous pouvez consulter son blog à : opt2007.wordpress.com.

12 novembre 2007 - The Electronic Intifada - Vous pouvez consulter cet article à :
http://electronicintifada.net/v2/ar...
Traduction : amg


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