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Entre deux-guerre : un chemin à nous

lundi 4 septembre 2006 - 06h:12

Osnat Trabelsi

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Samedi dernier, je ne suis pas allée à la manifestation contre la guerre. C’est la première fois. C’est délibérément et consciemment que je n’y suis pas allée, et non par manque de temps ou sous un autre de ces prétextes qui, à bien y réfléchir, puisent en réalité à la même source que ma décision de ne pas y aller, samedi dernier.

Voici plusieurs samedi qu’il y a des manifestations contre la guerre ; elles commencent à 18 heures 30. Le samedi soir - avant la fin du shabbat. Ce sont des manifestations unitaires entre Juifs et Arabes. En tant que telles, je leur reconnais de la valeur bien qu’on n’y trouve guère de véritable fraternité et que nombreux soient ceux qui, au contraire, souhaiteraient estomper la présence arabe. Mais dans ces manifestations, ce ne sont pas des Juifs et des Arabes qui défilent. Ce sont des Ashkénazes et des Arabes.

Dans ces manifestations, il n’y a pas de mizrahim [juifs originaires des pays arabes, Ndlr]. Il y a des Ashkénazes [juifs originaires des pays du nord et de l’est de l’Europe, Ndlr] et des Arabes. On peut compter les mizrahim et les deux dernières fois, je les ai cherchés et je les ai comptés. Nous pouvions nous compter.

Au milieu de la semaine il y a eu un rassemblement de protestation en réaction au massacre de Cana et là, j’étais la seule misrahie. Ce n’est pas la première fois que je suis la seule mizrahie à telle ou telle petite manifestation ou petit rassemblement. Dans les grandes manifestations, il y en a quelques autres et je suppose que ces mizrahim là, que je rencontre à l’occasion des grandes manifestations, se retrouvent seuls lors d’autres petites actions. On m’invite aussi à toutes sortes de réunions de préparation d’actions contre la guerre. En général je préfére ne pas y aller.

Si je préfère ne pas y aller, c’est pour les mêmes raisons pour lesquelles je suis invitée : en tant que femme mizrahie. La plupart de ceux qui s’incluent dans le groupe appelé « la gauche radicale » sont conscients de la question mizrahie, et la présence de mizrahim dans les actions est à leurs yeux tout aussi importante que la présence de femmes et d’homosexuels. Et si c’est une femme mizrahie, c’est encore mieux. Et moi j’en ai assez.

Je n’ai rien à reprocher aux Ashkénazes qui organisent les manifestations et font un travail important contre cette guerre démente, surtout en ce moment. Je n’espère pas qu’ils aient quelque chose à dire de la présence des mizrahi dans les manifestations et sur le sens politique de cette présence. À l’évidence, l’heure du début de la manifestation signifie que les juifs religieux ne sont pas invités, mais pour les mizrahim qui n’observent pas le shabbat aussi, il est difficile, sinon impossible, de se sentir associés à cette manifestation. Tout au plus un petit groupe de mizrahim comme nous, qui nous sommes appliqués de toute notre conscience à « devenir-ashkénazes », peut se retrouver dans ces manifestations : des professeurs d’université, des gens de cinéma et de lettres. Mais les manifestants ne semblent même pas attentifs au fait que si la manifestation nous demeure étrangère et nous tient à distance, c’est moins par ses messages (je ne les renie pas et je continuerai à lutter par tous les moyens pour qu’ils soient entendus), mais parce qu’elle soutient des principes culturels qui ont toujours été au fondement du rejet des mizrahim.

Mes reproches s’adressent à nous-mêmes. Nous ne pouvons pas continuer à nous conduire comme un enfant qu’on a laissé en dehors du cercle et qui pleure sur le fait qu’on ne l’associe pas au jeu. Si on ne nous a pas fait entrer dans le cercle ou si le cercle où on nous a fait entrer ne nous convient pas, c’est à nous de créer un cercle à nous. Un cercle qui aura la complexité de ce que nous sommes, une opposition à la guerre qui ne nous soit pas étrangère, où nous serons nous-mêmes et non des représentants mizrahi (sollicités pour des raisons de political correctness, de correction politique), un combat qui ne sépare pas les questions politiques des questions culturelles. D’autant plus que nous savons très bien que ceux qui sont dans les abris [dans les villes du nord où tombent les roquettes du Hezbollah, Ndlr] ou débarquent dans le village de vacances de Gaydamak [Arkady Gaydamak, homme d’affaire russe poursuivi en France pour son implication dans l’Angolagate, vit aujourd’hui en Israël. Il a construit dès le début de cette guerre un village de tentes au sud du pays, pour accueillir 5 000 réfugiés venus du nord du pays. Ndlr], ce sont nos parents, qui n’ont pas la possibilité de prendre une chambre à l’hôtel. N’ayant pas où aller, ils se tapissent dans les abris depuis trois semaines dans des conditions choquantes et meurent de peur. Ils croient déjà moins aux slogans sur la sécurité et sur les « succès militaires », mais il ne fait pas de doute qu’ils se sentent en danger et n’osent pas quitter leurs abris qui puent la sueur. Et qu’il n’y ait pas de doute sur l’identité de ceux qui restent dans les abris, dans les cages d’escaliers ou dans les « espaces protégés » : ce sont des mizrahim, des Russes et des Éthiopiens, ceux qui ont été envoyés là-bas [sur la frontière, Ndlr] pour remplir précisément la fonction qui est la leur aujourd’hui - une « forte base arrière » capable de protéger les habitants du centre.

Les Palestiniens citoyens d’Israël n’ont pas même cela, ils se font simplement tuer et servent aussitôt à la propagande israélienne qui veut que Nasrallah ne distingue pas le sang du sang (comme s’ils faisaient la distinction, eux !), sans se soucier du fait que la plupart sont résolument opposés aux destructions et aux massacres perpétrés par Israël au Liban. Mais les manifestations ne sont pas pour eux. Il n’y a pas eu de telles manifestations en octobre 2000.

Quant à la question de savoir pourquoi il n’y a pas de mizrahim dans les manifestations et les actions de la gauche, nous avons appris à y répondre depuis longtemps. Nous avons appris à parler du sentiment de distance, de l’adhésion à la « droite » par manière de protestation, de la volonté d’appartenance nationale qui a gonflé jusqu’à se transformer en nationalisme, puis en nationalisme extrême. Mais nous savons aussi qui sont ceux qui se réfugient dans les abris, au nord du pays.

Nous savons expliquer notre absence de ce qu’on appelle « le champ politique », mais la réalité est que nous avons abandonné le terrain aux Ashkénazes. De fait, le militantisme mizrahi n’est plus qu’un militantisme social et encore, on ne sait pas très bien aujourd’hui ce qu’il faut comprendre par là. Au contraire, on s’aperçoit aujourd’hui que le militantisme social n’a aucun sens s’il ne s’accompagne d’une position politique, et que la division entre le « social » et le « politique » contribue à maintenir les mizrahim à leur place. S’agit-il de distribuer de la nourriture ? D’exposer des artistes mizrahi ? D’habitat protégé ? De quoi exactement ? Ce qui est clair c’est qu’il n’y a pas de d’activisme politique mizrahi. Il n’y a pas d’activisme politique qui s’oppose activement à ce qui se fait ici et pas seulement maintenant, (ces dernières années, les organisations mizrahies et les responsables de l’agenda mizrahi n’expriment d’ailleurs pas très clairement leur opposition à l’occupation [des territoires palestiniens, Ndlr]), ou qui fasse le lien entre le destin des réfugiésdu sud-Liban et de Beyrouth d’un côté et celui des habitants de Gaza et de Sderot de l’autre - sans parler de ceux qui se remplissent aujourd’hui les abris de Kiryat Shmona ou Tibériade. Il n’y a rien !

Il y a quelques articles sur Internet, et c’est tout. Et même dans ces articles, personne ne fait le lien entre les destins des uns et des autres. Personne ne critique la guerre et ce qui se commet au Liban ou alors on s’identifie avec ceux qui se terrent dans les abris, au nord, comme si les choses n’étaient pas reliées entre elles et comme si comme si elles n’étaient pas activées par cette machine de guerre qui ne sait où elle va et détruit tout sur son passage.

Nous ne pouvons pas continuer à nous taire. Il est temps de commencer à croire en nous-mêmes, il est temps de comprendre qu’il ne pourra y avoir de position pro-palestinienne pourvue de quelque influence si elle ne vient pas de nous et si elle ne prend pas en compte les mizrahim. Sans quoi persistera l’impression que « les gauchistes aiment les Arabes mais détestent les mizrahim ». Cela n’est pas rien, de vivre dans la tension entre Beit Hanoun et Sderot, et de se montrer solidaires des deux côtés. C’est à la fois beaucoup plus difficile et beaucoup plus important. Nous devons obtenir que la gauche radicale se joigne à nous. Alors l’activisme judéo-arabe changera de sens : ce ne sera plus un activisme réunissant des Ashkénazes (auxquels, pour les besoins de la cause, nous nous associons avec notre peau bronzée) et des Arabes pour s’en prendre aux mizrahim. Ce sera la base d’un cadre d’ensemble. Nous devons sortir du sentiment d’impuissance ou d’inappartenance qui nous entrave depuis trop longtemps et empêche toute action. Nous devons penser à des moyens d’agir. Dans un premier temps, et dans un premier temps seulement, notre action doit être séparée de celle de la gauche radicale. Elle doit l’être parce que les réponses à nos questions ne sont pas encore claires, parce que le lien n’est peut-être pas encore tout à fait clair pour nous-mêmes entre notre opposition à la guerre et le séjour des nôtres dans les abris. Mais notre action doit être distincte de celle de la gauche pour ne pas nous soumettre une nouvelle fois à ce système de cooptation qui est la raison pour laquelle je ne suis pas allée à la manifestation de samedi dernier. C’est à mon avis la raison pour laquelle il y a si peu de mizrahim dans les manifestations ashkénazes. Et c’est aussi l’une des raisons pour lesquelles mon intention n’est aucunement d’apppeler à organiser des manifestations de mizrahim pour faire pendant aux autres. Il ne s’agit ni de reproduire des instruments qui existent déjà, ni de leur faire concurrence.

Nous devons essayer de trouver notre propre moyen d’agir afin d’atteindre ceux qui ne participent pas aux manifestations et aux actions des milieux de gauche. Nous devons utiliser tout le savoir que nous avons accumulé sur ce qui a été fait et sur ce qui s’est passé ici pendant tant d’années (au lieu d’en rêver et d’en parler), ce que nous avons compris des luttes qui se sont produites ici et dans le monde. Nous devons trouver notre moyen de lutter. Pour cela, il faut faire le lien entre les problèmes sociaux et les problèmes politiques, entre les victimes libanaises et palestiniennes et nos difficultés à nous. Quand nous comprendrons qu’il y a un lien, nous pourrons changer notre situation. Pas avant. Quand nous comprendrons que nous sommes cyniquement utilisés à des fins prétendument nationales qui ne nous valent rien, bien au contraire. Quand nous aurons compris que le prix inouï qui est exigé de nous pour cette guerre n’a pas de contrepartie et n’en aura jamais. Alors seulement nous sortirons de l’impasse où nous nous sommes laissés acculer il y a bien longtemps déjà. Le moment est venu de sortir de l’état de choc. Il est plus que temps.

Osnat Trabelsi

Osnat Trabelsi est israélienne, productrice de cinéma et militante anticolonialiste. Elle a notamment produit le film Les enfants d’Arna, de Juliano Mer-Khamis.

Dossier publié sur le site du Mouvement des indigènes de la République avec des notes de la rédaction de ce site
http://www.indigenes-republique.org...

Lire en ligne, par Joëlle Marelli : Entre deux guerres


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