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Noirs, juifs et israéliens - Préjugés et préjudices

mercredi 20 juin 2007 - 05h:59

Joseph Algazy - Le Monde diplomatique

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Lettre de Bat-Yam

Depuis plus de vingt ans, j’habite la ville Bat-Yam, au sud de Jaffa. De mon balcon, je vois la Méditerranée. La vue de la mer me rappelle ma ville natale, Alexandrie, que j’ai quittée depuis plus de cinquante années et qui me manque.

Vu sa composition sociale modeste, l’ensemble de la population de Bat-Yam, 160 000 habitants, vit sans faste et sans éclat. Raison de plus pour me sentir ici à l’aise. La plupart de ses habitants sont des immigrants ou descendants d’immigrants juifs venus de différents pays. Personnellement, je me sens proche et solidaire de la petite et faible communauté des immigrants juifs d’Ethiopie, dans l’ensemble du pays et dans ma ville. Dans tout le pays, ils ne sont que 105 000, et à Bat-Yam, environ 1 300.

Leur immigration massive s’est effectuée en deux temps : en 1984 et 1991. Si leur rêve fut de rejoindre Sion, le pays de leurs ancêtres millénaires, cette « terre sainte » où, d’après la tradition biblique, « coulent le lait et le miel », l’amère réalité s’est avérée plutôt décevante. La couleur noire de leur peau, les préjugés qui en résultent, et le doute que nourrit l’establishment religieux quant à leur judéité sont à l’origine des calamités qui les frappent collectivement et individuellement : racisme, discrimination, isolement et misère.

Le doute sur leur judéité repose sur le fait que les juifs d’Ethiopie ont été durant des siècles coupés des autres communautés juives ; que leur foi est basée sur la loi écrite et qu’ils ignorent la tradition orale ; et que certains de leurs rites religieux diffèrent de ceux pratiqués par l’orthodoxie juive dominante. Pour cette raison, l’establishment religieux les contraint à subir un rituel de conversion humiliant, sous peine de rencontrer d’énormes difficultés en ce qui concerne, entre autres, leurs droits matrimoniaux ou le statut légal de leurs enfants.

Pire encore est le statut des juifs d’Ethiopie dénommés falachmuras. Ceux-ci sont des juifs qui, dans un passé lointain, dans leur pays d’origine, ont été contraints de se convertir au christianisme, mais qui plus tard se sont reconvertis au judaïsme. Des milieux fanatiques juifs les considèrent jusqu’à présent comme chrétiens et mènent des campagnes d’exclusion.

Certains maires ont refusé à toute force d’accueillir dans leurs localités des juifs d’Ethiopie, n’hésitant pas à couper l’eau et l’électricité dans leurs habitations.

Un récent compte rendu officiel de la Banque d’Etat d’Israël (2007) concernant la communauté des juifs d’origine éthiopienne en Israël a établi, entre autres, que :

— leur taux du chômage est de 13,2% (11,1% chez les hommes et 15,3% chez les femmes), tandis que la moyenne du chômage dans tout le pays est de 7,4% ;
— le salaire mensuel brut d’un salarié chef de famille éthiopien est de 4 747 shekels (1 euro est égal à 5,6 shekels), tandis que la moyenne générale du salaire mensuel est de 8 497 shekels ;
— le taux de pauvreté des familles éthiopiennes est de 51,7%, tandis que celui des familles de toute la population du pays est 15,8% ; chez les enfants, la situation est encore pire : 65,3% contre 24,4% ;
— le taux de mères célibataires dans la communauté éthiopienne est de 22,5%, tandis que dans toute la population il est de 11,5% ;
— 0,9% de toute la population (parmi les 25-54 ans) n’a pas d’éducation élémentaire, contre 20,4% chez les Ethiopiens ;
— 49,2% de la population (parmi les 25-54 ans) a un diplôme d’études secondaires et académiques, contre seulement 21,7% chez les Ethiopiens du même âge.

Au bas de l’échelle socio-économique, les membres de la communauté éthiopienne ne voient pas encore, ni de près ni de loin, comment et quand leur pénible situation changera. Indésirables, miséreux, frustrés, désespérés - il n’est pas étonnant de constater un fort taux de suicides au sein de cette communauté, en particulier chez les jeunes : les Ethiopiens représentent 1,75% de toute la population du pays, mais 5,2% des suicidés.

Récemment, j’ai publié sur Internet une lettre écrite par une jeune lycéenne d’une famille éthiopienne, Quessa Gatto, âgée de 18 ans : « Personne dans mon quartier ne m’a aimée ; j’étais trop étrange ; ma peau était trop basanée... J’ai trouvé refuge dans le monde des livres qui m’a paru comme un monde enchanté. Quand on m’a insultée, “nègre, fous le camp d’ici, va grimper dans les arbres !”, je me suis enfuie dans le monde des livres. Ce monde a permis à mon imagination de s’épanouir. Ce monde a voulu de moi, il m’a aimée, il n’a pas reculé devant moi, il m’a permis d’ouvrir une porte et de m’accrocher à la vie, y compris dans les moments où elle m’était obscure. »

La lettre de Quessa Gatto n’est pas restée sans écho dans les médias. Quessa a eu l’occasion de développer ses idées dans une composition sur le racisme qui lui a valu le premier prix d’un concours organisé par l’Université de Tel-Aviv. Elle y décrivait certaines de ses douloureuses expériences : « Quand aucun des élèves n’a accepté de s’asseoir à côté de moi, je me suis détestée. Quand aucun des élèves ne m’a invitée à son anniversaire, je me suis enfermée dans ma chambre à la maison et j’ai pleuré. Je me regardais dans le miroir et je tentais de découvrir ce qui était défectueux en moi. Jamais je n’ai trouvé d’autre raison que la couleur différente de ma peau. J’ai rêvé d’être blanche. J’ai pensé que de cette manière seulement je pourrais réussir dans la vie. J’ai pensé que le jour où je serais blanche, le monde me sourirait. »

Dans un moment de faiblesse, Quessa a changé son prénom et s’est faite appeler « Rebecca ». Quand elle a constaté que son nouveau prénom brouillait son identité, elle est revenue à son prénom originel.

« Avec les années, conclut-elle, j’ai enfin compris qu’il n’y avait rien de défectueux en moi, et que malheureusement je serais toujours jugée en fonction de stéréotypes répandus. Enfin, j’ai appris à aimer celle qui me regardait dans le miroir chaque matin. J’ai appris que pour pouvoir prendre part à ce monde-ci, je devais m’accepter moi-même et lutter pour défendre mes droits. »

Quessa Gatto n’est pas seule. D’autres jeunes juifs d’origine éthiopienne en Israël refusent de plier et de se résigner aux flagrantes injustices qui les accablent. A des nuances près, ils expriment les mêmes positions. Ils sont le signe précurseur d’une forte volonté de changement. J’espère bien qu’ils réussiront.


Joseph Algazy, né en Égypte, est journaliste, écrivain et historien israélien. Il a enseigné à l’université de Tel-Aviv, avant de devenir rédacteur au quotidien israélien Ha’aretz. Il collabore également au mensuel français Le Monde diplomatique.

Joseph Algazy - Le Monde diplomatique, Lettres de..., le 18 juin 2007

Du même auteur : « Etat juif » ou « Etat de tous ses citoyens » ?


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