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Comment le monde a enterré la Palestine

samedi 18 août 2007 - 06h:48

Alain Gresh - Le Monde diplomatique

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Au-delà des affrontements entre le Hamas et le Fatah

Les Etats-Unis et l’Union européenne ont repris l’aide à l’Autorité palestinienne après l’éviction du Hamas, vainqueur des élections de janvier 2006. La question-clé reste néanmoins la même que celle posée depuis l’enlisement du processus d’Oslo : Israël est-il prêt à se retirer de tous les territoires occupés en 1967 et à permettre la création d’un Etat palestinien indépendant ? La complaisance de la « communauté internationale » à l’égard du gouvernement israélien depuis une dizaine d’années laisse peu de place à l’optimisme.


Il faut sauver le président Mahmoud Abbas ! Unanime, la « communauté internationale » le proclame haut et fort. Et elle avance d’audacieuses propositions : débloquer l’aide à l’Autorité palestinienne ; alléger les souffrances des populations civiles ; ouvrir des négociations pour renforcer les « modérés » palestiniens. Même M. Ehoud Olmert découvre soudain en M. Abbas un « partenaire » pour la paix. Sourds durant des années aux rapports accablants sur la situation de la Cisjordanie et de Gaza publiés par des institutions aussi différentes que la Banque mondiale, Amnesty International ou l’Organisation mondiale de la santé, la Maison Blanche et l’Union européenne se seraient-elles enfin sorties de leur profonde léthargie ?

Ce réveil subit a été suscité par la victoire sans appel du Hamas à Gaza. Pourtant, ni les Etats-Unis ni Israël n’avaient lésiné sur les moyens militaires donnés au Fatah pour l’emporter, autorisant à plusieurs reprises le passage d’armes destinées à la garde présidentielle comme à la Sécurité préventive (1). Rien n’y a fait. La désertion de la plupart des responsables militaires du Fatah (MM. Mohammed Dahlan, Rachid Abou Shabak, Samir Masharawi), qui ont préféré se terrer en Cisjordanie ou en Egypte plutôt que d’être aux côtés de leurs troupes, n’est qu’un des éléments d’explication d’une cuisante déroute. L’incapacité du Fatah à se réformer, à abandonner son statut de parti-Etat d’un Etat qui n’existe pas pour celui de force politique « normale » en est un autre : népotisme, corruption, clanisme continuent de gangrener l’organisation fondée par Yasser Arafat.

Mais la férocité injustifiable des affrontements entre le Hamas et le Fatah à Gaza illustre aussi la dislocation de la société palestinienne, accélérée par quinze mois de boycottage international. Exécutions sommaires, vengeances, pillages ont marqué les combats, chacun des deux camps accusant l’autre d’être à la solde de l’étranger. Déjà, le 12 janvier, au cours d’un grand meeting à Gaza avec M. Dahlan, la foule conspuait les « chiites » du Hamas (2) (lire « Les chiites, le nouvel ennemi »). Quant à l’organisation islamiste, elle dénonce ses ennemis comme des agents d’Israël et des Etats-Unis ou, tout simplement, comme des kouffar (« infidèles »). La journaliste israélienne Amira Hass note que « les deux camps transforment les civils en otages et les condamnent à mort dans les combats de rue, sacrifiant la cause palestinienne sur l’autel de leur rivalité (3) ». La Palestine paie la militarisation de la lutte politique - militarisation qui s’accompagne d’un culte de la violence et d’un machisme exacerbé.

Un délitement programmé

Dans un texte désespéré envoyé via Internet le 12 juin, le psychiatre palestinien Eyad Serraj déplore : « Que de haine et d’appels tribaux à la vengeance. Ce n’est pas seulement une lutte politico-militaire pour le pouvoir. (...) Nous avons tous été défaits par Israël, et ce sentiment d’humiliation se retourne contre des ennemis plus petits en notre sein. Israël nous a brutalisés par l’oppression et la torture et a provoqué une douleur et des traumatismes qui montrent maintenant leur vilaine figure à travers une violence toxique et chronique. »

Pour sa part, le journaliste israélien Gideon Levy décrit ainsi le legs de quarante années d’occupation : « Ces jeunes gens que nous avons vus s’entretuer si cruellement sont les enfants de l’hiver 1987, les enfants de la première Intifada. La plupart n’ont jamais quitté Gaza. Ils ont vu, des années durant, leurs frères aînés battus et injuriés, leurs parents emprisonnés dans leur propre maison, sans travail et sans espoir. Ils ont vécu toute leur vie à l’ombre de la violence israélienne (4). »

Ce naufrage de la Palestine peut-il être arrêté ? Peut-être, si les déclarations américaines et européennes étaient, pour une fois, suivies d’effets, si la « communauté internationale » décidait enfin d’imposer la création d’un Etat palestinien. Il y a cinq ans, en juin 2002, le président George W. Bush lui-même se ralliait à une paix fondée sur deux Etats vivant côte à côte. Pourtant, depuis, rien ne s’est passé.

Rappelons-nous. Le gouvernement israélien n’a eu de cesse, durant les années 2003-2004, de proclamer que le seul obstacle à la paix était Arafat. Le vieux leader avait été assiégé dans les quelques mètres carrés de son quartier général de la Mouqata’a à Ramallah. M. Ariel Sharon lançait : « Notre Ben Laden, c’est Yasser Arafat. » La « communauté internationale » laissait faire.

Quand Arafat disparut, le 11 novembre 2004, M. Abbas le remplaça à la tête de l’Autorité palestinienne. Le plus « modéré » des dirigeants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) était bien décidé à relancer le « processus de paix », mais ses gestes d’ouverture n’aboutirent à rien : la colonisation s’accéléra, la construction du mur de séparation aussi ; les checkpoints transformèrent tout déplacement de quelques kilomètres entre deux villages en une odyssée incertaine. Un terreau fertile pour la victoire du Hamas aux élections du Conseil législatif de janvier 2006.

Le Hamas a su utiliser trois atouts majeurs auprès de la population : sa participation à la résistance à l’occupation ; son réseau d’aide sociale ; le dévouement incontestable de ses cadres. Les électeurs ont-ils, pour autant, voté pour les islamistes parce qu’ils rejetaient l’idée d’une paix avec Israël ? Parce qu’ils souhaitaient plus d’attentats-suicides ? Non, toutes les enquêtes d’opinion le confirmaient, la population aspirait en majorité à une solution fondée sur deux Etats. Le Hamas, d’ailleurs, l’avait bien compris : sa plate-forme politique électorale était bien différente de sa Charte, qui, comme celle de l’OLP des années 1960, prônait la destruction de l’Etat d’Israël. Plusieurs de ses dirigeants affirmaient que, sous certaines conditions, leur mouvement était prêt à se rallier à la création d’un Etat palestinien sur les seuls territoires occupés en 1967.

Immédiatement après les élections au Conseil législatif de janvier 2006 se mettait en place une stratégie orchestrée par les Etats-Unis et Israël, cautionnée par l’Union européenne et relayée par une fraction du Fatah, afin d’inverser par tous les moyens le résultat des urnes. Tandis que le Hamas souhaitait constituer un gouvernement d’union nationale, les pressions américaines empêchèrent un tel accord. Le boycottage économique punissait la population pour avoir « mal voté ». Il n’affectait nullement les capacités financières et militaires du Hamas, comme l’ont prouvé les combats à Gaza, mais il appauvrissait la Palestine ; surtout, il accélérait le délitement des institutions.

La « communauté internationale » a oublié les leçons de l’Irak : une douzaine d’années de sanctions contre le régime de Saddam Hussein n’avait affecté ni la stabilité du régime ni le niveau de vie de ses dirigeants. En revanche, l’embargo avait pénalisé la population et, surtout, avait contribué à vider l’Etat de sa substance : les fonctionnaires désertaient leur bureau pour tenter de gagner leur vie, les institutions de base s’enrayaient, la solidarité tribale se substituait aux services sociaux. Quand les Etats-Unis envahirent le pays, en mars 2003, l’Etat s’effondra comme un château de cartes. Bien sûr, il n’existe pas d’Etat palestinien, mais les quelques structures de l’Autorité difficilement édifiées depuis 1993 n’ont pas résisté davantage au boycottage international.

Une porte de sortie s’offrit en février 2007 avec la signature des accords de La Mecque, entre le Hamas et le Fatah, sous l’égide du roi Abdallah d’Arabie saoudite. Le 12 février, dans un entretien à la télévision saoudienne Al-Ikhbariya, M. Khaled Meshal, chef du bureau politique du Hamas, expliquait le programme du gouvernement d’union nationale. « Ce n’est pas celui d’un groupe particulier. (...) Chaque faction a ses convictions, mais, comme gouvernement d’union nationale, nous nous sommes mis d’accord sur des bases politiques, et celles-ci définissent nos buts nationaux et ce à quoi nous aspirons : un Etat palestinien dans les frontières du 4 juin 1967. » Cette déclaration, parmi bien d’autres, confirmait une évolution du Hamas (5), qui pouvait être « testée » par la « communauté internationale ». D’autant que cette souplesse était relayée par la relance de l’initiative de paix arabe proposant à Israël une normalisation de ses relations avec son environnement en échange de la création d’un Etat palestinien (6).

M. Robert Malley, directeur du programme Proche-Orient de l’International Crisis Group et ancien conseiller du président William Clinton, écrivait, prémonitoire : « Le succès de La Mecque dépendra (...) pour beaucoup de l’attitude internationale. Déjà s’élèvent des voix qui, tout en saluant hypocritement l’effort saoudien, réclament du gouvernement à venir qu’il respecte les conditions précédemment imposées. De l’administration Bush on ne s’attendait guère à mieux. Mais de l’Europe ? N’aura-t-elle rien appris de cette faillite collective ? Si accord il y a eu en Arabie saoudite, c’est bien parce que le Hamas n’a pas été sommé d’accomplir une révolution idéologique qu’il ne fera pas, mais plutôt encouragé à réaliser une évolution pragmatique qu’il fera peut-être. (...) Le parcours du Hamas est tel qu’il justifie qu’on le mette à l’essai : est-il prêt à accepter et à imposer un cessez-le-feu réciproque ? Est-il disposé à laisser les mains libres au président Abbas, dûment mandaté en tant que dirigeant de l’OLP à négocier avec Israël ? Est-il d’accord pour que soit soumis à référendum tout accord que Mahmoud Abbas aura conclu ? Et s’engage-t-il à en respecter les résultats (7) ? »

Aveugle, la « communauté internationale » s’est enfoncée plus avant dans une impasse. Elle maintint le boycottage, qui ne pouvait que renforcer les éléments les plus radicaux du Hamas. Elle regarda, indifférente, la société palestinienne se déliter. Ce parti pris trouve sa justification dans une logique que vient de dénoncer, dans un rapport confidentiel et accablant, M. Alvaro de Soto, coordinateur pour les Nations unies du processus de paix au Proche-Orient (8). Nous traitons Israël, explique-t-il, « avec une grande considération, presque avec de la tendresse ». Le Quartet (9) s’est transformé en « un organe qui impose des sanctions contre le gouvernement élu d’un peuple vivant sous occupation et qui met des conditions impossibles à remplir pour le dialogue », et il a évité toute pression sur le gouvernement israélien, notamment en ce qui concerne la colonisation et l’avancée du mur.

« Légitime défense » d’Israël ?

Un soldat israélien est-il enlevé en juin 2006 ? La « communauté internationale » ne réagit pratiquement pas à la destruction en représailles de la centrale électrique et de bâtiments civils de Gaza et à une offensive militaire qui fera des centaines de victimes. Deux soldats israéliens sont-ils capturés en juillet 2006 à la frontière libanaise ? Pendant trente-trois jours, la « communauté internationale » laisse détruire le pays du Cèdre et ses infrastructures. Israël exerce ainsi, paraît-il, son droit de « légitime défense ». Et, pendant ce temps, l’extension des colonies rend chaque jour plus improbable la création d’un Etat palestinien.

Pourtant, le chaos qui s’étend ne garantit nullement la sécurité des Israéliens. La guerre du Liban de l’été 2006 avait déjà démontré leur vulnérabilité face à une guérilla déterminée et bien armée. La poursuite de tirs de roquettes sur Sderot et l’incapacité de l’armée israélienne à les faire cesser constituent une sérieuse défaite, comme le concédait Zeev Schiff, chroniqueur militaire de Haaretz (qui vient de décéder), quelques jours avant que la bande de Gaza ne passe sous le contrôle du Hamas : « Israël a été effectivement battu. (...) Israël a vécu à Sderot quelque chose de sans précédent depuis la guerre d’indépendance, et peut-être jamais : l’ennemi est arrivé à réduire au silence une ville entière et y a stoppé toute vie normale (10). »

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Alain Gresh

Ce qui se passe à Nahr Al-Bared et dans les autres camps de réfugiés du Liban, ou même à Gaza, c’est-à-dire l’implantation de cellules radicales liées à Al-Qaida, devrait rappeler à tous que le naufrage de la Palestine entraînera une radicalisation incontrôlée et des cataclysmes pour Israël et pour toute la région.


Alain Gresh est rédacteur en chef du Monde diplomatique


Sur le même thème :

- Aveugles à Gaza, par Pascal Fenaux

Notes :

(1) Amos Harel et Avi Issacharoff, « Fatah to Israel : Let us get arms to fight Hamas », Haaretz, Tel-Aviv, 6 juin 2007.
(2) Tous les Palestiniens de Gaza sont sunnites. Mais le soutien apporté par Téhéran au Hamas « justifie » ce type d’accusation.
(3) « Sacrificing the Palestinian struggle », Haaretz, Tel-Aviv, 14 juin 2007.
(4) Gideon Levy, « Flight from Gaza. Last to leave did turn out the lights », Haaretz, Tel-Aviv, 17 juin 2007.
(5) Lire Paul Delmotte, « Le Hamas et la reconnaissance d’Israël », Le Monde diplomatique, janvier 2007.
(6) Contrairement à ce qu’affirme la propagande du gouvernement israélien, souvent relayée sans vérification par les médias, cette initiative ne prévoit pas le « droit au retour » des réfugiés palestiniens. Elle demande une solution « juste » et « négociée » du problème des réfugiés sur la base de la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies.
(7) « Palestine, l’Europe face à ses responsabilités », Le Monde, 13 mars 2007.
(8) Alvaro de Soto, « End of mission report » (PDF), mai 2007.
(9) Structure créée en 2003 pour coordonner l’action au Proche-Orient, qui regroupe les Etats-Unis, la Russie, l’Union européenne et les Nations unies.
(10) « An Israeli defeat in Sderot », Haaretz, Tel-Aviv, 8 juin 2007.

Alain Gresh - Le Monde diplomatique, juillet 2007


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