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Gaza : les dernières heures du Fatah

mardi 19 juin 2007 - 06h:12

Benjamin Barthe - Le Monde

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Dans le jargon militaire palestinien, il est désigné sous le nom de code "khamsa-khamsa" (cinq sur cinq). C’est l’ultime poste de contrôle avant le terminal d’Erez, le point de passage vers Israël, à l’extrémité nord de la bande de Gaza. Ou, du moins, ce l’était. Jeudi 14 juin, à l’approche des miliciens du Hamas, les policiers qui tenaient le registre des entrées et des sorties ont pris la fuite à travers les champs d’orangers.

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Des dizaines de Palestiniens tentent de quitter la bande de Gaza par le point de passage d’Erez, le 16 juin 2007 (AP/H. Moussa)

Des baraquements saccagés par les assaillants et dépecés par les pillards, il ne reste que des murs couverts d’autocollants à la gloire des martyrs du Fatah et d’un poster de son fondateur, Yasser Arafat. Le sol est jonché de papiers jaunis, arrachés aux brochures de présentation de la bande de Gaza qui étaient distribuées durant l’été 2005 aux journalistes venus couvrir le retrait israélien. Des vestiges d’une époque défunte, celle où l’Autorité Palestinienne, incarnée par le Fatah, espérait faire de la bande de Gaza, libérée des colons et des soldats israéliens, le tremplin vers la création d’un Etat souverain.

Ce samedi, une trentaine de taxis sont garés sur le parking de l’ex-poste de sécurité. Des familles en descendent, les bras remplis de bagages, et s’engouffrent à l’intérieur du corridor de béton qui mène vers le point de contrôle israélien. Les visages sont tendus, le pas, saccadé. Les femmes et les hommes sont tous membres du Fatah. Ils travaillaient à la Mountada, le quartier général de Mahmoud Abbas à Gaza, au sein de l’administration ou de la garde présidentielle. Et puis, jeudi, dans la soirée, les miliciens du Hamas ont déferlé sur les bâtiments. Ils les ont pillés, brûlés et planté le drapeau vert de leur mouvement sur ces lieux symboliques.

Ce jour-là, ces Palestiniens qui étaient habitués à fréquenter le pouvoir et à profiter parfois de ses largesses ont vu leur monde s’écrouler. Certains d’entre eux, parce qu’ils ont participé aux combats ou incarné, aux yeux des islamistes, les dérives d’un régime honni, craignent pour leur vie. D’autres, familiers d’un mode de vie à l’occidentale, adopté à Beyrouth et à Tunis, dans le sillage des exils à répétition de Yasser Arafat, redoutent la férule islamique du Hamas sur un territoire dont ils n’ont jamais goûté le conservatisme. Alors, ils fuient, vite, très vite, en direction de Ramallah, en Cisjordanie, l’autre capitale des territoires occupés.

"Hier soir, des hommes armés et masqués sont montés dans mon immeuble, raconte Zubeida, la veuve d’un célèbre fedayin tué au Liban. Mes voisins m’ont prévenue une minute avant qu’ils n’arrivent chez moi, et j’ai réussi à me sauver en catastrophe." Zubeïda assure que les miliciens étaient là pour la tuer, "mettre le feu à l’appartement et me brûler dedans", dit-elle. Un témoignage impossible à vérifier.

Depuis le coup de force du Hamas, la rumeur est reine à Gaza. La plupart des partisans de Mahmoud Abbas prédisent des purges. Jusqu’à présent, les cas d’exécution sommaire ont été rares, une demi-douzaine au maximum. Mais le souvenir de combattants du Fatah précipités dans le vide du haut des immeubles de Gaza-ville et celui de Samieh Al-Madhoun, l’un des chefs militaires du mouvement, massacré devant les caméras de la chaîne pro-Hamas Al-Aqsa, suffit à entretenir la panique. "Je suis une patriote, clame Zubeïda. Jusqu’à hier, je portais même le voile. Mais je l’ai enlevé avant de partir. Si c’est ça leur islam, le terrorisme, l’intolérance, alors je n’en veux pas."

Au bout de quatre cents mètres de marche dans le tunnel bétonné, la troupe de "fatahouis" en déroute, composée d’une centaine de personnes, bute sur un immense portail métallique, équipé de haut-parleurs et de caméra de surveillance. C’est là que débute le terminal d’Erez, un dédale de tourniquets électroniques, de tapis à rayons X et de couloirs aveugles. Haut lieu des humiliations infligées aux Palestiniens, notamment les milliers d’entre eux qui s’y entassaient pendant des heures, avant l’Intifada, afin d’obtenir le droit d’aller travailler en Israël, l’endroit, ce jour-là, s’apparente à la porte de la délivrance.

Or, celle-ci ne s’ouvre pas. Le commandant israélien du terminal redoute un mouvement de foule incontrôlable. L’attente commence donc. La tension monte d’un cran quand un nouvel arrivant révèle que des miliciens ont dressé un check-point à un kilomètre en arrière. Une jeune fille se pend aussitôt aux grilles du portail et hurle en direction des caméras : "Ouvrez-nous, ouvrez-nous, on préfère être tués par vos balles que par celles du Hamas." En vain.

Dans l’attroupement, un homme qui se présente comme "Mohamed" grille des cigarettes à la chaîne. Il évoque les appels au dialogue lancés par Ismaïl Haniyeh à l’intention de Mahmoud Abbas. "Cet homme est incroyable, dit-il. Ses miliciens détruisent le palais présidentiel, saccagent la maison d’Arafat (un musée dédié au défunt raïs à Gaza), plantent leur drapeau sur tous les bâtiments officiels. Et il persiste à dire qu’il n’a pas mené un coup d’Etat et qu’il doit rester premier ministre."

La razzia du Hamas, sa rapidité et sa brutalité, a terrassé tous les habitants de Gaza. Mercredi 13 juin, dans les rues du centre-ville, rien ne permet encore de dire que le régime instauré par Yasser Arafat est aux abois. Plusieurs bases des services de sécurité fidèles à Mahmoud Abbas sont bien tombées, dans le nord et le sud de la bande côtière palestinienne. La bataille se rapproche des postes de commandement implantés dans la ville même de Gaza. Le fracas des rafales et des explosions emplit le centre d’un tonnerre perpétuel. Mais les combattants du Fatah tiennent leurs positions.

Sur la rue Nasser, deux blocs d’immeubles à l’écart des combats, Ahmed, un retraité en galabeya, prend l’air pour la première fois depuis deux jours. Assis sur une chaise en plastique plantée sur le trottoir, il écoute avec son transistor le bulletin d’informations de Radio Shebab, une station pro-Fatah. "Oui, bien sûr, dit-il, le Fatah est en mauvaise posture. Mais un mouvement pareil, à la tête de la cause palestinienne depuis quarante ans, ça ne peut pas s’écrouler comme cela."

Le soir, joint par téléphone, Maher Mekdad, l’un des porte-parole du Fatah, lâche cette phrase prophétique : "Ce n’est pas une guerre civile, c’est une guerre d’élimination." Mais, depuis sa planque, l’homme, que le Hamas désigne comme un "putschiste" du fait de ses critiques au vitriol contre le gouvernement d’Ismaïl Haniyeh, refuse de baisser la garde. "Nous n’allons pas nous laisser mener à l’abattoir. Nous allons nous défendre et même tenter de reprendre certaines des positions que nous avons perdues."

C’est seulement le lendemain, jeudi 14 juin, que l’inéluctabilité de la victoire des islamistes s’impose dans les esprits. Aux alentours de midi, dans les studios de Radio Shebab, le présentateur, Majdi Eslim, pavoise encore. Il vient d’appeler en direct Youssef Issa, le patron de la Sécurité préventive, l’un des services de sécurité les plus puissants de l’Autorité palestinienne, célèbre pour avoir orchestré la répression des islamistes dans les années 1990. L’homme a démenti avec vigueur les informations de Radio Al-Aqsa, la station ennemie, qui martèle depuis quelques minutes que le drapeau vert flotte sur le quartier général de cette unité, dans le quartier de Tel Al-Hawa.

"Je me fais un plaisir de démonter la propagande du Hamas", dit Majdi, tout sourire. Le chant de la Force 17, la formation d’élite de l’Autorité, passe à l’antenne. Bientôt, des auditeurs appelleront la radio pour invectiver en direct "les chiites", le surnom donné aux "hamsaouis", depuis les visites de Khaled Meshaal à Téhéran. Majdi sort du studio pour se préparer un café. Il affirme, sur le ton de la confidence, que Mohamed Dahlan, l’ancien chef de la Préventive, est de retour à Gaza après avoir été bloqué plusieurs semaines au Caire pour des raisons de santé. "Une nouvelle pareille, ça remonte le moral des hommes, dit-il. C’est sûr, il va lancer une contre-offensive." Soudain, il lève les yeux sur le téléviseur de la salle de rédaction branché sur Al-Aqsa TV.

Les images montrent la progression des combattants islamistes dans les couloirs de la Sécurité préventive. Le drapeau vert qui claque au-dessus de ce camp retranché, réputé imprenable. Les défenseurs qui défilent torse nu devant leurs vainqueurs. Majdi blêmit. Il comprend qu’à peine commencée, la guerre est déjà perdue. Il sait que lui et ses collègues n’ont plus que quelques minutes pour couper l’antenne, fermer les bureaux et sauver leur peau.

Chute de la Préventive (Mohammed Dahlan est en fait à Ramallah), puis prise de la Saraya, le quartier général de la Sécurité nationale, puis débandade de la garde présidentielle à la Mountada. Les candidats à l’exode, massés dans le corridor d’Erez, ont parfois vécu ces événements de très près. "On a très vite manqué de munitions, raconte Awad, un membre de la garde présidentielle. Nos chefs se sont comportés comme des mauviettes. Ils ont très vite détalé, incitant leurs hommes à faire de même."

En dépit des cris, des suppliques, le portail reste obstinément fermé. Pour faire reculer la foule qui grossit d’heure en heure, des soldats lancent des grenades lacrymogènes. Mais, à chaque fois, elle repart de l’avant. Bien que membre des Brigades des martyrs Al-Aqsa, un groupe armé qualifié de "terroriste" par Israël, Tareq refuse de faire demi-tour. "Le Hamas a brûlé ma maison et pris ma femme et mes deux enfants en otage, assure-t-il. Les juifs respectent les droits de l’homme davantage que ces criminels. Ce serait presque un honneur si les soldats décidaient de m’arrêter."

En début de soirée, après huit heures d’attente, une sirène retentit et le portail, pour la première fois, s’entrouvre. Les "fatahouis" se faufilent un par un vers le poste de contrôle israélien. Sur le parking du terminal, des taxis se préparent à les conduire vers la Cisjordanie. Le sauve-qui-peut durera toute nuit.

Benjamin Barthe, envoyé spécial à Gaza - Le Monde, le 18 juin 2007

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