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Liban : une « guerre » qui a duré 105 jours

vendredi 2 novembre 2007 - 06h:49

Farid Aichoune - Le Nouvel Observateur

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Qui étaient les djihadistes du Fatah al-lslam ?

Les islamistes armés qui ont tenu tête aux soldats libanais pendant plus de trois mois au camp de réfugiés de Nahr al-Bared étaient-ils le noyau d’une future milice sunnite destinée à affronter le Hezbollah ou les agents d’une manipulation syrienne visant à déstabiliser le Liban ?

Vendredi, jour de grande prière dans le quartier de Bab al-Tebbané, à Tripoli, deuxième ville du Liban. Il flotte dans l’air une odeur d’égout mêlée à celle des étals de bouchers et volaillers dégoulinants de sang. Malgré un ciel éclatant de soleil, les vieilles maisons révèlent une histoire de misère et de violence : murs écaillés, façades crevassées, criblées par la mitraille. Elles témoignent des durs combats qui ont opposé, en 1986, les sunnites intégristes de l’organisation salafiste Taouhid (Unicité) à l’armée syrienne. A l’entrée du quartier, des soldats appuyés par deux blindés contrôlent sans zèle excessif les véhicules. Ici, des petites mosquées ont poussé comme des champignons. Comme dans tous les quartiers, les rues - où pendent encore ici et là quelques portraits géants de Rafle Hariri, le Premier ministre assassiné en 2005 - sont pavoisées aux couleurs de la monarchie saoudienne et des salafistes : drapeaux vert et noir frappés de la profession de foi et du glaive. Coïncidence ? Le couleur du drapeau saoudien - vert - est aussi celle du Courant du Futur (Al-Moustakbal), le parti sunnite au pouvoir, dirigé par Saad Hariri, le fils de feu Rafic Hariri.

A l’appel de la prière par le muezzin, les rues se vident. Comme tous les vendredis, on se bouscule, principalement des jeunes, pour écouter les prêches enflammés du cheikh salafiste Mazen ai-Mohammed à la mosquée Harba. Râblé, la quarantaine passée, une barbe bien fournie, l’imam n’y va pas par quatre chemins : vociférant, éructant, il appelle les fidèles à aider les « moudjahidine » d’Afghanistan, de Palestine et d’Irak. « Il faut, s’égosille l’imam, combattre les juifs et les Américains partout dans monde. » Curieusement, il ne s’en prend à aucun moment au gouvernement libanais, allié des Etats-Unis. Pas un mot sur la visite du chef du Courant du Futur, Saad Hariri, à George Bush. Dans le quartier voisin d’Abi Samra, cheikh Daï ai-Islam, fondateur du courant salafiste libanais, tente d’expliquer la complexité des liens qui unissent tous les sunnites au pays du Cèdre. « Eennemi principal du Liban, dit-il, c’est l’Iran chiite et son prolongement, le Hezbollah. »

C’est ici, à Bab al-Tebbané, dans ce quartier misérable où un homme sur trois est au chômage, que la « guerre » a commencé le 20 mai 2007. Une « guerre » qui a opposé pendant cent cinq jours plusieurs milliers de soldats libanais à des centaines de salafistes du groupe Fatah ai-Islam retranchés dans le camp palestinien, aujourd’hui en ruine, de Nahr al-Bared au nord de la ville. Bilan : plus de 220 morts, dont 163 soldats libanais et plus d’une centaine de prisonniers arabes, surtout saoudiens. Certes, l’armée a fini par prendre le contrôle du camp mais sa victoire n’a pas été totale. Plus de cent islamistes et leur chef présumé, le Jordanien Chaker al-Absi - un ex-militant prosyrien converti à l’islam radical -, se sont évanouis dans la nature, où ils restent dangereux. Le 15 octobre, un mois et demi après la fin des combats dans le nord, les forces de sécurité libanaises ont ainsi démantelé un réseau terroriste composé de dix Palestiniens qui s’apprêtaient à attaquer les casques bleus de la Finul au Sud-Liban.

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Narh el-Bared (Ph. Reuters)

Ce 20 mai, jour où la « guerre » de Nahr al-Bared a commencé, Khaled n’est pas près de l’oublier. Gardien d’une agence de la banque Med (propriété de la famille Hariri) à Amioun, une paisible bourgade chrétienne à 20 kilomètres de Tripoli, il était à son poste, ce samedi à 12h30, quand trois hommes armés de pistolets et de grenades ont surgi devant lui. « Ils m’on braqué, raconte Khaled. Eun d’eux m’a donné un coup de crosse sur la tête et nous sommes entrés dans la succursale où ils ont obligé un employé à ouvrir le coffre. Ils ont pris 125 000 dollars et sont partis après nous avoir enfermés. Des complices les attendaient à bord de deux voitures. » Ce qui l’avait intrigué, Khaled s’en souvient encore, c’est l’accent bizarre des braqueurs. « Ils imitaient le parler palestinien, raconte-t-il. Les Palestiniens, nous vivons avec eux depuis 1948. Je connais parfaitement leur dialecte. Pour moi, c’était des gens du Golfe ou des Saoudiens. »

Pris en chasse par une patrouille de gendarmes, les six « gangsters » arrivent à atteindre leur planque en plein centre de Tripoli, dans un appartement du complexe résidentiel de Ruby Rose, vite encerclé par l’armée. Fusillade. Un seul s’en sort : Bilal Mahmoud, alias Abou Jandal, 24 ans, citoyen libanais, qui réussit à s’enfuir et à regagner son quartier de Bab al-Tebbané. Mais les gendarmes l’abattent à la sortie de la mosquée Harba. « Il était sans arme, affirme Omar, qui a assisté à la fusillade. Les darkis [gendarmes] l’ont tué de sang-froid, à bout portant. » D’autres témoins du quartier confirment les souvenirs d’Omar.

« Il faut venger la mort d’Abou Jandal », décident les salafistes retranchés dans le camp palestinien de Nahr al-Bared, au nord de Tripoli, où se sont rassemblés, sous le nom de Fatah ai-Islam, des islamistes de plusieurs pays arabes. En représailles, ils attaquent les deux postes de l’armée libanaise installés aux entrées du camp. Bilan : vingt soldats tués ! Des renforts sont acheminés au Nord-Liban. Des chars, des canons, des hélicoptères de combat sont mobilisés. La « petite guerre » de Nahr al-Bared, qui va provoquer la fuite éperdue de la population civile du camp, va durer plus de trois mois.

Qui sont les membres du Fatah ai-Islam ? Des électrons libres ? Des membres locaux de la mouvance Ben Laden ? Un groupe armé manipulé par Damas ? Ou par Saad Hariri, comme beaucoup l’affirment au Liban ? Les protagonistes d’une histoire à tiroirs « à la libanaise » ? « La vérité, dit un politicien chrétien bien informé, c’est un peu tout cela en même temps. N’oubliez pas, ici, c’est le Moyen-Orient. » Pour le politologue libanais Joseph Bahout, chercheur à Sciences-Po, le groupe est difficile à cerner. « La banque attaquée appartenait à la famille Hariri. Et on sait que le Fatah ai-Islam recevait des virements de personnes gravitant dans l’orbite de la majorité au pouvoir, qui cherchaient ainsi à acheter leur quiétude. » Selon un officier de renseignement de l’armée, le fils Hariri a cessé de verser de l’argent à ce groupe, qui revendique ses liens avec Al-Qaida, à la suite d’une intervention personnelle de Condoleezza Rice. Les salafistes auraient-ils décidé de se payer en braquant la banque ? S’il les a réellement financés, qu’attendait d’eux Saad Hariri ? Quel rôle devaient-ils jouer ? Devenir la milice de choc de la communauté sunnite ?

Depuis plusieurs années, l’idée de créer un « contre-Hezbollah » sunnite était dans l’air à Beyrouth. Un homme semble avoir déployé beaucoup d’efforts et investi des fonds substantiels pour que ce projet prenne corps : le prince saoudien Bandar bin Sultan. Surnommé « Bandar Bush » à cause de sa proximité avec la Maison-Blanche, le prince saoudien, qui a été ambassadeur du royaume wahhabite à Washington de 1983 à 2005, est hanté par la nécessité d’endiguer la montée du chiisme politique dans la région. Désormais secrétaire général du Conseil de Sécurité du royaume, il finance en Irak des groupes sunnites qui combattent les chiites. Il aurait, dit-on, convaincu le très va-t-en guerre vice-président Dick Cheney que l’Iran est bien plus dangereux que les extrémistes salafistes. Ce qu’un diplomate arabe résume en expliquant : « Cheney passe son temps à défaire tout ce que fait Rice. »

A Beyrouth, le Grand Sérail, où siège le gouvernement, est aujourd’hui une véritable forteresse : barbelés, chars, blindés légers sont déployés en pleine ville. Des centaines de soldats et de policiers bouclent un large périmètre autour du bâtiment. Originaire de Tripoli, Ahmad Fatfat, ministre de la Jeunesse et des Sports, qui a assuré l’intérim du portefeuille de l’Intérieur, s’indigne des accusations lancées, dans l’affaire de Fatah ai-Islam, contre Saad Hariri, chef du Courant du Futur. « Eémir du Fatah ai-Islam, Chaker al-Absi, martèle le ministre, est un agent notoire des services syriens dirigés par le général Gaoudat Hassan, responsable de la lutte antiterroriste. C’est lui qui a manipulé les islamistes pour les lancer dans la bataille au Liban. » Et le ministre de rappeler, avec raison, que le Fatah ai-Islam est une scission du « Fatah Intifada », une création de Damas.

Le général Gaoudat aurait-il laissé s’infiltrer à travers la frontière les mercenaires arabes pour déstabiliser le Liban ? Ou s’est-il débarrassé au Liban de salafistes devenus trop encombrants ? Quelle que soit la thèse retenue, on sait aujourd’hui que plus d’une centaine de terroristes saoudiens sont arrivés à Beyrouth à bord de vols réguliers. « Quoi de plus normal, pour un policier des frontières, que de laisser entrer des touristes saoudiens au Liban ? », ironise un patron de boîte de nuit beyrouthin. C’est par milliers que les ressortissants du Golfe viennent se détendre au pays du Cèdre, friands, comme autrefois, des night-clubs, du casino où ils flambent sans compter, et des filles venues d’Europe de l’Est qui négocient leurs charmes dans les bordels de Jounieh, ville portuaire à 25 kilomètres au nord de la capitale. Rien de plus simple, une fois à Beyrouth, pour les volontaires salafistes, que d’abandonner l’apparence de touristes pour se transformer en soldats d’Allah !

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Beddaoui

Dans le camp palestinien de Beddaoui, à 10 kilomètres au sud de celui de Nahr al-Bared, il émane des ruelles, où les câbles électriques s’entrecroisent dans un lacis inextricable, la même odeur de misère qu’à Bab al-Tebbané. Hommes portant le keffieh, femmes voilées et grappes d’enfants se pressent entre les cageots de poivrons, piétinant la boue noire jonchée de fruits et de légumes pourris. C’est un labyrinthe sans plan, fait de constructions sauvages et de bâtisses en chantier où vivent 16 000 réfugiés dont les premiers sont arrivés en 1948.

Pour la plupart originaires de la région de Haï’fa, comme leurs voisins de Nahr al-Bared, les Palestiniens de Beddaoui estiment normal d’avoir donné l’hospitalité à plus de 20 000 de leurs frères chassés par les combats, qui ont perdu dans cette « guerre » le peu qu’ils possédaient. Et ils se déclarent fiers d’avoir participé, le 30 octobre, à la capture de deux cadres militaires du Fatah alIslam, qu’ils ont remis aux militaires libanais. C’est en effet une force mixte regroupant des combattants de tous les courants palestiniens (y compris les prosyriens, pourtant soupçonnés de complicité avec le Fatah alIslam...) qui a investi ce jour-là la maison d’un proche de Nasser Ismaïl, cadre militaire du Fatah ai-Islam. Et qui l’a découvert, caché dans le grenier, en compagnie de son garde du corps, Fadi Mohammed Khaled. « Nous avons été les victimes d’un conflit qui ne nous concernait pas », dit avec amertume Fathi Abou Ali, responsable de la communication du camp, qui comme nombre d’autres Palestiniens a bavardé avec les combattants du Fatah ai-Islam avant qu’ils ne passent à l’action. « Beaucoup de mercenaires arabes ont été trompés par ceux qui les ont conduits ici, ajoute-t-il. Ils pensaient combattre les Américains et les chiites en Irak. D’autres croyaient qu’ils allaient affronter la Finul et le Hezbollah au Sud-Liban... ».

A la mosquée Harba de Bab alTebbané, l’inquisiteur local, cheikh Mazen, que le gouvernement de Beyrouth laisse s’exprimer sans entraves, se fait comédien pour brosser, depuis le minbar - la chaire -, le tableau des guerres en cours au Moyen-Orient et en Afghanistan. C’est en pleurant à chaudes larmes qu’il s’attarde sur « les victimes musulmanes massacrées par les juifs et les Américains »...

Le mystère Abou Jandal

Pourquoi les gendarmes ont-ils tué l’unique survivant de l’attaque de la banque Med, alors qu’il sortait désarmé d’une mosquée ? Abou Jandal était-il gênant ? A-t-il été éliminé, comme l’affirment les islamistes, sur ordre du Premier ministre Fouad Siniora, ancien homme de confiance de Rafic Hariri, dont dépend directement la gendarmerie ? Ce qui est sûr, c’est qu’Abou Jandal n’était pas, en mai 2007, un inconnu des services de sécurité libanais. Pour avoir participé en 2000 aux combats entre les islamistes et l’armée libanaise dans les montagnes escarpées de Sir al-Dinniyé, à 50 kilomètres au nord-est de Tripoli, il avait été condamné, avec 21 autres islamistes, à dix ans de détention et emprisonné. Curieusement, il a été amnistié après la mort de Rafic Hariri par la nouvelle majorité parlementaire. A la demande de Saad Hariri.
Ultime coïncidence - ou mystère : Abou Jandal a été inhumé en même temps que deux soldats libanais, tués par ses compagnons de combat, dans le carré des martyrs du cimetière de Tripoli...

Vidéo


Le Fatah al-lslam

- L’itinéraire explosif de Chaker Al Abssin, chef du Fatah al Islam
- Nahr el-Bared : aux premières loges pour le bain de sang
- A qui profite le siège de Nahr el-Bared ?

Farid Aichoune - Le Nouvel Observateur, n° 2243, semaine du jeudi 1er novembre 2007


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