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Elections turques : "Laïc ou islamiste ?"

dimanche 5 août 2007 - 11h:03

Barry Rubin - Today’s Zaman

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« Laïc ou islamiste ? C’est ce qui occupe encore la tête des Turcs », selon Barry Rubin.

Est-ce que le parti du Développement et de la Justice (AKP) va faire de la Turquie un état islamiste ou pas ?

Sur quel chemin, le parti victorieux des élections du 22 juillet, va-t-il prendre le pays ? C’est la question principale que le Professeur Barry Rubin pose en évaluant la situation après un processus d’élections plein de suspens.

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Partisans de Tayyip Erdogan à Ankara - 23 juillet 2007 - Photo : Reuters

Selon Rubin, le directeur du Centre de Recherche Globale pour les Affaires Internationales, un centre de recherche situé dans le Centre Interdisciplinaire, Herzliya (IDC) (en Israël), l’AKP qui a gagné 47% des voix dans les élections du 22 juillet et qui aura presque les deux tiers des sièges du parlement, est un parti pragmatique, conservateur, modéré et ayant le sens des affaires, malgré ses racines comme un parti de tendance islamique.

« Il y a beaucoup d’indices que l’AKP est modéré et démocratique, que ce soit dans son comportement ou sa composition. Le chef du parti, Tayyib Erdogan, a fait un discours très conciliateur après les élections en jouant sur les bonnes notes pour calmer toutes les inquiétudes que les Turcs pourraient avoir concernant ses intentions », déclare-t-il.

Cependant, Rubin dit que l’AKP a besoin de réussir quelques tests pour gagner la confiance des Turcs — le premier étant la présidence [de la République] et d’autres nominations importantes. « D’un autre côté, la conférence de presse de M. [Abdullah] Gül [le ministre des affaires étrangères], a montré autre chose, une confiance et un désir plus grands pour faire des réclamations. Alors si vous comparez ces deux discours, vous obtenez une très bonne idée des deux options devant le parti ».

Rubin, qui était en Turquie pour des rencontres et des observations à propos des élections, dit que les Turcs espèrent que les remarques d’Erdogan indiqueront la direction que la Turquie suivra.

Après une réunion de tour de table organisée par le mouvement ARI, une organisation indépendante de la jeunesse turque impliquée dans des débats de haut niveau sur des questions de sécurité régionale, Rubin a répondu aux questions de Today’s Zaman.


(Interview réalisée par Yonca Poyrazdogan)


Dans l’un de vos articles, vous demandez si la Turquie va s’islamifier ? Que voulez-vous dire par cela ?

J’ai fabriqué un nouveau mot parce que l’islamisme est une philosophie politique radicale qui dit que l’Islam devrait gouverner politiquement. Le mot ?islamique’ se réfère à la religion. Le mot ?islamifier’ est quelque part entre les deux. Maintenant, vous avez la laïcité. Est-ce que la situation va changer de la laïcité — avec la religion en deuxième place - à un système ouvert où tous les deux sont égaux ? Ou va-t-elle basculer à une troisième situation, celle où ce que des gens définissent comme un comportement islamique adéquat devient la règle, et par conséquent les gens qui ne suivent pas cette règle seront punis ? Que deviendra la Turquie dans 15 ou 20 ans ? C’est cela la question.

A votre avis, à quoi ressemblera la Turquie ?

Je ne sais pas. Personne ne sait. Peu importe quel parti vous soutenez ou qui vous êtes, personne ne sais ce qui va se passer. Personne ne sait si ce gouvernement va durer trois ans ou 20 ans.

Pourquoi pensez-vous il y a de telle imprévisibilité ?

Ce que la direction de l’AKP veut vraiment est important. Ils viennent de tourner au coin et maintenant ils sont des conservateurs modérés avec l’image d’un parti respectant les valeurs de la famille et ayant le sens des affaires, dont les racines historiques ne sont pas si importantes. Cela est possible. Ou est-ce que c’est un parti dont beaucoup de membres veulent créer un nouveau type de société en Turquie ?

Alors quels sont les critères pour évaluer la route de l’AKP ?

Il y a trois domaines à regarder. Tout d’abord, la politique étrangère ; la vieille position d’une Turquie alliée à l’Occident n’est plus vraie. Deuxièmement, les facteurs sociaux ; que se passe-t-il quand des changements sociaux et des pressions affectent le peuple. Par exemple, il y a une raison pour croire que certaines sociétés pensent qu’elles ne peuvent plus obtenir des contrats avec le gouvernement parce qu’elles n’adoptent pas la bonne position politique. Est-ce que cela est vrai et que va-t-il se passer ? Est-ce qu’il y aura du favoritisme ? Est-ce qu’il y aura de la pression sur les gens dans leur travail ?

L’AKP, devrait-il redéfinir les idées qu’il défend ?

La question est qu’est ce qu’il défend ? S’ils sont modérés et ne changent pas beaucoup la façon dont ils ont gouverné le pays durant les cinq dernières années, et s’ils choisissent un président que tout le monde apprécie, alors les gens vont continuer à croire que le parti est effectivement modéré et centriste. Ils doivent continuer à faire leurs preuves. Le danger ici est le triomphalisme. Cela veut dire que si vous pensez que vous avez gagné totalement, vous pouvez faire tout ce que vous voulez. Si la direction dit : nous avons gagné 47 pourcent, nous sommes le parti du peuple et nous pouvons faire ce que nous voulons, alors beaucoup d’électeurs pourront changer d’avis. La question est : Est-ce que [le Premier Ministre] Erdogan est plus malin que cela ? Jusqu’à maintenant, il l’était. S’il ne l’est plus, alors le parti va baisser, et dans trois ans les gens vont voter pour les mettre dehors. Donc beaucoup dépend d’Erdogan. Qu’est ce qu’il pense maintenant ? Son discours après les élections avait montré quelque chose.

Qu’est ce qu’il a montré ?

Qu’il comprend ce danger. Mais de l’autre côté, la conférence de presse [le 25 juillet] de M. [Abdullah] Gül [le Ministre des Affaires Etrangères] a montré autre chose, une confiance et un désir plus grands pour faire des réclamations. Alors si vous comparez ces deux discours, vous obtenez une très bonne idée des deux options devant le parti.

Vous pensez que le discours de Gül à la conférence de presse n’a pas beaucoup aidé le Premier Ministre Erdogan ?

Je pense [qu’il est intéressant] de comparer les deux discours ; le discours d’Erdogan était très conciliateur. Et j’ai parlé à des gens qui disaient qu’ils étaient vraiment impressionnés, bien qu’ils étaient des opposants au parti, et que c’était ça ce qu’ils voulaient entendre - qu’ils [l’AKP] continueraient à essayer de rassembler, de ne pas faire des choses extrêmes et de garder le pays sur son chemin. Mais à la conférence de presse de M. Gül, il disait que les élections étaient un référendum sur lui en tant que président ; ils ont gagné et ceci montre que le peuple veut qu’il soit président. Ceci, bien évidemment, est leur première bonne décision — qui choisir pour devenir le président. Alors que M. Erdogan disait dans son discours, nous comprenons que nous pouvons faire ce que nous voulons faire parce que nous sommes élus en tant que parti centriste. Il y a des problèmes dont un très grand, peut-être deux très grands.

Que sont-ils ?

En effet, je pense qu’il y a trois problèmes. Vont-ils poursuivre ce qu’ils travaillaient dessus jusque maintenant ? La Turquie a trois choix fondamentaux : la laïcité, un système ouvert ou un système plus islamique. Je pense que le parti a clairement l’intention de changer la Turquie de la laïcité vers un système plus égal, à un système plus ouvert d’égalité entre le laïc et le religieux. La question est, ils y sont maintenant, que quelques décisions principales seront prises pour à propos de ce changement.

Quelles décisions principales ?

Qui peut être un officier de l’armée ? Pouvez-vous être un partisan de l’AKP et un officier militaire à forte responsabilité ? Quels types de juges allez-vous avoir ? Allez-vous avoir des juges qui pourront faire des jugements plutôt par considération de la loi islamique. Qu’allez-vous faire avec le système éducatif ? Allez-vous avoir une égalité entre les écoles islamiques — des imams - et les écoles du gouvernement ? Et chacune des ces décisions va être très controversée ; comment vont-ils les traiter, vont-ils pousser très fort, vont-ils aller très vite ? Donc, voilà le premier problème. Et cela est très lié à la question de la présidence, car le président peut faire quelques décisions.

Vous avez mentionné trois problèmes...

Le deuxième problème, je pense, est le problème de l’économie. Je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute que le bon état de l’économie était probablement le sujet le plus important dans ces élections, mais vont-ils pouvoir la maintenir à ce niveau ? Et il y a quelques côtés dangereux. Un élément clé du succès est les taux élevés d’intérêt. Mais si vous continuez avec les taux élevés d’intérêts, vous devez payer l’intérêt. Et il est possible qu’à un moment donné cela provoquerait une crise majeure. Spécialement parce que ceci pourrait signifier que l’argent serait en train de sortir de la Turquie. Alors, que se passera-t-il si l’économie ne se porte pas bien ? Est-ce que cela voudra dire qu’ils perdraient leur support ? Cela apporterait beaucoup de changement politique.

Et quel est le troisième problème ?

Le troisième grand problème est la politique étrangère. La question la plus importante au Moyen-Orient et peut-être dans le monde est la question de l’islamisme radical. L’Iran cherche à se doter des armes nucléaires, il devient plus puissant. Il y a la guerre en Iraq entre deux factions, je veux dire que les sunnites et les chiites sont des mouvements islamistes, et le gouvernement irakien est fortement teinté islamique. Vous avez le problème du Hezbollah essayant de contrôler le Liban. Vous avez un problème avec la Syrie qui, bien que ce soit un régime relativement laïc, se comporte comme si elle était islamiste et elle soutient les mouvements islamistes. Vous avez le Hamas essayant de contrôler, peut-être en train de contrôler le mouvement palestinien, les frères musulmans, ... Les Etats-Unis, dans une certaine mesure, et l’Occident en général sont contre ce développement. Mais le gouvernement turc sous l’AKP ne voit pas ces forces comme des ennemis. Je pense que c’est important de se rappeler que même si dans la Turquie, le parti n’est pas nécessairement si islamiste, au niveau international, il les voit comme des amis. Ceci le place [l’AKP] au côté opposé de l’Occident.

Que pensez-vous de la présentation de ces élections dans les médias occidentaux ?

Je pense que le problème avec la couverture des médias est qu’il ne reflète pas les questions et les problèmes, les complexités dont je viens de parler. C’était du genre : « Ces gens sont modérés, c’est bon, ne vous inquiétez pas et tout est bien ». Et je ne dis pas que ça devrait être négatif et dire « C’est terrible, la Turquie sera un état islamique ». Mais je pense que ça devrait être traité d’une manière plus équilibré, et que le problème est que la couverture des médias occidentaux présente la Turquie dans des termes reflétant la pensée des gens qui les écrivent.

Donc vous pensez que la Turquie est vraiment unique...

Un peuple totalement unique, une histoire unique et toute l’approche est complètement différente. L’existence de l’AKP tel qu’il est, est totalement unique. En l’occurrence, cela est un point important car dans la couverture des médias occidentaux, ils veulent dire : « La Turquie sera un modèle pour les pays à majorité musulmane, et le Turquie sera un modèle pour le Monde Arabe ». Je dois vous dire que dans 35 ans de travail dans le Moyen-Orient je n’ai jamais entendu un Arabe présentant la Turquie comme un modèle. La Turquie est la Turquie, et elle mérite le respect d’être étudiée à part. J’ai cependant la forte impression que ceci ne va pas aider la Turquie en ce qui concerne l’Union Européenne. Car je ne pense pas que les gouvernements français, allemand et bien d’autres vont dire : « Oh, la Turquie a maintenant la moitié de sa population qui vote pour un parti d’orientation islamique, cela n’est pas un problème ». Je pense qu’ils vont avoir peur. Je pense que la réaction des gouvernements en Europe est totalement différente de celle des médias et je pense qu’aux Etats-Unis c’est aussi quelque peu différent. Je pense que certaines personnes dans le gouvernement US vont dire : « C’est bien ça, car c’est l’Islam modéré ». Mais je ne crois pas que la majorité des gens dans le gouvernement US en soit contente. Je pense qu’ils sont satisfaits que cela se soit passé pacifiquement, ils sont contents que l’AKP soit centriste plutôt qu’autre chose.

Pourriez-vous approfondir au sujet des relations entre la Turquie et les Etats-Unis ?

Bien que personne ne va pas le dire dans le gouvernement, la nature des relations entre la Turquie et les Etats-Unis a changé d’une manière considérable. C’est mon travail de dire des choses que personne ne veut dire. Je pense qu’entre 1946 et, je ne sais quelle année, 2002 ou 2003 devrais-je dire, la Turquie et les Etats-Unis étaient des pays alliés. Mais je ne pense pas qu’ils le sont aujourd’hui. Pas à cause du nord de l’Iraq, simplement parce que le gouvernement turc est sur l’autre côté. Le gouvernement est sur l’autre côté pour des questions clés. La question kurde est importante mais ce n’est pas la seule question pour la Turquie. En Iran maintenant il y a M. Mahmoud Ahmadinejad ; est-ce la personne que vous voulez avoir comme votre plus proche allié. L’AKP a évité la politique étrangère de [Necmettin] Erbakan [le précédent Premier Ministre], mais en fait, quelque part, il suit cette direction. Je ne pense pas que le programme iranien des armes nucléaires sert les intérêts turcs. Je ne pense pas qu’un Golfe dominé par l’Iran sert les intérêts turcs.

Vous ne voulez pas dire que la Turquie et les Etats-Unis sont des ennemis maintenant...

C’est très facile de mal comprendre mes propos. Le débâcle des partis de centre droit, le Parti de la Juste Voie [DYP], le Parti de la Mère Patrie [ANAVATAN], il n’y pas de grand parti de centre droit ; c’est le problème numéro un. Le problème numéro deux est la paralysie du CHP [le Parti Républicain du Peuple]. M. [Deniz] Baykal [le chef du CHP] semble préparé pour être au pouvoir pour le reste du 21e siècle. Je veux dire qu’il ne semble pas capable pour faire le travail. Peut-être le prochain parti qui gouvernera la Turquie serait le MHP [le Parti d’Action Nationaliste], si les gens en ont assez de l’AKP, et si le CHP n’arrive pas à gagner plus des voix et il n’y a pas de part de centre droit. Vers qui les gens vont se tourner ? Et le MHP pourrait devenir un parti centriste qui pourrait gouverner. Est-ce que cela arrivera ou pas, encore nous ne savons pas. Alors les élections n’étaient pas la fin de l’histoire ; les élections sont le commencement de ce qui peut être — certains penseraient que c’est exagéré - mais ce qui peut être la deuxième ou la troisième grande ère dans l’histoire de la République Turque.



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Barry Rubin

Barry Rubin est le directeur du Centre de Recherche Globale pour les Affaires Internationales (GLORIA), situé dans le Centre Interdisciplinaire, Herzliya (IDC) à Tel Aviv. En plus de sa qualité de professeur à l’IDC, il est aussi rédacteur en chef du Journal d’Etude des Relations Internationales au Moyen-Orient (MERIA) et du journal des Etudes Turques. Il écrit la rubrique du Moyen-Orient au journal le Jerusalem Post.

Rubin est l’auteur de plus d’une douzaine de livres sur le politique au Moyen-Orient. Ses derniers livres sont « La vérité à propos de la Syrie » (avril 2007) et « L’Avenir du Moyen-Orient » (septembre 2007). Il a aussi écrit « Les Intrigues d’Istanbul » (1989), un livre sur la guerre, la diplomatie et l’espionnage qui a eu lieu en Istanbul et les pays du Balkan durant la seconde guerre mondiale. Il a enseigné dans des universités aux Etats-Unis et en Israël, tout comme à l’Université Technique du Moyen-Orient à Ankara.

Barry Rubin & Yonca Poyrazdogan, le 28 juillet 2007 - www.todayszaman.com - Vous pouvez consulter cet article à :
http://www.todayszaman.com/tz-web/d...
Traduction de l’anglais : IA


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