Par une analyse étayée au fil des sept chapitres de son livre Être palestinien en Israël – Ségrégation, discrimination et démocratie, Ben White plaide pour l’abandon du paradigme de l’occupation en tant que prisme au travers duquel est observé le conflit israélo-palestinien.
- Haneen Zoabi, députée palestinienne à la Knesset
Pour White, un tel renversement implique une transformation radicale des postulats et prises de position politiques qui ont dominé l’ère post-Oslo ; plus encore, cela exige un retour aux racines historiques et morales de la question palestinienne.
L’argument selon lequel la relation entre Israël et les Palestiniens est celle d’un conflit impliquant un projet colonisateur raciste fondé sur des notions de pureté ethnique est implicitement retenu par tous les Palestiniens. Nous, Palestiniens, avons rapidement saisi la relation nous unissant – en tant qu’autochtones de cette terre – avec ceux qui vinrent prendre notre place (dans tous les sens du terme) sans même envisager une vie commune ou à nos côtés ni reconnaître celle qui avait eu cours avant eux.
La question fondamentale n’est pas tant l’abandon d’un paradigme que le retour à un ancien paradigme, lequel domina le mouvement national de libération palestinienne au moins dix ans avant Oslo. Je suis membre d’un parti politique qui a su ranimer ce “nouveau/ancien” paradigme dans le cadre d’un projet politique palestinien plus vaste.
L’objectif de ce projet s’est déplacé de la diaspora – auparavant au coeur du mouvement national palestinien – vers la Cisjordanie et la bande de Gaza après la première Intifada, puis a de nouveau muté pour s’appuyer sur un groupe qui avait été vu comme marginal dans et même en dehors du mouvement national palestinien : les Palestiniens qu’Israël n’avait pas expulsés en 1948.
Les accords d’Oslo constituèrent l’aboutissement du déclin progressif du projet national palestinien ayant commencé avec l’expulsion du Liban de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), en 1982. Ils furent accompagnés d’une réécriture de l’histoire et d’une redéfinition de la question palestinienne.
Avant Oslo, la question palestinienne avait pour objet la libération nationale du peuple palestinien dispersé dans la diaspora et dans sa terre d’origine (dans les territoires de 1948 et 1967). Elle proposait une solution démocratique à la fois pour les Palestiniens et les Juifs (tâchant également par là de libérer les Juifs de Palestine du projet raciste dont ils faisaient partie).
Après Oslo, la question palestinienne s’est canalisée autour de la création d’un État dans les territoires palestiniens occupés en 1967, et a laissé tel quel l’État juif construit sur les territoires palestiniens occupés en 1948 qui inclut une partie
du peuple palestinien. Cela résultait de la conjonction entre un sionisme modéré et les aspirations palestiniennes les plus modestes. Selon la vision d’Oslo, il n’existait pas de victimes, ni davantage de responsables ou de reconnaissance de la légitimité de la résistance à l’occupation. Elle échouait à considérer l’occupation du point de vue des valeurs, à savoir en tant que violations flagrantes d’humanité et de dignité qui appellent et légitiment la résistance.
Or Oslo engendra dans le même mouvement son antithèse, sous la forme d’un projet politique cherchant à redéfinir la question palestinienne – à nouveau – comme celle d’une confrontation avec le projet sioniste (lequel ne débuta aucunement en 1967 et ne concerne pas uniquement les territoires occupés en 1967, mais l’ensemble du peuple palestinien, et même l’ensemble de la région arabe). De manière significative, Oslo a conduit à ce projet antinomique précisément au sein du groupe qu’il excluait : les Palestiniens en Israël.
Le “paradigme de l’occupation” toucha les Palestiniens en Israël en tant que question israélienne interne. En réponse, cette frange du peuple palestinien sut reformuler son projet national de façon à assurer sa réintégration auprès du peuple palestinien et à garantir sa place en tant que partie intégrante de la question palestinienne, acteur à la fois du conflit et de sa solution.
Les Palestiniens en Israël ne furent en mesure d’opérer ce virage qu’en réinventant la confrontation avec le projet sioniste, dont ils sont le résultat direct – et historiquement le plus ancien. De manière ironique, ce fut leur citoyenneté israélienne qui les y autorisa. Les Palestiniens en Israël ont tiré parti de la contradiction entre sionisme et citoyenneté démocratique qui leur a été imposée pour reconstruire leur projet national.
À l’heure où il est apparu que le mouvement national palestinien (l’OLP) abandonnait le projet de libération palestinienne, ce furent ces Palestiniens, citoyens d’Israël, qui reprirent le flambeau. Après cinquante ans d’expérience politique dans le cadre de notre citoyenneté israélienne, les Palestiniens en Israël se sont saisis du pouvoir intrinsèque de la revendication compliquée pour ladite “démocratie”, à savoir la pleine égalité entre citoyens, dont une partie appartient au peuple “expulsé”.
Ces exigences tenues pour allant de soi, pour les autochtones et pour la “pleine citoyenneté”, suffisent à saper la légitimité morale et politique de l’ensemble du projet sioniste, et à le reléguer au rang d’entreprise coloniale raciste.
La revendication d’un “État pour tous ses citoyens” a placé les Palestiniens en Israël au centre de la confrontation directe avec la facette politique de l’“État juif” qui incarne l’entreprise sioniste. Le projet d’« État pour tous ses citoyens » a contraint l’“État juif” à reconnaître la primauté qu’il accorde aux valeurs juives-sionistes sur les valeurs démocratiques, et à admettre leur impossible coexistence.
Nétanyahou peut certes déclarer qu’Israël est « la seule démocratie du Moyen-Orient » et annoncer que « les citoyens arabes d’Israël jouissent de véritables droits démocratiques » devant les applaudissements enthousiastes de participants mal informés d’un congrès à l’étranger. Pourtant, ce qu’il nous dit en face, c’est qu’« Israël est un État juif », et aujourd’hui des n’attend pas nos applaudissements.
Au fond, que représentent la récente “législation” relative à la judéité de l’État et l’intensification du processus de judaïsation au niveau politique (voir le chapitre 3), sinon la reconnaissance directe du conflit opposant démocratie et sionisme, et la préférence du second sur le premier ?
La force de ce livre réside non seulement dans son contenu, mais également dans le moment de son arrivée. Sa parution survient alors qu’une culture politique ayant fièrement et résolument fait siens des éléments du fascisme atteint de nouveaux sommets. Israël a déclaré – avec l’aval du procureur général – qu’il poursuivrait quiconque s’oppose à l’identité juive de l’État, même si à cette fin il emploie des moyens légaux.
Cet État continue à mener des politiques répressives contraires à ses propres lois (notamment pendant le gouvernement d’Olmert en 2007) puis amende ses lois afin de les rendre conformes à ses mesures de persécutions politiques (gouvernement Nétanyahou/Lieberman de 2010).
C’est le coeur de ce combat qu’a retracé Ben White de façon professionnelle, profonde et morale, en comprenant que la justice reste la première optique à travers laquelle appréhender ce qui a eu lieu en Palestine et permettre à notre plate-forme politique d’aller de l’avant.
Août 2011 - Extrait de : Être palestinien en Israël – Ségrégation, discrimination et démocratie - de Ben White
Avec l’aimable autorisation des Editions La Guillotine