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De la cause palestinienne à la cause arabe

jeudi 18 mai 2006 - 06h:07

Azmi Bishara - Al Ahram Weekly

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La boucherie que nous voyons ces jours-ci à Gaza [période des bombardements intensifs sur la Bande de Gaza, semaine fin septembre - N.d.T] souligne la misère de la situation actuelle des Palestiniens. Juste avant ces bombardements, les régimes Arabes ont montré une autre image misérable avec cette célébration du désengagement et le paiement d’un tribut au « courage » de Sharon.

L’envers du décor, c’était les milliers de jeunes Palestiniens prenant possession des ruines des colonies israéliennes. C’était l’assaut de la Bastille ou du Palais d’Hiver, ou du moins c’était l’impression donnée au début. Puis, brusquement, ils ont fait silence. Ils se tenaient immobiles, confus et désemparés en haut de ces ruines, sans aucun doute se demandant à eux-mêmes : « Maintenant, qu’allons-nous faire ? ». Combien cette scène était poignante. Un moment nous avions l’exitation et le remue-ménage de l’assaut, puis est venu le moment d’un lourd silence. Il n’y avait rien à faire. Il n’y avait pas de palais de Saddam ou de châteaux de Saint Petersbourg à investir.

Tout a été dit au sujet des colonies ; c’était ce qu’il y avait de pire. Ce que les israéliens ont laissé derrière, c’était des chausse-trappes sous la forme de quelques synagogues. Il s’agissait de structures - ne ressemblant en rien à des palais ou même à des monuments religieux, construites selon la même architecture sans âme et utilitaire des colonies - que Sharon a laissées debout. C’était sa façon de s’amuser sur le dos des Palestiniens. Si ceux-ci laissaient ces constructions en place, c’est comme si Israël gardait un pied dans la porte ; si au contraire ils les démolissaient, un trait d’égalité serait trouvé avec toutes les mosquées qui ont été détruites depuis 1948. Ceci met en lumière la perspective qui est celle d’aujourd’hui, à savoir que l’occupant et l’occupé sont mis sur un pied d’égalité et que des synagogues construites par des colons seraient mises sur un pied d’égalité avec les mosquées des habitants d’origine. En réponse à cette joie à la fois organisée et spontanée lors de la libération de la Bande de Gaza, et en réponse à la réception chaleureuse reçue aux Nations Unies - réception qui fit même trembler sa voix, quoique pour des raisons très éloignées de celles de ceux qui l’acclamaient - le premier ministre israélien a annoncé sa volonté de poursuivre la construction de colonies.

Pour pouvoir comprendre la relation qui existe entre les applaudissements qui ont résonné dans l’enceinte des Nations Unies lors de son discours pétri de rhétorique fondamentaliste hébraïque, et la voix tremblante avec laquelle il s’adressait à l’assemblée devant laquelle il était encore il y a peu de temps virtuellement voué à l’anathème, il apparaît nécessaire de faire un retour en arrière.

Le trait dominant du discours de Sharon est qu’il est imprégné d’un mysticisme qui part du livre de la Genèse et va jusqu’au caractère éternel de Jérusalem. Tout au long de son argumentaire, il s’approprie les termes « éternité » et « éternel » comme moyens rhétoriques pour exclure toute initiative politique, ces moyens étant soudain légitimés à la tribune même de l’ONU. Maintenant, apparemment, ce siège de pragmatisme [qu’est l’ONU] encourage ce qui est occulte et à l’opposé du rationalisme, chaque fois que le pragmatisme le demandera.

Dans son discours du 15 septembre aux Nations Unies, Sharon n’a pas simplement rappelé sa jeunesse en tant que fils de « pionniers » venu en Israël « pour travailler la terre ... pas pour déposséder ses habitants », ou réaliser son amour précoce « pour le travail manuel en semant et moissonnant, pour les pâturages, les troupeaux et le bétail », devant sacrifier le tout car « le chemin de la vie exigeait de lui qu’il soit un combattant et un commandant ». Il n’a pas parlé seulement du droit historique des juifs « à » la terre (opposé au terme « dans » la terre - distinction fondamentale et fréquemment sous contrainte dans le contexte des droits civiques des citoyens Arabes en Israël). Il n’a pas manqué non plus de mettre son auditoire face à 5000 ans d’histoire juive mythologique qui aurait rendu possible qu’il apparaisse devant cette auguste assemblée aujourd’hui, arrivant à l’instant « de Jérusalem, la capitale éternelle d’Israël ». Il a aussi, comme on s’y attendait, saisi l’occasion pour transformer son plan de désengagement en quelque chose de très pragmatique : lancer la balle dans le camp des Palestiniens.

Sharon va vous enseigner que le pragmatisme et le mysticisme sont étroitement entrelacés dans le rationalisme et le modernisme israéliens, lesquels ont pris de l’ascendance non seulement sur les Arabes mais sur l’irrationnalité et le fondamentalisme arabes. Un affrontement des cultures ? Plus d’un le présume. Mais en fait, les cultures ne s’affrontent pas ; ce sont les peuples qui s’affrontent. Lorsque le charabia mystique est utilisé au profit d’un objectif humain et concret, vous avez là le pragmatisme. Mysticisme et pragmatisme sont constamment en situation d’échanger les rôles d’objectif ou de moyen dans un esprit tout à fait utilitaire et pour des buts politiques. Le succès ne dépend pas tant de la rationalité que du pouvoir, de la science, des institutions, du modernisme et autres facettes de la pensée rationnelle.

Par opposition au mysticisme israélien qui réussit, vous avez le mysticisme arabe en échec, sans rationalisme, sans institutionnalisation, acariâtre... Il fera des contorsions pour se rationaliser quand il aura à justifier son absence de volonté et lorsqu’il aura le besoin de dépasser la défaite et d’accéder à des hauteurs métaphysiques, et quand il voudra parler de la création d’institutions et de sociétés modernes et démocratiques. Le fondamentalisme arabe officiel est du pragmatisme par excellence. Il est en rupture complète avec les valeurs qui sont en retour devenues des orphelins politiques abandonnés dans la rue. On se demande, lorsque les dirigeants arabes s’asseyent et écoutent Sharon, s’ils maudissent ceux qui les ont empêchés de l’écouter auparavant, ou s’ils maudissent au contraire ceux qui les ont mis en situation de devoir l’écouter aujourd’hui. Pour trouver une réponse, nous devons là aussi retourner à des prémisses depuis longtemps oubliées.

Depuis sa création, Israël n’a eu de cesse d’aggraver le sous-développement du monde Arabe et son exclusion politique. Depuis 1948, la perpétuation de la cause palestinienne a exacerbé la fragmentation du monde Arabe. Pour cette raison il ne peut y avoir de juste solution à la question palestinienne en-dehors d’une solution du problème Arabe. Bien sûr, la cause palestinienne peut trouver une solution séparément de la cause Arabe, évitant de ce fait complications et complexité, mais ce ne serait pas une juste solution. La justice n’est pas un phénomène métaphysique ; c’est une valeur. Bien sûr, la justice peut être relative dans un contexe pratique de mise en application à travers l’histoire. Mais elle acquière un caractère absolu lorsque le jeu politique dominant l’abandonne en tant que valeur, pousssant la justice dans l’opposition, position dans laquelle elle attire d’autres formes d’injustices. Il n’existe pas d’absolue et juste solution à une juste cause, mais cela ne rend pas une solution injuste acceptable.

La situation actuelle dans le monde Arabe n’est pas celle qui amènera une juste solution à la cause palestinienne. Loin de là, dans son pragmatisme consommé, le monde Arabe tente de persuader les Palestiniens d’accepter l’actuel rapport de forces, la perpétuation de leur soumission aux circonstances et à tous les types de chantage exercés.

Ceci est l’attitude politique qui dépeint le retrait israélien de Gaza comme étant un élément de la feuille de route, elle-même présentée comme une acceptation d’une demande arabe, sans tenir compte du fait que l’auteur de ce document [G. Busch] a accepté à l’avance toute interprétation israélienne par ses lettres de garanties adressées à Sharon. Ceci était le climat politique qui a permis à Sharon de donner libre cours à tout son mépris dans les couloirs des Nations Unies, l’année même de la commémoration des massacres de Sabra et Chatila, et de recevoir des lauriers pour « son courage » pour avoir fait « d’aussi pénibles concessions » à Gaza.

On doit noter que ce climat détestable et les situations grotesques qu’il produit sont les manifestations d’un état du monde Arabe de plus en plus désespéré au fur et à mesure qu’il perdure. Je ne dis pas que le remède soit nécessairement l’unité arabe sous la forme d’une nation pan-Arabe avec le droit à l’autodétermination, même si rien ne s’oppose théoriquement à la création d’une telle entité. Je ne suggère pas non plus que notre recherche d’une solution à la cause Arabe devrait tirer « sa raison d’être » [en français dans le texte - N.d.T] de la nécessité d’imposer une solution juste à la cause Palestinienne, ou simplement de la volonté de s’épargner la vue des fonctionnaires arabes s’accrochant à chaque mot que Sharon éructe. C’est comme si l’on disait que l’on devrait accorder aux femmes palestiniennes l’égalité avec les hommes parce qu’elles ont combattu à côté des hommes contre l’occupation ou parce que cela renforcerait la société palestinienne dans son combat contre Israël.

Il faut reconnaître aux femmes l’égalité avec les hommes parce que l’égalité est une valeur humaine dont la réalisation est essentielle à la réalisation d’une autre valeur humaine qui est la justice sociale. De manière équivalente, bien qu’il ne puisse y avoir de solution juste à la cause palestinienne en l’absence d’une solution à la situation du monde Arabe, notre certitude doit être que cette situation du monde Arabe devrait être résolue afin que la justice, la liberté et la démocratie soient une réalité dans les sociétés arabes.

Les tentatives actuelles de normaliser les relations avec Israël et le spectacle de responsables Arabes louant Sharon comme un nouveau De Gaulle ne sont pas tant des signes de la trahison du monde Arabe à l’égard des Palestiniens que des manifestations de la situation de ce monde Arabe. Tout bien considéré, il n’y a aucun contrat de mariage entre les gouvernements Arabes et le peuple Palestinien. La solidarité officielle avec les Palestiniens n’a jamais été qu’un mythe dans les gouvernements Arabes.

Les régimes Arabes ont eu des attitudes très variées à l’égard de la cause palestinienne. Cela va de l’exploitation cynique et démagogique de façon à faire taire toute demande domestique de réforme sociale et démocratique jusqu’à la croyance sincère que la cause des Palestiniens était la cause centrale du monde Arabe — croyance qui a été élevée au niveau d’une idéologie. Cependant, en passant par le cynisme, la sincérité, l’opportunisme, l’idéologie, le pragmatisme et le romantisme, les régimes ont toujours été très sensibles à la profondeur du sentiment populaire de solidarité avec la cause palestinienne.

La solidarité des peuples Arabes avec les Palestiniens est à la fois réelle et en même temps une compensation. Le peuple dans le monde Arabe sympathise avec les Palestiniens car il peut très bien s’identifier à eux. En même temps ce soutien populaire devient un moyen légitime pour les peuples Arabes d’exprimer leurs griefs contre le status quo. La légitimité de la rhétorique pro-palestinienne qui permet aux gouvernements d’exporter des contradictions internes et au peuple d’exprimer ses souffrances dans une liturgie pro-palestinienne a plus ou moins joué le même rôle que la rhétorique officielle religieuse dans les mosquées ou dans d’autres contextes.

La cause palestinienne n’est plus à même de remplir cette fonction. Premièrement parce qu’en devenant si dépendante de la bonne volonté américaine devenue son unique stratégie de survie cette cause est devenue un élément de l’indigence générale qui prévaut dans la situation du monde Arabe, perdant ainsi son ancien caractère vénérable. La cause palestinienne n’est plus à l’abri du type de critiques qui peuvent être adressées aux équipes dirigeantes du monde Arabe et qu’elle pouvait absorber et contenir. Ensuite, la situation de ces équipes dirigeantes est maintenant hors de contrôle et les contradictions qui pouvaient un moment être dissimulées derrière la cause palestinienne ont débordées cette dernière dans leurs expressions violentes et par conséquent dans l’attention manifestée régionalement et internationalement.

La difficile situation du monde Arabe a toujours été un élément central dans la situation du mouvement palestinien. Mais alors que cette vérité n’était pas évidente jusqu’à un certain point excepté lorsque soumise à l’analyse critique, elle est maintenant exposée dans son évidence la plus rude. Israël a toujours clâmé que le n ?ud du conflit arabo-israélien n’était pas la cause palestinienne mais la nature des régimes arabes, et les Etats-Unis ont bien évidemment adopté ce point de vue. Cette vision des choses doit être rectifiée. En fait la nature des régimes arabes est le n ?ud du conflit à l’intérieur de chacun des pays arabes. Le n ?ud du conflit avec Israël est en effet la cause des Palestiniens, qui fait partie de la cause Arabe ; et c’est ainsi qu’il faut le considérer, car séparer ces deux aspects consisterait à préparer un accord qui se conformerait aux préceptes israéliens [...].

S’il doit y avoir démocratisation et modernisation dans le monde Arabe, ceux qui prendront en charge ces objectifs devront se rendre compte qu’il y a en effet une cause Arabe. Cette conviction est une des différences essentielles entre l’agenda des démocrates arabes et celui des forces colonialistes et de leurs soutiens locaux. La solution à la cause Arabe n’est pas forcément l’unité du monde Arabe, surtout si cette unité n’est pas démocratique et n’est pas constituée d’entités réellement démocratiques. Dans tous les cas, n’importe quelle solution requiert une reconnaissance d’une unité politique Arabe qui dépasse le sectarisme et le régionalisme. Si le résultat est une forme de fédération ou une autre organisation supranationale mais basée sur un consensus et qui puisse même intégrer des entités non-arabes, alors l’identification d’un régime commun au monde Arabe est essentielle.

La situation actuelle du monde Arabe a été rendue explicite par une déclaration américaine officielle faite lors d ?une invasion militaire flagrante et disant que les peuples Arabes doivent abandonner toute notion culturelle et politique pan-arabes et peut-être même toute forme de direction politique fédérant les peuples et nations Arabes, en les remplaçant par des institutions officielles basées sur les divisions sectaires.

La condition Arabe est également déterminée par un système étatique de rentiers. De tels Etats sont caractérisés par une lourde dépendance vis-à-vis de subsides venant de l’étranger ou vis-à-vis de la vente de biens marchands, telles que du pétrole, de la main-d’oeuvre ou des services politiques ; ils se caractérisent aussi par le réinvestissement minimal de ces revenus au profit du développement de leurs sociétés. Ce système de rentiers est une forme de lien social que les Arabes reconnaissent et sont encouragés à adopter comme lien politique. Le pétrole est un formidable obstacle au développement démocratique car ses revenus sont à la base de la promotion d’un féodalisme politique et d’un enracinement des Etats autoritaires à l’intérieur de frontières coloniales dans lesquelles ceux-ci ont été établis.

Une troisième caractéristique de la condition du monde Arabe est leur dépendance virtuelle totale vis-à-vis des Etats-Unis, comme ils ont été dépendants vis-à-vis de la Grande-Bretagne et de la France dans les années 1940. En effet, le nom de l’ambassadeur américain dans n’importe quel pays arabe est mieux connu dans les pays concernés que le nom de certains ministres.

Finalement, la condition Arabe s’expose aux yeux de tous à travers le décalage qu’il y a entre les tentatives des régimes Arabes d’absorber les Palestiniens dans leur rhétorique révolutionnaire, et leur souhait de normalisation avec Israël en déclarant que « nous ne pouvons être plus Palestiniens que les Palestiniens eux-mêmes ». Cette normalisation n’est pas tant un problème palestinien que le reflet du problème Arabe comme le sont toutes les caractéristiques que j’ai citées plus haut, en plus du manque de démocratie et du manque de justice.

* Azmi Bishara est député arabe israélien à la Knesset

Octobre 2005 - Al-Ahram - Vous pouvez consulter cet article à :
http://weekly.ahram.org.eg/2005/763...
Traduction : Claude Zurbach


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