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La fracture Orient-Occident : une vision binaire et explosive du monde (partie 1/2)

lundi 6 août 2007 - 07h:06

Georges Corm - Futuribles

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Introduction

Le XXIème siècle et le retour à la politique des blocs antagonistes. Dans les imaginaires des sociétés monothéistes d’Occident et d’Orient, la Méditerranée est très souvent perçue comme une ligne de fracture majeure entre le monde chrétien et le monde musulman.

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Georges Corm

Quelque peu effacée, durant la Guerre froide, au profit de la fracture Est-Ouest séparant le monde communiste de celui des sociétés démocratiques, elle semble refaire surface avec force. Cette division opposerait, hier comme aujourd’hui, une méditerranée chrétienne et son prolongement dans le continent européen et le monde atlantique d’un côté, et une méditerranée musulmane avec ses prolongements en Asie mineure et centrale, mais aussi dans la péninsule indienne, d’un autre côté. La popularité acquise, depuis la fin de la Guerre froide, dans tous les milieux orientaux ou occidentaux par le concept de guerre des civilisations, des valeurs, des religions, n’est-elle pas la meilleure preuve de la réalité profonde et incontournable de cette ligne de fracture qui apparaît, enfin, au grand jour, dans sa réalité la plus crue ? (1)

En fait, tout dans notre environnement quotidien nous laisse envisager l’inéluctabilité d’une guerre encore plus généralisée que ne l’est aujourd’hui celle que mène l’armée américaine et quelques contingents militaires alliés en Afghanistan et en Irak contre le « terrorisme ». Pour le discours politique ambiant justificatif de cette guerre, il convient de préserver des valeurs des sociétés démocratiques, qui seraient menacées, tous les jours un peu plus, par un « islamo-fascisme » qui se révèle comme un ennemi redoutable de l’Occident judéo-chrétien et démocratique (2). L’image inverse est répandue en Orient musulman. Les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, si graves et sanglants qu’ils aient été, ne peuvent justifier l’invasion de deux pays musulmans, même si certains gouvernements de pays qui se disent « musulman » ont acquiescé à la logique des interventions américaines. Pour de nombreux citoyens des pays arabes ou d’autres pays musulmans, le déploiement de force des gouvernements occidentaux et l’occupation de l’Afghanistan et de l’Irak renouvellent l’esprit de Croisade qui a animé autrefois les sociétés chrétiennes d’Europe, mais aussi la grande poussée coloniale du XIXème siècle, ayant entraîné à cette époque l’occupation de pratiquement l’ensemble du monde musulman.

Bien plus, le malentendu central dans la construction de cette fracture reste l’émergence de l’Etat d’Israël et ses conquêtes territoriales depuis 1948, ainsi que l’extension permanente des colonies de peuplement. Les sociétés européennes, traumatisées par la série de persécutions anti-sémites, puis par le génocide des communautés juives d’Europe aux mains du régime nazi, ne comprennent pas que les Arabes n’éprouvent pas le même sentiment qu’eux à l’endroit de l’Etat d’Israël. La naissance de cet Etat qui se définit par la judéité de ses citoyens est, en effet, perçue par la sensibilité européenne et américaine comme une nécessaire réparation des persécutions subies, un accomplissement de l’histoire tourmentée et cruelle du judaïsme. Aussi, l’existence d’une résistance arabe multiforme dès les débuts du Mouvement sioniste, lui apparaît-elle comme un phénomène particulièrement aberrant et irrationnel, qui relèverait de l’anti-sémitisme le plus féroce, tel que l’Europe a pu le pratiquer autrefois. L’appui direct, et pratiquement sans restriction, qu’il soit financier, militaire ou moral, que les puissances occidentales, Etats-Unis en tête, accordent à Israël, confirme bien dans la psychologie collective des Arabes et des musulmans, la perception d’une renaissance de l’entreprise « croisée », menée cette fois de façon commune entre le christianisme et le judaïsme contre l’islam (3)

Violence guerrière et terrorisme

Ainsi, la fracture entre ces deux mondes donne-t-elle lieu aujourd’hui à des guerres et des éruptions de violence qui vont en s’amplifiant et qui rappellent de plus en plus celles qui ont caractérisé la Guerre froide (guerre de Corée, guerre du Vietnam, crise de Berlin, crise de Cuba, etc...).

Les efforts iraniens en matière de production d’uranium enrichi peuvent donner les mêmes frissons de peur d’un éventuel usage de l’arme atomique entre les deux blocs antagonistes, que ceux qui ont accompagné l’introduction de missiles balistiques soviétiques à Cuba en 1961. En fait, la situation actuelle est caractérisée par une coexistence de situations que l’on peut qualifier de Guerre froide et de guerres chaudes (telles que les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak), mais aussi d’explosions de violence militaire soudaine, comme au cours de l’été 2006, lorsque l’armée israélienne, en représailles à l’enlèvement de deux de ses soldats par le Hezbollah libanais, bombarde durant 32 jours le territoire libanais par terre, par mer et par air. En Palestine, le conflit que provoque la perpétuation de l’occupation israélienne et les attaques armées des mouvements de résistance se réclamant de l’islam, n’en finit plus de durer. Il peut certes être qualifié de conflit à basse intensité, mais sa valeur hautement symbolique, comme l’un des grands épicentres de la fracture, lui confère un statut spécial.

Enfin, le terme de « terrorisme » sert désormais d’étiquette pour désigner tous les actes violents commis contre des occidentaux ou des israéliens par des groupes se réclamant de l’islam. Ce phénomène, qui fait l’objet de bien peu d’analyses, ne serait-ce que pour distinguer ses différentes natures et manifestations, est devenu l’élément central aussi bien dans la politique des gouvernements occidentaux, que dans celle des Nations Unies. Il est considéré comme la plus grande menace pour l’avenir de l’humanité et la paix du monde. Ceci est très clairement exprimé dans le rapport du Secrétaire général des Nations Unies, intitulé In Larger Freedom. Towards Development, Security and Human Rights for All (Document A/59/2005) sur une réforme du système de l’organisation internationale. Ce document a été présenté au sommet des chefs d’Etat tenu lors de la session de l’assemblée générale de septembre 2005. Cette magnification du danger terroriste, comme menace unique et centrale sur le devenir de l’humanité a d’ailleurs servi de justification aux deux grandes guerres chaudes de l’après-Guerre froide (Afghanistan et Irak). Il a entraîné aussi de nombreuses atteintes aux libertés individuelles, plus particulièrement aux Etats-Unis, atteintes peu compatibles avec les progrès réalisés dans la protection de ces libertés par le développement des conceptions de l’Etat de droit en Occident. Il cristallise une islamophobie qui s’étend un peu partout dans le monde et aggrave les crispations identitaires dans les sociétés monothéistes musulmanes, chrétiennes et juives.

La dangereuse vision binaire du monde par des imaginaires enflammés

Deux mondes, deux méga-identités (4), apparaissent désormais irréductiblement dressés l’un contre l’autre. Le monde euro-atlantique dont la pointe avancée est l’Etat d’Israël, espace quasi-sacralisé dans la conscience occidentale d’un côté, et le monde musulman méditerranéo-asiatique qui, non seulement le voisine directement, mais dispose désormais de nombreuses communautés implantées au c ?ur de ce monde, d’un autre côté. Ces communautés ont été constituées à la faveur de la colonisation, puis de la décolonisation, puis du fait des besoins de main d’ ?uvre bon marché dans le cadre de la reconstruction de l’Europe ou de la politique d’immigration américaine. Elles continuent d’enfler aujourd’hui sous l’effet de la globalisation économique et de l’appauvrissement des millions de ruraux des pays musulmans qu’elle entraîne. Elles sont perçues dans les pays d’accueil comme un danger, des cinquièmes colonnes potentielles dans la nouvelle guerre de « civilisation » qui succède à l’ancienne Guerre froide ; pour les membres de ces communautés, comme pour les sociétés dont elles sont issues, les musulmans, hors de chez eux, sont désormais victime de discriminations et de préjugés qui s’inscrivent naturellement dans l’hostilité grandissante et réciproque des deux nouveaux blocs.

Cette vision binaire pessimiste du monde par laquelle s’est ouverte le XXIème siècle et qui n’en finit plus d’enfler, peut-elle être apprivoisée et réduite ? Peut-on déconstruire les contentieux, imaginaires ou réels, qui sont de plus en plus véhiculés par les médias, les recherches académiques, les décideurs et faiseurs d’opinion, afin de construire un monde plus stable et moins violent ? Ou bien allons-nous fatalement vers de plus en plus d’affrontement et de violences, préfigurant des guerres bien plus massives et mortelles que celles qui ont éclaté avec le tournant du siècle ?

Les réflexions présentées ici sont un effort de remise en ordre et de classification des problèmes et des contentieux différents qui agitent et organisent la dynamique des deux mondes supposés opposés et dont nous avons tracé les contours dans cette introduction. Le fait que les modes de perception contradictoires des causes des conflits, tels que nous les avons sommairement décrits, aient leurs racines dans des mémoires historiques sur lesquelles se sont bâtis des imaginaires et des récits d’ordre mythologiques, rend la tâche encore plus ardue.

L’imaginaire peut, en effet, devenir encore plus redoutable que la réalité objective et profane. L’explosion des deux guerres mondiales précédentes est bien la preuve du rôle que jouent les imaginaires dans la mise en place des causes des conflits géants, car leur l’origine est à trouver dans le conflit des imaginaires des cultures politiques européennes antagonistes depuis la Révolution française et les contre-révolutions qu’elle a suscitées. Aussi, le monde peut-il apparaître aujourd’hui à la veille d’un conflit majeur de même envergure que les précédents, lorsque les excès des imaginaires nationaux enflammés, puis ceux des imaginaires idéologiques et raciaux, ont provoqué à vingt ans d’intervalle des dizaines de millions de morts sur divers continents.

Nous passerons ici en revue successivement les cinq sources principales de conflit qui sont au c ?ur des problématiques d’affrontement géopolitiques majeurs et de plus en plus violents.

1) Le terrorisme est-il la cause première des désordres du monde ?

Quelques remarques de bon sens s’imposent ici.

Il est d’abord très salutaire de faire la comparaison entre le nombre annuel de victimes produit par le terrorisme depuis le 11 septembre 2001 et celui des accidents de la route survenus dans le monde chaque année ou celui des typhons de natures diverses qui affectent l’Asie ou le continent américain, celui des victimes des épidémies, tel le Sida, ou encore les victimes des famines ou de la malnutrition qui affectent encore de vastes régions du monde (5). Cette comparaison montre bien que si le terrorisme est certes repoussant, le nombre de victimes qu’il produit annuellement est d’une ampleur tout à fait réduite par rapport aux autres causes de décès de victimes dans le monde. On peut aussi évoquer les très nombreuses guerres récentes, telles que celle du démembrement de la Yougoslavie, ou les guerres destinées à combattre le terrorisme, comme celles d’Afghanistan et d’Irak ou la guerre menée par Israël au Liban durant l’été 2006, sans parler du génocide du Ruanda en 1993-1994 (800 000 victimes) ou des massacres du Congo.

Le terrorisme est donc un phénomène aux conséquences réduites par rapport au nombre de victimes injustifiées dans le monde, dont la mort résulte le plus souvent de l’augmentation des risques de natures diverses (écologie et catastrophes naturelles, moyens de transports sophistiqués à grande vitesse, pandémies, injustices dans la distribution des revenus et des moyens d’accès à une nutrition suffisante, Etats défaillants à empêcher des massacres internes, etc...). Il est aussi intéressant de constater que le plus grand nombre d’opérations terroristes spectaculaires a lieu dans le monde musulman lui-même (Egypte, Indonésie, Pakistan, Maroc, Algérie, Arabie saoudite, Turquie) par des groupes dits « jihadistes » ou « takfiristes » (6) qui contestent l’ordre existant du monde, tout comme les anarchistes russes l’ont fait à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle ou encore comme les groupuscules d’extrême gauche en Europe ou au Japon dans les années soixante ou soixante dix du siècle passé ou, plus près de nous, certaines guérillas d’Amérique latine, notamment les mouvements de type Sentier lumineux ou les FARC colombiennes. Il s’agit du terrorisme exprimant « un malaise de civilisation » particulièrement aigu, accompagné de situations socio-économiques spécifiques, une crise d’institutions politiques et d’autorité légitime, le reliquat de rêves messianiques et millénaristes engendrés par les idéologies de source religieuse ou laïques. Ce terrorisme ne peut être combattu que par des moyens renforcés de police en attendant des évolutions et réformes sociales qui suppriment progressivement les causes du phénomène.

Ce terrorisme de nature très spécifique est à distinguer d’une autre forme d’action violente très répandue dans l’histoire récente de l’humanité, qui conteste une occupation de territoires par une armée étrangère. Ce terrorisme était jusqu’à récemment qualifié de « résistance » à caractère légitime, quelle que soit la nature de la bannière idéologique, religieuse, ethnique, nationale, ou même transnationale, lorsqu’elle se réclame d’une idéologie de type universel (communisme). C’est bien le cas de la résistance opposée en Palestine par le Hamas et au Liban par le Hezbollah. Le seul traitement efficace et rapide de ce type de résistance légitime consiste à supprimer l’occupation étrangère et à restaurer l’indépendance et la dignité des populations qui continuent de subir de longues années d’occupation.

Ce terrorisme/résistance n’est pas non plus à confondre avec le terrorisme qui veut lutter contre ce qui est perçu comme une domination insupportable d’un groupe hégémonique qui gère un territoire, comme dans le cas de la résistance Tamoul au Sri- Lanka, du terrorisme corse, de celui de l’IRA irlandaise ou du mouvement kurde PKK de résistance en Turquie, ainsi que l’ASALA arménienne, de l’ETA basque ; ces mouvements visent aussi une indépendance ou à une autonomisation poussée de la population concernée.

Le discours des décideurs occidentaux et la littérature onusienne sur le terrorisme, en englobant dans un même vocable des violences aux causes totalement différentes ne facilitent guère l’analyse calme et froide du phénomène et donc du traitement qu’il faut lui appliquer pour le réduire. Il pousse à l’amalgame permanent entre « islam » et « terrorisme », en dépit des situations diverses et hétéroclites qui ne concernent pas toutes des musulmans ou qui peuvent viser à la subversion des sociétés musulmanes elles-mêmes.

C’est pourquoi, tant que la dissociation n’est pas faite entre les différentes situations engendrant le terrorisme, la confusion ne pourra qu’augmenter dans les deux imaginaires opposés que nous avons décrits. Continuer sur ce chemin mène droit à la guerre généralisée. Combattre « le terrorisme » de façon aussi abstraite et décontextualisée, en déployant des armées dans plusieurs pays et envahissant certains d’entre eux, accusés faussement d’abriter des terroristes pour ce qui est de l’Irak, est une recette pour la catastrophe future. Elle ne produit en tous cas que plus de terrorisme. L’armée américaine aura perdu plus d’hommes en voulant punir les auteurs des attentats du 11 septembre que le nombre de victimes causés par ces attentats eux-mêmes (7). De plus, les Etats-Unis ont dépensé environ 600 milliards de dollars pour financer les guerres militaires qu’elle a menées et qui n’ont en rien résolu le problème du terrorisme.

2) Le problème est-il aux Etats-Unis et dans la nature de leur relation avec l’Europe ?

L’opinion dans les sociétés occidentales est très divisée quant à la nature du pouvoir américain et l’appréciation de ses comportements, mais aussi quant à l’attitude à avoir vis-à-vis du gouvernement des Etats-Unis.

S’il est certain que beaucoup pensent le plus grand mal des néo-conservateurs au pouvoir et de George W. Bush et son vice-président Dick Cheney, l’opposition à la politique américaine au Moyen-Orient a été largement désarmée en Europe, ce qui laisse aux Etats-Unis le champ libre pour continuer sur leur lancée à l’extérieur du continent américain. L’opinion en Europe, et même dans le monde, est divisée quant à la qualification de cette politique. Elle peut, en effet être analysée de deux façons différentes. La première voit dans la politique américaine la concrétisation de la construction d’un empire global visant à la domination du monde ; la seconde, au contraire, n’y voit que l’expression d’un désir sincère de préserver le « monde libre », expression qui a survécu à la fin de la Guerre froide, d’agressions externes injustifiées.

Pour les uns, par ailleurs, les aventures militaires américaines dans le monde musulman sont le dernier sursaut de cette « hyperpuissance » économique et militaire entrée en décadence irrémédiable (8) ; pour d’autres, les interventions militaires américaines tout azimut dans le monde, plus particulièrement en Asie musulmane, sont perçues comme nécessaires pour préserver les fondations de la civilisation occidentale, menacée par les nouveaux barbares ? Le vieux fond de peur d’une décadence qui frapperait le monde occidental, pareil à celle qui a frappé autrefois l’empire romain, alimente cette façon de voir. De Montesquieu à Spengler et Toynbee - qui a décrit si bien le risque présenté par les prolétariats intérieurs pour les sociétés de haute civilisation -, l’idée de la décadence ou du « déclin de l’Occident » hante la pensée politique occidentale. Le danger russe communiste écarté, la menace « barbare » est désormais celle du tiers-monde musulman en pleine expansion démographique, alors que les sociétés occidentales sont en déclin démographique. Dans cette perspective, les Etats-Unis, avec leur puissance militaire et leur désir de combattre sur tous les continents pour préserver la civilisation occidentale, qu’elle soit caractérisée par les valeurs judéo-chrétiennes ou les valeurs de la liberté et de la démocratie, doivent être soutenus et aidés sans hésitation (9).

En fait, au sein même de l’Europe, les débats sur la politique extérieure américaine sont piégés et passionnel pour plusieurs raisons. Se réclamant de la tradition tocquevillienne, différents courants de pensée en Europe veulent voir dans les Etats- Unis, le régime politique idéal, fait d’équilibre et de mesure, en opposition à la folie des régimes issus des révolutions européennes, qui auraient fini par enfanter les deux monstres totalitaires qu’ont été le régime nazi et celui des soviets. Les dérapages actuels des Etats-Unis dans la guerre contre le terrorisme sont vus comme des « dommages collatéraux » modestes et supportables (10) ; la responsabilité de ces dommages serait, en tous cas, moralement imputable à la férocité de l’attaque subie par les Etats-Unis le 11 septembre 2001, ainsi qu’aux dangers d’une subversion islamique multiforme qui se manifeste un peu partout dans le monde. L’hypothèse implicite des partisans des Etats-Unis est bien que l’Occident est obligé de mener des guerres défensives et préventives contre un nouvel ennemi qu’ils estiment très clairement identifié (le terrorisme, inspiré par l’islamo-fascime).

Un autre argument en faveur de la solidarité euro-atlantique invoque la reconnaissance que l’Europe doit avoir vis-à-vis de son allié américain qui est venu deux fois à son secours et a fait d’énormes sacrifices pour sauver l’Europe de l’enfer dans lequel elle était tombée par le déclenchement de la guerre 14-18, puis de celle de 39-45. Dans cette vision, cette reconnaissance doit être éternelle, car c’est aussi la puissance des Etats-Unis dans son expression foisonnante et multiforme, économique, scientifique, culturelle et militaire qui a eu raison du géant soviétique qui menaçait les libertés des peuples européens. Ce dernier s’est effondré de lui-même, rendant son tablier face au succès de la société démocratique ouverte sous la conduite des Etats- Unis et écartant définitivement le spectre d’un holocauste nucléaire. Critiquer les Etats-Unis serait donc moralement condamnable et le terme d’anti-américanisme en est venu à désigner, en fait, l’ingratitude infantile de tous ceux qui s’opposent à la politique du gouvernement américain. Toute velléité européenne de se séparer du géant américain serait donc suicidaire. Dans cette perspective, la solidarité atlantique, avec son corollaire de l’adhésion militaire à l’OTAN, est la seule voie raisonnable.

Peut-on, cependant, croire sérieusement que les Etats-Unis soient intervenus militairement par deux fois en Europe pour les beaux yeux des Européens ? Croit-on que la raison d’Etat s’embarrasse de considérations éthiques, morales, voir amoureuses (l’amour d’un pays ou d’un Etat pour un autre) ? Les Etats-Unis n’ont-ils pas d’abord, lors du déclenchement des deux conflits, adopté une politique de stricte neutralité vis-à-vis des Etats européens en guerre, pour n’intervenir que lorsque leurs intérêts vitaux ont été directement menacés ? Une intervention immédiate n’aurait-elle pas abrégé les deux guerres mondiales, voir ne les aurait-elles pas empêché, si le gouvernement américain avait fait savoir qu’il considérerait toute attaque sur ses alliés traditionnels français et anglais comme une attaque contre les Etats-Unis ? Il y a dans la thèse de la solidarité existentielle entre l’Europe et les Etats-Unis une naïveté romantique évidente, une absence de bon sens et de sens des réalités, qu’il serait bon de commencer à analyser et déconstruire. Si le Général de Gaulle avait bien compris la nature de la politique extérieure américaine et avait tenté de rétablir de la raison dans la relation euro-atlantique, cette expérience fugace a été enterrée dans la mémoire de l’Europe.

La question n’est d’ailleurs même pas posée de savoir pourquoi l’OTAN survit à la fin de la Guerre froide alors que le danger militaire présenté par l’empire soviétique a disparu. Est-il vraisemblable que les groupuscules terroristes, dans la diversité de leurs natures et de leurs contextes, puissent mobiliser des forces militaires susceptibles d’envahir l’Europe ou les Etats-Unis, ce qui justifierait alors le maintien et le renforcement des structures militaires mises en place lors de la Guerre froide ? L’Europe n’est-elle pas vraiment à même de se défendre contre une invasion « musulmane » dont on ne sait d’ailleurs pas encore d’où elle viendrait ? Les armées européennes ne sont-elles pas en train de se déployer en Afrique, dans les Balkans, au Moyen-Orient, sous couvert de lutte contre le terrorisme au lieu de renforcer les défenses de l’Europe elle-même ? Pour avoir de bonnes raisons de maintenir vivante l’OTAN, il faudrait imaginer un scénario où la Turquie, alliée à l’Iran devenue effectivement une puissance atomique, aurait l’ambition de reconquérir l’Europe, comme elle a tenté de la faire du temps de l’Empire ottoman. Mais même dans ce cas, ne vaut-il pas mieux pour l’Europe concentrer ses moyens militaires sur le continent plutôt que de les éparpiller dans le sillage de la politique américaine aux quatre coins du monde ?

Il est important ici, en fait, de poser la question clé de la rationalité d’une automaticité de la solidarité entre l’Europe et les Etats-Unis. En effet, elle donne corps à la vision imaginaire d’une guerre de civilisation, succédant aux grandes guerres nationales puis à la guerre idéologique entre le bloc socialiste soviétique et le bloc capitaliste euroatlantique. Il n’y a plus de fanatismes nationaux, plus de fanatismes idéologiques, mais des fanatismes civilisationnels où la religion jouerait le ciment de chacun des deux blocs (11). Est-il vraiment bien raisonnable de voir le monde sous ce jour dans un système binaire, totalement factice, divisé entre bons et méchants ?

La fracture Orient-Occident : une vision binaire et explosive du monde (partie 2/2)

* Georges Corm, ancien ministre des Finances du Liban, est Professeur à l’Université Saint-Joseph de
Beyrouth et consultant économique et financier. Il est l’auteur de divers ouvrages sur l’histoire du
Proche-Orient et de ses relations avec l’Europe, dont Le Proche-Orient éclaté, Folio/histoire, 2005 et
L’Europe et l’Orient. De la balkanisation à la libanisation, histoire d’une modernité inaccomplie, La
Découverte, Paris, 2002.



Notes :

1. Il n’est pas inutile de rappeler que l’origine de cette fracture est à rechercher, non dans l’apparition de
l’islam, mais dans la cassure de l’empire romain puis de l’Eglise chrétienne en deux empires et églises
opposées d’Occident et de d’Orient.

2. C’est le thème de très nombreux discours du Président George W. Bush et des principaux ténors néoconservateurs.
Le discours américain sur les groupes terroristes benladenistes fait croire qu’Oussama
Ben Laden disposerait d’armées aussi imposantes que celles de Hitler ou de Staline, qu’il voudrait
rétablir un Califat qui englobe tous les musulmans pour se lancer à la conquête militaire de l’Occident.

3. Sur ce point voir notre contribution « The West versus the Arab World : Deconstructing the Divide »
dans l’ouvrage collectif Conflicts and Tensions, sous la direction de Helmut ANHEIR et de Yudishtir
Raj ISAR, The Culture and Globalization Series, Volume 1, Sage Publications, Londres, 2007 où nous
analysons la fracture non point en tant que choc de civilisation, mais comme le résultat de mémoires
historiques différentes du fait de traumatismes non partagés dans certains cas et d’autres plus
spécifiquement contradictoires.

4. Sur la question des mega-identités, voir Georges CORM, Orient-Occident. La fracture imaginaire, La
Découverte, Paris 2002.

5. Rappelons que le terrorisme de toute origine a fait 5720 victimes depuis 2001, dont 2997 pour les
attaques du 11 septembre 2001. Les accidents de la route, rien qu’en Europe, ont causé la mort de plus
de 214 000 personnes entre 2001 et 2005. En 2002, suivant un rapport des Nations Unies cité dans un
article de la très sérieuse revue médicale The Lancet (n° 9521 du 6-12 mai 2006), le nombre de morts
dû aux accidents de la route dans le monde s’est élevé à 1,2 millions de personnes, cependant que le
nombre de blessés a atteint le chiffre monstrueux de 50 millions. Le coût de ces accidents est estimé à
518 milliards de dollars. Le tsunami de décembre 2005 a causé la mort ou la disparition de près de
300 000 personnes.

6. Les deux catégories pratiquent la lutte contre les infidèles, mais les seconds mettent plus que les
premiers l’accent sur la lutte contre les musulmans devenus impies sous l’effet des moeurs modernes,
le mot « takfiri » signifiant considérer comme païen avec la notion d’excommunication, alors que le
mot « Jihad » signifie la Guerre sainte contre les non-musulmans agresseurs de sociétés musulmanes.

7. Rappelons, par ailleurs, que le nombre de victimes irakiennes de l’invasion américaine et des
violences généralisées qu’elle a déclenchées est estimé à 600 000 à la fin de l’année 2006 (voir la revue
médicale britannique The Lancet (October 11, 2006) qui publie une étude basée sur les travaux de
chercheurs américains, réalisés en Irak).

8. C’est notamment la thèse d’Olivier TODD, Après l’Empire. Essai sur la décomposition du système
américain, Gallimard, Paris, 2002.

9. Voir Yves ROUCAUTE, Le néoconservatisme est un humanisme, PUF, Paris, 2005.

10. C’est la thèse de Ghassane SALAME, Quand l’Amérique refait le monde, Fayard, 2005. Bien que
critique vis-à-vis de la politique américaine depuis 2002, l’auteur montre une confiance sans restriction
dans la capacité des Etats-Unis de retourner sans tarder à une pratique démocratique plus conforme à la
morale internationale après le dérapage des dernières années.

11. Voir sur ce point, Georges CORM, La question religieuse au XXIè siècle. Géopolitique et crise de la
post-modernité
, La Découverte, Paris, 2006.

Georges Corm - Paru dans la revue française Futuribles, juillet-août 2007, n° 332


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