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Une génération arabe traumatisée par la défaite

dimanche 2 septembre 2007 - 06h:41

Bassma Kodmani - Le Monde diplomatique

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L’effondrement des armées égyptienne, syrienne et jordanienne face à Israël a d’abord marqué la défaite politique d’une génération qui avait parié sur le développement, l’unité arabe et le socialisme. Déboussolées, les sociétés se tournent vers la religion, et on assiste à l’émergence de mouvements islamistes d’autant plus puissants que les équipes en place, incompétentes et autoritaires, n’ont d’autre objectif que de se maintenir à tout prix au pouvoir.


Si la guerre des six jours a fait relativement peu de victimes, l’Egypte en a payé le prix le plus élevé (dix mille morts), le nombre de soldats syriens et jordaniens tués n’ayant pas dépassé cinq mille. Pourtant, les Arabes auraient préféré perdre des hommes plutôt que des territoires et leur dignité. La naksa, littéralement la « rechute », se rapporte à la défaite face à Israël mais aussi - et surtout - à l’interruption brutale du grand dessein de l’Etat arabe progressiste, nationaliste et moderniste qu’incarnaient le nassérisme et le baasisme (1), qui avait culminé avec la création de la République arabe unie entre l’Egypte et la Syrie (1958-1961). Durant presque deux décennies, entre 1950 et 1967, les Arabes avaient entretenu l’espoir d’une seconde chance pour « réparer » la « catastrophe » (nakba) originelle de la perte de la Palestine en 1948-1949. En 1967, l’Etat hébreu s’inscrit dans une réalité durable, tandis qu’en Israël se développait le discours sur l’irréversibilité de la conquête des territoires et que l’échiquier politique se redéfinissait en conséquence (2).

La débâcle a profondément marqué les comportements, voire le système de valeurs, des sociétés arabes. Le prix de la vie humaine en a été réduit. Certes, une famille n’est pas moins désespérée par la disparition de son enfant ; mais les sociétés se considèrent en état de guerre, une guerre légitime dont la douleur fait partie. C’est de cette époque que date la glorification de la mort, d’abord par le mouvement des fedayins palestiniens, qui se sacrifient pour la terre et la sauvegarde de l’identité nationale, puis par les mouvements islamistes qui la récupèrent et la sacralisent.

La guerre des six jours représente, d’abord, un tournant politique dans la région avec, d’un côté, la « palestinisation » du conflit israélo-arabe, de l’autre, l’affirmation du facteur religieux. Pour la première fois depuis 1948, la revendication des Palestiniens est portée par eux-mêmes, par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), née en 1964 et bientôt reconnue par la Ligue arabe comme seul représentant du peuple palestinien. L’OLP s’engage dans la résistance armée, sur la lancée du Fatah, à la fin des années 1960 ; mais, au fur et à mesure que les pays d’où elle peut mener son action se ferment, elle se tourne vers des modes de résistance alternatifs. Après son élimination de Jordanie en 1970-1971, elle se lance dans le terrorisme international, un instrument-clé de sa stratégie de survie ; elle n’y renoncera complètement que dans les années 1980. Cette émergence de groupes armés non étatiques qui mènent des attaques au-delà des frontières est une première. Ces groupes se heurtent autant à Israël qu’aux pouvoirs des pays à partir desquels ils opèrent.

On assiste, en second lieu, à un tournant dans la relation entre politique et religion et à la récupération par les dignitaires musulmans de larges franges de l’opinion. Dès le lendemain de la défaite et son rappel au pouvoir par de grandes manifestations qui suivent sa démission (3), le président égyptien Gamal Abdel Nasser cherche l’appui des religieux. Avec succès. Dans une prière publique, au lendemain de la défaite, le cheikh Mohammed Mitwalli Shaarawi, le plus populaire des responsables religieux du pays, « remercie Dieu pour une défaite traumatisante qui a servi à réveiller la nation et à lui donner conscience qu’elle s’est égarée en excluant la religion des affaires publiques ». Le pouvoir voit dans l’instrumentalisation de la religion un moyen de reconstruire sa légitimité perdue, convaincu qu’il parviendra à contrôler les religieux. Nasser nomme le cheikh Shaarawi responsable de la prédication au sein du parti unique. Pourtant, il en mesurera très vite les risques et cherchera à contenir son influence.

« Remercie Dieu pour une défaite qui a servi à réveiller
la nation »

Quand Anouar El-Sadate lui succède en 1970, il reprend la stratégie de cooptation. La connivence entre les deux pouvoirs s’installe alors et s’approfondit, avec pour objectif d’anesthésier la population et de l’empêcher de défier l’ordre existant. Toutefois, les autorités religieuses elles-mêmes commencent à s’autonomiser, confiantes dans leur emprise sur les c ?urs et les consciences. Elles investissent l’espace public : la culture, les affaires sociales, les médias, les rapports avec l’autre - voisin chrétien ou occidental plus lointain mais plus menaçant. Leur montée en puissance (Al-Azhar en Egypte, religieux wahhabites en Arabie saoudite) les transforme en un pôle alternatif capable de structurer la vie de la société, de donner un sens à son existence collective ; leurs moyens financiers leur procurent, en outre, la capacité d’assurer des services sociaux à une population démunie.

De plus, l’institution religieuse, avant même la prolifération de mouvements radicaux se réclamant de l’islam, place la question palestinienne au centre de la problématique identitaire en la sacralisant. Elle reformule l’affrontement national et territorial en un antagonisme judéo-musulman. Dire que l’islamisme est une réponse à la création de l’Etat hébreu sur une base religieuse est une lecture rétrospective inexacte. Israël avait été perçu entre 1948 et 1967 comme la réalisation d’un projet nationaliste auquel s’opposait le nationalisme arabe et palestinien. Mais l’échec des pouvoirs nassérien et baasiste en 1967 les prive de toute capacité à formuler une grille de lecture du conflit. Sous l’influence de l’institution religieuse, l’histoire est réécrite : les générations qui grandissent après la guerre des six jours - elles représentent aujourd’hui la très grande majorité de la population - apprennent une histoire imprégnée du discours religieux. Celui-ci suscite aussi un sentiment de culpabilité chez chacun dès lors qu’il dévie de la piété et s’égare de la voie juste.

En quatre décennies, le divorce entre les sociétés arabes et les pouvoirs en place va s’approfondir. Désormais, la gestion des consciences est laissée à l’establishment religieux, celle des frustrations et aspirations politiques aux mouvements islamistes, qui vont se scinder en deux tendances principales, l’un légaliste, l’autre « révolutionnaire ».

C’est toujours à partir du foyer égyptien que se définissent les orientations idéologiques et que partent les flux qui balaient l’ensemble de la région. Au déshonneur de la défaite de 1967 s’ajoute la proximité de l’ennemi israélien, dont les forces étaient stationnées sur la rive est du canal de Suez et sur les hauteurs du Golan, à moins de cent kilomètres de la capitale syrienne. Les Frères musulmans abandonnent les idées de Sayyed Qotb (4), renoncent à la violence et adoptent une stratégie de conquête progressive de la société par extension rampante de leur credo. S’ils appellent toujours au djihad contre une force d’occupation (Israël ou la présence militaire étrangère), ils se démarquent clairement des radicaux qui préconisent une guerre à outrance contre les infidèles, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, pour la gloire de Dieu.

En revanche, les gamaat islamyia, qui veulent s’engager dans l’action violente, font leur apparition. Ils quittent les Frères musulmans pour déployer leur action dans trois directions (5). D’abord, ils se lancent à la conquête des jeunes, s’implantent dans les universités, pénètrent les écoles secondaires les plus prestigieuses et recrutent parmi les enfants des grandes familles bourgeoises de Damas, Amman, Le Caire, Alexandrie, Khartoum. Mouvement intellectuel et politique au premier chef, l’islamisme radical n’a jamais été l’apanage des classes défavorisées. Ses dirigeants, aussi bien ceux des gamaat à partir de 1967 que, plus tard, ceux d’Al-Qaida, sont des intellectuels de la bourgeoisie éduquée et aisée.

Ensuite, ils mènent des campagnes pour étendre le port du voile. La justification ? Devant le « viol » de la terre musulmane, les islamistes manifestent un attachement obsessionnel à la notion d’honneur et de vertu, que les femmes auraient la vocation et le devoir de protéger. Les gouvernants n’ayant pas été capables de les sauver, c’est à la société et aux femmes de le faire directement.

Enfin, troisième volet de la stratégie des gamaat, l’entraînement physique et sportif. Partant de l’idée bénigne de l’hygiène de vie et du corps sain, les militants ont déjà conscience qu’ils s’engagent ainsi, en se préparant de fait à l’action armée, sur la voie d’une collision avec le pouvoir.

Dans un premier temps, les Frères musulmans égyptiens - dont la direction a été décimée par une répression féroce dans les années 1965-1966, ses chefs exécutés ou condamnés à de longues peines de prison - voient dans l’attrait exercé par les thèses des gamaat sur la jeunesse un moyen de se renouveler et de regarnir leurs rangs. Mais les jeunes en colère appellent à la guerre, et les Frères ont déjà opté pour la voie pacifique, un choix qui ne sera plus démenti.

A chaque grande crise, le même schéma se reproduira. La répression sanglante des Frères musulmans syriens dans la ville de Hama en 1982 ; la chasse féroce aux gamaat par le pouvoir en Egypte dans les années 1988-1992, à la suite des attentats contre des civils et des touristes ; la décennie noire des années 1990 en Algérie ; le 11 septembre 2001... Toutes ces crises provoquent deux réactions inverses : une fraction (majoritaire) renonce à la violence ou à la clandestinité et s’oriente vers la légalité et la modération, tandis qu’une frange minoritaire se radicalise et s’engage dans la violence djihadiste, souvent en s’exilant.

Sur la durée, le discours modéré et les méthodes légalistes s’avèrent payants politiquement : la popularité de ses tenants grandit. Du reste, les pouvoirs politiques, qui ne savent user que des services de sécurité, les fameux moukhabarat, comptent sur les islamistes modérés en Arabie saoudite, en Egypte, en Jordanie et au Maroc pour polémiquer avec les extrémistes sur un plan doctrinaire, endiguer leur attrait sur les jeunes et discréditer la violence. L’expérience est probante car le poids des groupes armés, que ce soit en Egypte ou en Algérie, décroît. Mais l’islamisme comme mode de pensée et modèle de société s’impose, porté par les modérés et les institutions religieuses, avec un accroissement du conservatisme et une érosion des libertés.

La défaite de 1967 entraîne aussi la chute des équipes au pouvoir en Syrie, en Irak, au Soudan et en Libye. Mais ce sont les derniers soubresauts de ce type, alors que, depuis 1948, l’instabilité politique faisait partie du paysage proche-oriental et que les coups d’Etat succédaient aux coups d’Etat. Depuis près de quarante ans les mêmes dirigeants (ou leur fils) sont solidement installés aux commandes (6) (lire « Des pouvoirs qui changent... et durent »).

En 1973, on assiste à un sursaut qui reste un modèle dans l’imaginaire arabe. La guerre lancée par Le Caire et Damas au mois d’octobre suscitera le sentiment que l’affront de 1967 pouvait être lavé, le rapport de forces inversé. Au niveau stratégique tout d’abord, la mobilisation commune des ressources militaires et pétrolières laisse penser qu’il existe une solidarité arabe, à défaut d’union, qui peut donner du poids aux revendications des plus faibles, en premier lieu les Palestiniens. Sur un plan politique, le monde arabe parle d’une seule voix et formule des revendications cohérentes. Enfin, sur un plan économique, la manne soudaine qui afflue vers les pays pétroliers laisse espérer que les sociétés en bénéficieront grâce à une redistribution de la richesse par les gouvernants.

En 1973, on assiste à un sursaut qui reste un modèle
dans l’imaginaire arabe

Ces espérances se révélèrent illusoires. Sur le plan militaire, la guerre n’apporta aucune amélioration et fut un match nul. Le temps des négociations et des compromis avait été fixé avant même que soient engagées les hostilités. Après avoir traversé avec succès le canal de Suez, l’armée égyptienne s’arrêta sur ordre politique : le président Sadate voulait simplement faire bouger les lignes du cessez-le-feu de 1967 pour engager des négociations à partir d’une position plus avantageuse. Israël avait eu peur, mais avait été rassuré trop tôt, avant d’être contraint de s’engager à la restitution des territoires occupés.

Les chefs de file, l’Egypte et l’Arabie saoudite, ont très vite montré que la nouvelle solidarité arabe dépendait de l’appui et de l’aide des Etats-Unis. Enfin, la richesse soudaine dont les Etats pétroliers ont bénéficié et ses retombées indirectes considérables pour les autres Etats arabes - notamment les revenus transférés par une main-d’ ?uvre immigrée massivement partie dans le Golfe - se sont accompagnées d’une montée sans précédent de la corruption, de l’affairisme parasitaire et du mal-être des sociétés. Le pétrole a enrichi et consolidé les pouvoirs en place, courtisés par les pays consommateurs. Alors que les services de sécurité et de contrôle de la population se sont perfectionnés, l’image d’Etats policiers s’est effacée au profit des marchés irrésistibles qu’ils offrent. Leur emprise sur la société est confortée par un appel aux anciennes élites - « enrichissez-vous ! » - et par la création d’une nouvelle bourgeoisie d’Etat. Cette assurance autorise les pouvoirs à lâcher quelques réformes de façade (notamment un semblant de multipartisme) contribuant à corriger quelque peu leur image.

Quinze ans plus tard, on constate que la décennie de la tafra (« richesse soudaine ») n’a pas été employée à améliorer les conditions de vie des populations, et qu’elle a été gaspillée de manière impardonnable, comme en Algérie. Les pays du Golfe ont progressivement substitué une main-d’ ?uvre asiatique aux travailleurs arabes, fermant l’horizon à des centaines de milliers de jeunes condamnés au chômage dans leur pays.

Dans ce paysage, qu’a pesé et que pèse le conflit israélo-palestinien ? Est-il vraiment central ? Sa solution est-elle la clef d’un développement de la région ? Aux Etats-Unis et de plus en plus en Europe, on n’y croit pas - ou plus. Il faut dire que ce leitmotiv est devenu difficilement audible et semble s’inscrire à contre-courant des évolutions de la région depuis la fin des années 1970. A cette époque, le président Sadate décide de changer radicalement d’orientation, de priorités et d’alliances - expulsant les conseillers soviétiques et ouvrant les bras aux Etats-Unis - pour récupérer le Sinaï. Abandonnant les Palestiniens, il signe la paix séparée de Camp David avec Israël en 1978 : les pays arabes rompent alors leurs relations avec Le Caire et se voient ainsi privés du chef de file que l’Egypte avait été durant des décennies.

Parallèlement, la montée en puissance de l’Arabie saoudite et des pays du Golfe et leur rayonnement financier sont porteurs de valeurs religieuses, de consumérisme et d’une bienveillance, voire d’une gratitude, à l’égard des puissances anglo-saxonnes qui les ont aidés à affirmer leur autorité et, pour certains, les ont assis sur leur trône dans des entités territoriales découpées à leurs mesures. Tandis que l’Egypte fait valoir son « égyptianité », les élites du Golfe veulent construire leur avenir national et la sécurité de la péninsule arabique, non sans un certain sentiment chauvin de ne rien devoir à une « cause arabe » dont ils seraient les seuls banquiers. La Jordanie se fixe comme priorité de défendre son territoire et son intégrité en se débarrassant de la résistance palestinienne. La Syrie fait de même par son intervention au Liban en 1976 et par ses offensives pour réduire les capacités de l’OLP, en contradiction avec sa rhétorique nationaliste, qu’elle maintenait intacte.

Aux Etats-Unis, et souvent en Europe, on ne croit plus à la centralité du conflit israélo-palestinien

La révolution islamique iranienne de 1978-1979 et la guerre de huit ans lancée par Saddam Hussein contre elle révèlent un autre axe de tension, bien plus meurtrier que le conflit avec Israël, et contribuent à discréditer les tenants de la centralité du conflit israélo-arabe. La capacité de l’Irak à changer l’équilibre régional est gaspillée dans une mobilisation de toutes les ressources du pays pour affronter de manière obsessionnelle la menace du chiisme à l’intérieur et dans la rivalité avec le voisin iranien. La décision de Saddam Hussein d’envahir le Koweït en 1990 mettra fin à toute espérance que sa puissance puisse servir contre Israël. Ainsi, après l’Egypte, le deuxième plus grand pays arabe sortira de l’équation stratégique israélo-arabe.

Si la défaite de 1967 et le rapprochement qui s’en est suivi entre l’Egypte et l’Arabie saoudite ont mis fin à la guerre froide arabe entre « pays progressistes », alliés à l’Union soviétique, et « pays réactionnaires » proches des Etats-Unis (lire « Erreurs tactiques, choc de stratégies »), aucun système de sécurité régional capable de gérer les crises et de régler les conflits ne fut mis en place. La notion même d’un monde arabe était contestée, souvent remplacée par celle de « rue arabe », agitée par des émotions communes mais fondamentalement impuissante.

L’absence de démocratie a privé les sociétés de débats et de mécanismes de participation

Grâce au thème de la « centralité » du conflit israélo-arabe, les gouvernants actuels ont pu s’emparer du pouvoir, justifier des dépenses en armements exorbitantes et développer de façon tentaculaire leurs services de sécurité en usant d’une rhétorique nationaliste. Pourtant, ce n’est sûrement pas le conflit palestinien qui permet d’expliquer la violence des régimes à l’égard de leur société et leur mainmise sur tous les domaines de la vie publique ; ce n’est pas non plus lui qui justifie la mauvaise gestion, l’autoritarisme, la corruption et la cruauté des dirigeants à l’égard de leurs citoyens.

Mais si les dirigeants usent de l’impératif de la lutte contre Israël avec autant d’efficacité, c’est bien que le conflit façonne la conscience collective des Arabes. C’est là que réside la centralité du conflit : la relation à Israël détermine le jugement des opinions sur chaque puissance étrangère, sur les orientations et les discours des différentes forces politiques. Pour les peuples de la région, il faut rechercher inlassablement le meilleur cadre (arabe ou islamique) susceptible d’améliorer la position arabe face à Israël. Ils rejettent toute bataille dont le but n’est pas de s’opposer à l’Etat hébreu et expriment des réticences à se lancer dans des luttes qui détourneraient les énergies de cet objectif et seraient, par conséquent, « antipatriotiques ». Ainsi s’explique la séduction exercée par tout mouvement qui propose une nouvelle stratégie contre Israël, du Hamas au Hezbollah, jusqu’à la tentation nihiliste chez certains d’applaudir les actes d’Al-Qaida. Si le conflit ne structure plus entièrement la constellation stratégique régionale, il continue de déterminer les comportements. Les dirigeants ont beau chercher à l’enterrer, la bête endormie revient immanquablement pour les mordre.

La guerre des six jours a donc marqué une génération, traumatisée comme l’avait été celle des Français de 20 ans lors de la débâcle de 1940. Elle s’est trouvée unie dans la défaite, abasourdie ; les « c ?urs étaient tombés (7) ». Les aînés se sont laissé confisquer la maîtrise de leur destin ; leur déception fut terrible. Mais pour ceux qui entraient dans la vie adulte, c’était bien plus grave : il fallait bâtir l’avenir à partir d’une réalité paralysante. Physiquement, l’espace arabe était transformé. La guerre et de nombreux territoires avaient été perdus. Il fallait désormais accepter Israël dans les frontières que le monde lui reconnaissait, celles du 4 juin 1967, en espérant qu’il s’en contenterait, en échange des gestes de bonne volonté qu’il exigeait.

Mentalement, cette génération s’est située différemment dans le temps. Elle a ouvert les yeux sur le monde, consciente que les beaux jours où les sociétés ont un avenir collectif étaient terminés. La projection dans l’avenir est angoissante, l’horizon bouché ; la boussole ne peut être trouvée dans le passé. Pour beaucoup, le mythe - plutôt que la mémoire vive - est devenu un exutoire. La culture politique de ces générations de l’après-1967 arabe, anti-impérialiste, nationaliste ou islamiste, s’est tissée sur le canevas de la guerre ; sa conscience a pour contours les lignes du cessez-le-feu du 12 juin. Israël a modifié les frontières militaires et stratégiques puis, par le prolongement de l’occupation, les réalités économiques et humaines.

Devant ce lent enlisement des pays arabes, il a fallu beaucoup de courage aux Palestiniens : celui de se battre et d’organiser la résistance d’une part ; celui de la lucidité, d’autre part, pour rester conscients que l’action militaire devrait être instrumentalisée tôt ou tard pour engager des négociations et faire des concessions. Cela, Yasser Arafat et ses compagnons le savaient depuis le début des années 1970 ; mais, à la différence des dirigeants des Etats arabes, ils n’ont jamais choisi d’avancer seuls en imposant par la force leur volonté. Ils ont toujours cherché le débat entre les organisations palestiniennes, le consensus, et démontré leur attachement à un impératif démocratique. Les élections de janvier 2006, qui ont amené le Hamas au gouvernement, l’ont encore montré, de même que les efforts des deux parties pour mettre sur pied un gouvernement d’union nationale, fragile et jusque-là incapable de ramener l’ordre, comme le prouvent les affrontements actuels, mais qui a été préféré par le président de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas à une reprise en main de la situation par la force.

L’absence de démocratie dans le reste du monde arabe a privé les sociétés d’espaces de débat et de mécanismes de participation. De sorte que l’élite intellectuelle a tenté toute seule d’y réfléchir pendant que les dirigeants essayaient de négocier une paix - la leur - et que la population, livrée à elle-même, cherche des solutions à ses angoissants problèmes quotidiens, à l’ombre de gouvernements dont elle n’attend plus grand-chose. Apathique ? Plutôt résignée à l’impuissance, mais cherchant des modes alternatifs d’organisation sociale.

Le passé, ce « poison de l’intellect » selon Paul Valéry, le monde arabe n’a pas su le discuter et encore moins le dépasser. En quarante ans, le nationalisme palestinien a changé de stratégie, de leadership, de discours, de références, mais la longue occupation a prouvé son caractère irréductible. M. Henry Kissinger, qui lança une fameuse apostrophe - « Bye-bye l’OLP » -, n’était plus là pour accueillir le Hamas. Pour la génération marquée par cette guerre, le règlement de la question palestinienne reste l’incontournable condition et l’élément moteur pour se projeter sereinement dans l’avenir.

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Bassma Kodmani

C’est en faisant sauter ce verrou qu’il sera alors possible de s’opposer aux pouvoirs en place et de promouvoir la démocratie et les libertés sans se voir accusé de trahison de la grande cause ; de questionner le poids des armées et des services de sécurité dans la vie des sociétés ; de remettre en question la pensée unique islamiste et d’entretenir des relations plus confiantes avec l’étranger et avec l’Occident en particulier.

Bassma Kodmani est directrice de l’Arab Reform Initiative, Paris ; auteure, notamment, de La Diaspora palestinienne, Presses universitaires de France, Paris, 1997, et de « The danger of political exclusion. Egypt’s islamist problem », Carnegie Papers, n° 63, Washington, octobre 2005.

Notes :

(1) Gamal Abdel Nasser (1918-1970) prit le pouvoir en Egypte en 1952, avec le mouvement des Officiers libres, et se fit le chantre de l’unité arabe. Le parti Baas (qui signifie « renaissance »), créé en 1947 sur le mot d’ordre d’« unité, libération, socialisme », était influent chez les militaires et parmi les couches moyennes. Disposant de « sections » dans chaque pays arabe, il s’empare du pouvoir en Syrie et en Irak dans les années 1960. Pourtant, les relations détestables et les divergences entre Damas et Bagdad empêcheront toute unité arabe.

(2) Cf. Ian S. Lustick, Unsettled States, Disputed Lands : Britain and Ireland, France and Algeria and the West Bank-Gaza, Cornell University Press, New York, 1993.

(3) A la suite de la défaite, Nasser démissionne le 9 juin, mais il revient sur sa décision le lendemain à la suite des gigantesque manifestations.

(4) Membre des Frères musulmans, théoricien de la violence comme stratégie politique, qui inspire les mouvements djihadistes. Exécuté sur ordre de Nasser en 1966.

(5) Cf. Safahat majhoula fi tarikh al haraka al islamyia al mu’asira. min al naksa ila almachnaqa, témoignage de Talal Al-Ansari (un des chefs du Djihad islamique égyptien), recueilli par Abdallah Sourour, Al Mahrousa, Le Caire, 2006.

(6) Cf. Farouk Mardam-Bey et Elias Sanbar, Etre arabe, entretiens avec Christophe Kantcheff, Actes Sud, Arles, 2006.

(7) Charles Taylor, « A different kind of courage », The New York Review of Books, 26 avril 2007

Bassma Kodmani - Le Monde diplomatique, juin 2007


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