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L’Iran et la bombe, la guerre ou la paix

jeudi 13 septembre 2007 - 06h:11

François Heisbourg - Le Monde

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Nous publions l’introduction et la conclusion du livre de François Heisbourg "Iran, le choix des armes ?" (Stock, 100 pages, 15,50 ?) en librairie le 12 septembre.

Introduction

La paix et la guerre nucléaires dans le monde dépendent de l’avenir des ambitions nucléaires iraniennes. Si l’Iran acquiert des armes nucléaires, la possession de la "bombe" deviendra la règle et non l’exception, au Moyen-Orient et à l’échelle de la planète, avec en perspective, tôt ou tard, un conflit atomique. A l’inverse, si l’Iran s’abstient de franchir le seuil nucléaire, il y aura une chance que notre planète échappe à la prolifération généralisée des armes atomiques.

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François Heisbourg

Ces affirmations ne sont pas nuancées. Elles sont potentiellement lourdes de conséquences si elles sont prises au pied de la lettre comme un guide pour l’action politique et stratégique. Aussi le lecteur a-t-il droit à quelques éléments d’explication justifiant une présentation aussi tranchée des enjeux.

Pourquoi partir du principe que la nucléarisation de l’Iran comporterait des conséquences beaucoup plus dramatiques que l’accession d’autres pays à l’arme nucléaire, y compris dans le voisinage stratégique de l’Iran ? Pourquoi la bombe iranienne serait-elle plus déstabilisante que celle d’Israël, du Pakistan ou de l’Inde, pays se situant dans le même arc de crise stratégique que l’Iran ?

Indépendamment de considérations concernant le comportement stratégique propre de l’Iran, question substantielle et qui sera abordée dans le corps du livre, la réponse est double. D’une part, l’Iran est depuis près de quarante ans l’un des pays fondateurs du traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il est tenu par les obligations qui en découlent. Tel n’est pas le cas des trois exceptions que sont Israël, l’Inde et le Pakistan. Le retrait iranien du régime de non-prolifération aurait des conséquences fatales pour l’autorité du TNP, déjà érodée par d’autres facteurs tels que le programme atomique de la Corée du Nord et l’accord nucléaire américano-indien de 2005.

D’autre part, il en est des armes nucléaires comme d’autres domaines : il arrive un moment où, pour paraphraser Karl Marx, un changement de quantité débouche sur une transformation qualitative. Au Moyen-Orient, le basculement nucléaire de l’Iran, succédant à celui d’Israël et du Pakistan, provoquerait une course aux armements nucléaires, notamment dans le monde arabophone et turcophone.

Pourquoi crier au loup nucléaire iranien quand nous avons vu comment les peuples, et parfois les gouvernements, ont été trompés par les déclarations définitives sur les armes de destruction massive supposées être détenues par l’Irak ? Sur ce point, une note personnelle : l’auteur s’est déclaré clairement et fermement contre l’aventure militaire américaine en Irak.

Sur le fond, l’Irak avait conduit pendant les années 1980 des programmes ambitieux en matière de conception, de production et parfois d’utilisation des armes de destruction massive.

Cependant, la guerre du Golfe de 1990-1991, suivie par les inspections intrusives de l’ONU, a permis de démanteler en profondeur ces programmes dont toute l’étendue n’a été connue qu’après l’arrivée des inspecteurs. Quand l’administration Bush a décidé en 2002 de préparer l’invasion de l’Iran, il pouvait exister des interrogations légitimes sur l’élimination complète des stocks d’armes biologiques et chimiques irakiennes.

Les inspecteurs de l’ONU eux-mêmes nourrissaient de tels doutes. Il est apparu seulement après l’invasion que Saddam Hussein, pour des raisons qui lui étaient propres, avait décidé qu’il fallait faire croire à l’existence de ces stocks alors que la suite allait montrer que ceux-ci avaient été détruits depuis longtemps. Dans le domaine nucléaire, cependant, il n’y avait pas de doute de ce type : seuls quelques va-t-en-guerre de l’administration Bush soutenaient que l’Irak avait encore un programme actif en la matière.

Autrement dit, s’il y avait eu jadis un grand risque nucléaire irakien - et perçu comme tel tant par l’Iran et par Israël qui s’employaient successivement en 1980 et en 1981 à bombarder le réacteur français Osirak près de Bagdad -, ce danger avait été éliminé dès le début des années 1990, donc bien avant l’invasion américaine de 2003.

S’agissant de l’Iran, la situation est tout autre. Les données dont il sera fait état dans ce livre sont principalement celles provenant des travaux de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) des Nations unies. Si erreur il y a, et il en existe forcément puisque le champ d’action des inspecteurs de l’AIEA est limité, elle consistera à sous-évaluer ce que fait l’Iran. Si des appréciations diverses peuvent être données par les uns ou les autres quant au sens exact de telle ou telle action nucléaire iranienne, les données à partir desquelles ces différents avis sont formulés sont essentiellement publiques. L’opinion publique se défie légitimement d’informations de source secrète susceptibles d’être instrumentalisées par le pouvoir politique.

Enfin, une question se pose : "La dramatisation des enjeux n’est-elle pas une façon de présupposer le recours à la force ?" Bien qu’il s’agisse d’un procès d’intention, ce procès n’est pas illégitime : après tout, le titre même de ce livre, Le Choix des armes ?, renvoie au problème de l’intentionnalité : l’Iran a-t-il fait (ou fera-t-il) le choix des armes nucléaires ? Les Etats-Unis ou d’autres ont-ils fait (ou feront-ils) le choix du recours aux armes contre l’Iran ?

On sera très clair sur le lien entre la dramatisation des enjeux et la nature de la réponse. L’importance des conséquences d’une nucléarisation de l’Iran ne préjuge en aucun cas d’un hypothétique recours à la force, dont les dangers, immenses, sont décrits dans le dernier chapitre : tout doit être fait pour éviter une telle issue. Cependant, on se refusera à l’écarter comme une possibilité, pour trois raisons.

La première, la moins satisfaisante pour l’esprit, mais aussi la plus définitive, c’est qu’une telle action américaine ou israélienne risque d’avoir lieu si l’Iran est perçu comme franchissant le seuil nucléaire. Puisque cela peut arriver, mieux vaut y réfléchir, à Téhéran comme ailleurs...

La deuxième raison, c’est que les conséquences du non-recours à la force, dans certaines hypothèses, risquent d’être aussi dramatiques que l’intervention militaire, voire pires.

La formule de Churchill visant les auteurs des accords de Munich vient ici à l’esprit : "Ils devaient choisir entre la guerre et le déshonneur. Ils ont choisi le déshonneur. Ils auront la guerre." L’auteur se range pourtant dans le camp de ceux qui se méfient instinctivement de toute option qui ne peut être justifiée qu’en faisant appel aux précédents extrêmes issus des années 1933-1945 : ce n’est pas un hasard si la référence à Munich a figuré en trop bonne place tant dans la justification franco-britannique de l’expédition de Suez en 1956 que dans la propagande de l’administration Bush à la veille de l’invasion de l’Irak...

Force est cependant de constater que le président Ahmadinedjad fait exactement ce qu’il faut sur le registre antisioniste et négationniste pour amener les démocraties occidentales à dresser des parallèles par rapport à la montée des périls en Europe après 1933.

La troisième raison est purement instrumentale. La peur du gendarme n’est pas forcément le début de la sagesse ; mais, dans une négociation, il n’est pas mauvais que la partie adverse sache que le prix d’une erreur de calcul pourrait être excessivement élevé. S’il n’est pas utile que les Etats-Unis ou Israël menacent l’Iran, il est utile que l’Iran sache que l’hypothèse existe, matériellement et stratégiquement.

Ce sont les contours de notre XXIe siècle qui se dessinent en ce moment à travers l’avenir nucléaire de l’Iran. D’autres sujets de préoccupation peuvent motiver une appréciation similaire, le réchauffement climatique figurant au premier rang à cet égard. Ces évolutions-là tendent cependant à se dérouler sur un temps relativement long. La spécificité de l’affaire iranienne, c’est la rencontre entre des décisions à très court terme et des effets à très long terme, entre les initiatives et les événements des mois à venir et le visage de notre planète au cours des prochaines décennies, voire davantage. Cette rencontre s’opérant autour de l’énergie de l’apocalypse que recèlent les armes nucléaires, il est entièrement justifié de mettre en exergue l’ampleur des enjeux.


Conclusion

Les propos tenus pendant l’été par Manouchehr Mottaki, ministre des affaires étrangères iranien, ne sont pas de nature à entretenir l’optimisme : "Une nouvelle résolution de l’ONU (durcissant les sanctions) signifiera un scénario de la confrontation, la fin de la recherche d’une solution au dossier nucléaire" (Le Monde du 25 juillet).

Même dans ces conditions, l’irrémédiable ne se bornera pas nécessairement à l’affreux choix entre la confrontation militaire immédiate et la prolifération nucléaire généralisée. En d’autres temps, un franchissement du seuil nucléaire par l’Iran aurait pu être géré comme l’a été, plus ou moins bien, le cas de la Corée du Nord.

Bien que le recours à la force contre Pyongyang ait été envisagé par les Etats-Unis, il a été décidé, sous George W. Bush comme sous Bill Clinton, de combiner les mesures politiques et économiques à l’encontre de la Corée du Nord avec la confirmation des garanties de sécurité américaines à l’égard des alliés des Etats-Unis dans la région, notamment le Japon et la Corée du Sud. L’acquisition d’une certaine capacité nucléaire par Pyongyang n’a pas entraîné une réaction en chaîne nucléaire dans la région, et, en fin de compte, la voie de la négociation a fini par être rouverte. Ce choix rationnel de la modération militaire par les Etats-Unis a été rendu possible par la crédibilité de la garantie de défense américaine dans la région.

Cette condition-là n’existe tout simplement pas, ou plus, dans le golfe Persique : la débâcle irakienne est passée par là. La retenue américaine vis-à-vis d’un Iran franchissant le seuil nucléaire ne serait pas interprétée comme la démonstration d’une force tranquille, mais comme une preuve de la faiblesse stratégique d’une Amérique humiliée.

Il est possible que cette perception se modifie avec le changement d’administration à Washington en janvier 2009. Cela resterait cependant à démontrer et, dans le meilleur des cas, prendrait du temps, temps qui ne sera probablement plus disponible compte tenu de ce qui sera advenu dans l’intervalle.

Aussi, sauf la divine surprise que représenterait dans les prochains mois le succès des mesures prises par la communauté internationale, l’année 2008 sera placée sous le signe d’un choix binaire entre le recours aux armes ou l’acceptation de la logique de la prolifération au Moyen-Orient et dans le monde.

Nos pays devront se déterminer par rapport à deux options parfaitement catastrophiques. La facilité consisterait à se voiler la face, à refuser le choix. Cependant, un tel refus équivaudrait à une décision par défaut, à savoir, l’acceptation de la logique de prolifération. Mieux vaudrait, somme toute, poser clairement les thèmes de l’équation : serait-il plus catastrophique de frapper que de ne pas frapper ? Quelles conclusions en termes d’action nos pays devraient-ils tirer de la réponse ? (...)

Si le recours à la force devait être décidé par les Etats-Unis, avec ou sans Israël, quelle pourrait être l’attitude des partenaires traditionnels de l’Amérique ? La réprobation politique serait générale, en l’absence d’une décision du Conseil de sécurité et au vu des conséquences immédiates d’une guerre. Une anecdote permettra cependant de moduler l’affirmation.

Dans le courant de 2006, je demandais à un ami russe, proche de la "verticale du pouvoir" du Kremlin, quelle serait l’attitude de la Russie en cas de frappes américaines, toutes les autres approches ayant échoué. Il répondit : "Nous exprimerions notre préoccupation... (ici une pause) et notre compréhension. Et que ferait la France ?" Je lui répondis que, pour notre pays, cela risquait d’être exactement le contraire : peut-être exprimerions-nous notre compréhension et notre préoccupation...

Naturellement, il s’agissait de réponses spéculatives, tout étant ici affaire de circonstances. Dès lors que les Etats-Unis ne forceraient pas le Conseil de sécurité à aller à un impossible vote d’approbation, les partenaires des Etats-Unis pourraient assortir leurs réactions de toutes les nuances de l’arc-en-ciel diplomatique. A l’inverse, il est probable qu’aucun des alliés des Etats-Unis, à l’exception possible d’Israël, ne participe activement à de telles opérations aériennes.

Pour certains, le contrecoup d’un engagement imprudent au côté des Etats-Unis en Irak en sera la cause : le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne notamment, ne s’y feront probablement pas prendre à deux fois. Pour d’autres, et parfois les mêmes, ce sera aussi la crainte d’attaques contre leurs ressortissants et leurs intérêts dans le monde musulman ou encore le risque d’émeutes dans leur population d’origine musulmane.

Au-delà cependant de telles considérations, pas toujours glorieuses, les partenaires des Etats-Unis considéreront que le recours à la force est lui-même la conséquence de la dégradation massive de la situation stratégique résultant de l’aventure américaine en Irak. En d’autres termes, c’est la crédibilité de Washington qui est en première ligne et c’est aux Etats-Unis de la rétablir. Ce point de vue ne manque pas de justification.

En tout état de cause, la question du recours américain à la force ne devra pas être traitée par les Européens de la même façon que l’hasardeuse entreprise des Etats-Unis en Irak. L’administration américaine, à quelques exceptions près, est aussi peu disposée à s’engager contre l’Iran qu’elle était désireuse d’envahir l’Irak. Le renseignement américain sur l’Iran n’a pas cherché à gonfler la menace nucléaire iranienne ; au contraire, les estimations américaines ont été généralement plus conservatrices que celles de la France ou du Royaume-Uni ou, a fortiori, d’Israël.

Certes, la machine de propagande américaine se mettrait en marche si était fait le choix de l’intervention ; mais c’est à reculons et à contrecoeur que l’Amérique voit approcher l’heure du choix. Les Européens, comme les autres partenaires des Etats-Unis, devront se positionner sur ce sujet sur ses mérites propres, et non à partir de son contexte créé par l’invasion de l’Irak.

Pour un Français, hostile à la guerre d’Irak, ressortissant d’un pays ayant mené le combat politique contre cette guerre, il est sans doute plus facile d’appeler à une appréciation dépassionnée d’une éventuelle intervention américaine en Iran que pour certains de nos partenaires échaudés par leur participation à l’expédition du président Bush en Irak.

Il n’en reste pas moins qu’une condamnation par avance et sans nuance d’une action militaire n’est pas de mise. Si nous voulons éviter un Moyen-Orient où la possession, et le cas échéant l’emploi, d’armes nucléaires devienne la règle, nous devons faire une croix sur les réflexes de rejet, parfaitement compréhensibles au demeurant, que peut inspirer le bilan catastrophique de l’administration Bush. La politique des Etats européens doit s’inspirer de leurs valeurs de base et de leurs intérêts vitaux : la non-prolifération des armes nucléaires est au coeur des unes et des autres.


A propos du nucléaire au Moyen-Orient :

- L’hypocrisie du nucléaire au Moyen-Orient
- Le nucléaire iranien est une conséquence du nucléaire israélien
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- Le nucléaire iranien : Ambition militaire ou indépendance énergétique ?

François Heisbourg - Le Monde, le 11 septembre 2007


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