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Le Grand Jeu au Moyen-Orient : après Gaza, le Liban, la Cisjordanie et l’Irak ?

jeudi 21 juin 2007 - 08h:41

Pascal de Crousaz - Le Temps

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L’enjeu de la confrontation dépasse largement Gaza, qui est un des quatre maillons faibles où se battent par alliés interposés deux camps irréductibles, les mouvements radicaux et les régimes conservateurs de la région.

Au Moyen-Orient, depuis que l’intervention américaine en Irak a fait sauter les fragiles équilibres de la région et lancé une dynamique anarchique, deux camps que tout oppose se livrent un combat sans merci. D’un côté des mouvements radicaux, islamistes, qui aspirent à renverser les régimes conservateurs et pro-occidentaux en place, imposer leur vision intégriste de la société, bouter hors du golfe Persique les Occidentaux et rayer de la carte, au Levant, l’Etat hébreu. De l’autre, des régimes conservateurs, proches des Occidentaux, qui veulent sauver leur pouvoir et contenir la poussée islamiste qui jouit d’un dangereux écho parmi leurs populations, et ce d’autant plus que les islamistes jouent sur la plaie toujours ouverte de la tragédie palestinienne.

Deux Etats apportent leur soutien aux mouvements radicaux : l’Iran, puissance régionale sortie grande bénéficiaire de l’intervention américaine, même si la situation économique calamiteuse en fait un géant aux pieds d’argile, et la Syrie, fragile et vulnérable n’eût été son alliance avec Téhéran. Le Guide de la révolution, Ali Khamenei, ne fait pas mystère des enjeux du Grand Jeu et des hautes ambitions iraniennes : « Les Américains ont des plans pour remodeler le Moyen-Orient. Très bien, nous aussi. »

Parmi les mouvements radicaux alliés de Téhéran, certains mouvements chiites irakiens, le Hezbollah et le Hamas. Le chef du Hamas, Khaled Meshaal, en visite à Téhéran, il y a quelques mois, assumait tout haut le rôle que joue la République pour le mouvement islamiste : l’Iran d’Ahmadinejad, disait-il, constitue « notre profondeur stratégique ».

De l’autre côté, un groupe d’Etats que la poussée iranienne menace : l’Arabie saoudite (et, plus discrètement, les autres monarchies du Golfe), l’Egypte et la Jordanie. Ils ont, dans une certaine mesure, comme allié objectif Israël lui-même. Et, derrière eux, les Etats-Unis, malgré quelques évidentes divergences de vues. Parmi les alliés locaux que soutiennent ces Etats : Mahmoud Abbas et le Fatah en Palestine, le gouvernement Siniora au Liban, et certaines factions du gouvernement irakien.

S’il est impossible aux deux camps d’en venir à un affrontement direct (les Etats-Unis, en Irak, empêchent pour l’instant l’Iran d’entrer en contact direct avec ses alliés et ses adversaires), ils se battent par alliés interposés dans les quatre « maillons faibles » du Moyen-Orient ; quatre terrains d’un jeu mortel dont les populations font les frais des guerres civiles larvées ou ouvertes que se livrent les partisans locaux des deux camps. Il s’agit bien entendu de Gaza, de la Cisjordanie, du Liban et, dans une large mesure, de l’Irak.

Il n’y a aucun jugement de valeur dans cette analyse des deux camps. Et surtout pas une division manichéenne entre « bons pro-Occidentaux démocrates » et « méchants islamistes antidémocratiques » ; la nature politique des islamistes et des conservateurs est bien plus complexe, ambivalente, voire confuse, qu’une division néo-conservatrice du monde. Et le respect de la démocratie n’est pas exactement l’apanage des régimes pro-occidentaux, pour dire le moins... On note juste ici l’affrontement de deux camps aux objectifs antinomiques.

Ce décryptage des événements dramatiques auxquels nous assistons ces derniers mois au Moyen-Orient par l’affrontement entre radicaux et conservateurs peut sembler excessivement schématique et réducteur. La position d’Al-Qaida, en particulier, peine à être réconciliée simplement avec cette division binaire qui doit être considérablement affinée pour rendre compte de l’extrême complexité du jeu irakien. Le Hezbollah et le Hamas ne sont pas de simples marionnettes de leurs protecteurs syriens et iraniens. Les pouvoirs en place à Riyad, au Caire, et à Amman ne sont en aucun cas des « laquais de l’Occident » et défendent avant tout leurs propres intérêts. Tous les acteurs impliqués jouissent de plus d’autonomie que les apparences du Grand Jeu peuvent le laisser penser de prime abord. Mais, pour simplificateur qu’il soit, ce modèle d’explication comporte cependant bien des éléments solides et avérés. Et le bras de fer entre les deux camps connaît une formidable accélération ces dernières semaines.

La bande de Gaza, un des quatre pions, vient donc de tomber spectaculairement aux mains des islamistes. Certes, Gaza était une place forte du Hamas dès le début des années 1990, et c’est presque une parenthèse qu’a laissé ouvrir Yitzhak Rabin en autorisant Yasser Arafat et son Fatah à reprendre pied à Gaza en juillet 1994, suite aux Accords d’Oslo. Il le faisait en bonne partie, d’ailleurs, pour éviter, déjà, que Gaza ne passe sous le contrôle du Hamas. Malgré le fait qu’ils soient l’aboutissement d’un processus depuis longtemps entamé, et accéléré par la disparition du vieux raïs, symbole national des Palestiniens, les événements de la semaine dernière constituent une formidable rupture de l’histoire proche-orientale.

La prise de Gaza par les radicaux anti-occidentaux annonce-t-elle la chute du Liban, de la Cisjordanie, de l’Irak, voire de régimes conservateurs bien établis ? Signale-t-elle le crépuscule des régimes conservateurs « modérés », l’aube d’une large victoire de ceux qui veulent casser l’ordre essentiellement pro-occidental établi peu à peu dans la région depuis les années 1970 ? Pour apporter des éléments de réponse, nous devons d’abord nous poser la question de la signification réelle de la victoire militaire du Hamas à Gaza et des conséquences de celle-ci. Gaza pourrait, en effet, aussi bien se révéler être le Hanoi triomphant que le tombeau des islamistes.

La division des territoires palestiniens en deux entités nettement distinctes rend un service décisif aux Occidentaux et à Israël. Il est maintenant possible d’appliquer un traitement très différencié au Gaza du Hamas et à la Cisjordanie du Fatah. Gaza sera maintenue isolée, encerclée, sans espoir politique, tout juste gardée en deçà de la famine et de la catastrophe humanitaire. Si la direction politique du Hamas n’a pas la sagesse de contenir son aile armée et de ne pas provoquer militairement Israël, le nouveau ministre de la Défense israélien, Ehoud Barak, n’hésitera pas à frapper Gaza avec une vigueur sans précédent.

Ehoud Barak aime à ce qu’il soit répété de lui qu’il est le soldat le plus décoré de l’histoire de l’armée israélienne. Il entend maintenir son image de militaire rassurant. Il ne va pas foncer tête baissée dans une opération prématurée et aventureuse, mais il ne pourra tolérer des provocations militaires du Hamas. Il veut d’autant plus soigner son image positive auprès du public israélien qu’après une longue traversée du désert il vient de reprendre la tête du Parti travailliste et aspire déjà à redevenir premier ministre aux prochaines élections. Ni plus ni moins. Il doit prouver qu’il est l’homme le plus apte à garantir la sécurité d’Israël. La nouvelle donne à Gaza lui permet de le faire. Le Hamas ferait bien de s’en souvenir.

De l’autre côté, Israël, les Etats-Unis, voire les régimes arabes conservateurs, ont un intérêt vital à ce que ne se reproduise pas en Cisjordanie la défaite militaire subie à Gaza. Pour eux, la perte de Gaza constitue autant un camouflet qu’une opportunité sans précédent, voire une aubaine. La fin de la cohabitation Fatah-Hamas, l’explosion du gouvernement d’union nationale palestinien servent les intérêts occidentaux et israéliens. Ils séparent le « bon grain de l’ivraie » et permettent un traitement différencié. Il devient possible d’aider massivement l’allié Mahmoud Abbas sans profiter au Hamas. On parle déjà, en Israël et en Occident, de libérer des aides matérielles substantielles pour consolider le pouvoir de Mahmoud Abbas.

Mais on sait que l’aide économique est loin de suffire à gagner les c ?urs. Au-delà de l’aide économique, Condoleezza Rice et une partie de l’Administration américaine, les autres membres du Quartet, en premier lieu l’Union européenne, voire certains décideurs israéliens, aimeraient relancer un processus diplomatique de paix. Offrir un réel « horizon politique » aux Palestiniens qui font encore confiance au Fatah, cinq ans après le lancement de la fameuse « feuille de route » qui leur promettait un Etat à court terme mais n’a, jusqu’ici, rien produit. Redonner espoir aux Palestiniens jugés modérés tout en punissant, dans leur prison à ciel ouvert de Gaza, ceux qui ou ont laissé le Hamas prendre le pouvoir. Il ne serait pas étonnant de voir se dessiner ces prochains mois un véritable « blitz diplomatique » occidental dont les prémices étaient, à vrai dire, déjà perceptibles ces dernières semaines.

En effet, l’enjeu de ces grandes man ?uvres dépasse largement les dunes de Gaza et les ruelles de ses camps. Il s’agira de montrer à l’ensemble des populations de cette région en effervescence que le choix d’une « modération » pro-occidentale est plus porteur matériellement et politiquement que celui du radicalisme islamiste. Pour cela, une formidable machine diplomatique risque bien de se mettre en marche, sous la houlette des Etats-Unis et du Quartet. Tandis qu’Israël appliquera la puissance de sa machine militaire si le Hamas tente la moindre provocation armée.

S’il ne fait pas rapidement le choix d’une modération spectaculaire, le Hamas, par sa victoire militaire, pourrait alors avoir commis la pire erreur de jugement de son histoire et, en fait, creusé sa tombe. Et la défaite à Gaza amorcer un retournement de tendance pour les Occidentaux jusque-là sur la défensive dans tout le Moyen-Orient, du golfe Persique à la Méditerranée. L’issue du Grand Jeu est plus ouverte que jamais. Il va devenir plus implacable, rapide, imprévisible, haletant que jamais ces prochains mois.


Pascal de Crousaz est chercheur et spécialiste du Moyen-Orient

Pascal de Crousaz - Le Temps, le 19 juin 2007


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