16 septembre 2017 - CONNECTEZ-VOUS sur notre nouveau site : CHRONIQUE DE PALESTINE

La vie quotidienne dans le camp d’Ansar

dimanche 7 juillet 2013 - 07h:33

Salah Ta’mari - REP N°11 Printemps 1984

Imprimer Imprimer la page

Bookmark and Share


Le 31 novembre 1983, quatre mille sept cents prisonniers libanais et palestiniens, détenus au camp d’Ansar, étaient échangés contre six soldats israéliens capturés un an plus tôt par l’OLP. Cet échange constituait le terme d’une longue négociation.

JPEG - 94.8 ko
Liban 1982 - Combattants de la résistance palestinienne

Mais pour les prisonniers, c’était surtout l’aboutissement d’un long calvaire et d’une lutte sans répit, commencés dans les premiers jours de l’invasion israélienne du Liban, déclenchée le 6 juin 1982.
Israël, on le sait, a refusé de reconnaître aux détenus le statut de prisonniers régi par la Convention de Genève. Ansar était la pièce maîtresse du dispositif israélien.

Mais dans cette ville de toile, l’univers carcéral, pourtant savamment construit, eut tôt fait de se fissurer, grâce à la détermination des détenus, toutes tendances politiques confondues. En effet, après plusieurs mois de lutte et d’organisation interne, les prisonniers ont réussi à imposer aux autorités militaires israéliennes la création d’un comité de défense des prisonniers. L’un des membres les plus actifs de ce comité, Salah Ta’mari, combattant du Fath et responsable des ashbâl-s (lionceaux) de l’OLP, raconte à Layla Shahid Barrada l’aventure d’Ansar.

Revues d’études palestiniennes - Que signifie Ansar pour vous ?

Salah Ta’mari — Commençons par nous entendre sur ce qu’est Ansar. Quelle était la signification d’Ansar pour les forces d’occupation israéliennes. Pour comprendre cela, il faut prendre conscience de la place qu’occupe l’invasion du Liban dans la stratégie globale israélienne et dans le projet sioniste.
L’invasion israélienne du Liban entre dans le cadre du projet sioniste dont un des objectifs est l’occupation de tout le territoire libanais ou au moins du Sud-Liban, en commençant par la banlieue sud de Beyrouth jusqu’à la frontière israélienne. Je dis cela, non dans le cadre d’une quelconque propagande palestinienne, mais pour rappeler des faits historiques sans lesquels nous ne pouvons comprendre ce qui se passe aujourd’hui. Ben Gourion, fondateur de l’État sioniste dont le rôle est plus important, à mon avis, que celui de Herzl lui-même dans la fondation de l’État juif, puisque c’est lui qui a mis en pratique les choses, ne cachait pas ses ambitions sur ce petit pays de 10 000 km2. Il disait clairement que, pour lui, le Liban était trop étendu territorialement et il convoitait ouvertement la partie Sud du pays.

Cela est bien sûr publié dans des documents, dans une lettre à sa femme, dans une lettre au Congrès juif, dans ses Mémoires aussi. Il répétait inlassablement : « Il faut que nous cherchions des alliés naturels au Liban », et il évoquait les chrétiens du Liban, les maronites, en particulier, déjà à cette époque. C’est ainsi que depuis, Israël a cherché à créer les conditions objectives pour s’emparer du Liban et le rattacher à l’État sioniste d’une manière ou d’une autre, en transformant les territoires du Sud-Liban en un prolongement naturel des territoires du nord d’Israël, et en se constituant ainsi un mur de défense. C’est là l’importance d’un mouvement tel que celui du major Saad Haddad, qui n’était pas seulement un dissident de l’armée libanaise, un collaborateur, mais la matérialisation, pour le mouvement sioniste, d’un vieux rêve, d’une longue attente.

Et en tant que tel, nous ne devions pas nous limiter à l’affronter uniquement au niveau militaire, mais aussi politiquement, culturellement et socialement. Saad Haddad représentait une continuation du projet sioniste, sous un masque arabe. D’où le grand danger qu’il représentait. C’est pour cette raison que les autorités israéliennes Pont défendu par tous les moyens jusqu’à sa mort. Ils ne Pont jamais abandonné.

L’invasion du Liban, en juin 1982, n’était donc pas du tout une réponse à une quelconque attaque de nos forces sur les colonies de Galilée, mais bel et bien l’application d’un plan préétabli qui cherchait depuis des années à annexer cette partie du Liban. Je tiens à expliquer cela parce que, souvent, lorsque nous parlons du projet sioniste dans la région, nous sommes accusés de voir des complots partout et l’un de nos torts serait de ne jamais montrer dans les faits en quoi consiste ce projet. C’est pour cela que je tiens à éclaircir ce point.

Donc pour en revenir aux raisons qui ont poussé Israël à déclencher la guerre, il faut rappeler que, pendant toute la période qui a précédé l’invasion, il y avait, entre nous et Israël, un cessez-le-feu, respecté depuis un an. Il n’y avait aucune raison de nous attaquer, contrairement à ce que les autorités israéliennes ont déclaré en prétendant qu’elles voulaient défendre leurs villages en Galilée contre nos attaques. Elles ont choisi froidement le moment et l’endroit où nous attaquer conformément à leur plan. Ansar est un prolongement de la guerre déclenchée contre nous.

R.E.P. — Comment ?

S.T. — Pour atteindre tous les buts de la guerre et en particulier celui de créer au Sud-Liban des conditions favorables à l’État sioniste, il fallait détruire toute velléité de sentiment patriotique parmi la population. Pour cela, il a fallu éliminer la présence dans la région de la révolution palestinienne et celle du mouvement national libanais, comme préalable à la déstructuration de la société et le déclenchement de l’opération d’exode massif de la population. A Ansar, il y avait plusieurs cas de familles entières détenues, en tout cas, tous les hommes d’une famille. Pour qui connaît la structure sociale palestinienne et libanaise, il est évident qu’une telle absence a une grande portée sur la famille. Les femmes et les enfants se retrouvant seuls et sans moyen de survie partaient vers Beyrouth, vers la Beqaa, vers Tripoli, à la recherche d’un quelconque membre de la famille pour les aider. C’est toujours ainsi que commence l’exode. Mais beaucoup de familles, riches de l’expérience de 1948, ont refusé de partir. Les femmes ont joué alors un rôle très important.

Il faut comprendre dans cette guerre, la destruction morale et psychologique qui est aussi importante que la destruction physique, cette dernière venant s’assurer du succès de la première. Il est évident qu’il est plus facile de détruire la personnalité et la résistance du citoyen avec des bombes et des avions. Les raids aériens visaient moins les installations militaires presque inexistantes, les écoles et les hôpitaux, que la résistance de l’homme, ses nerfs, son moral, le sens de son identité, son attachement à sa patrie, sa confiance en lui-même, son sentiment d’appartenance à une culture, à une civilisation.

A Ansar, ce processus a continué.

Il n’y avait plus d’avions, ni de raids, mais le processus de destruction morale et psychologique a continué à s’exercer sur des milliers de personnes passées par le camp. Et pour que ce processus de destruction soit efficace, il était accompagné de tortures et d’humiliations quotidiennes ; Israël a su utiliser sa supériorité militaire d’une manière intelligente. Il a essayé d’étendre cette supériorité à tous les autres niveaux de la vie pour convaincre tous les détenus d’Ansar, et, par-delà, tous les Arabes, que les Israéliens n’étaient pas seulement supérieurs militairement, mais aussi politiquement, économiquement, culturellement, etc. ; que si Israël était supérieur maintenant, il l’avait été aussi par le passé et il le serait toujours à l’avenir. Il s’agissait de transformer la suprématie militaire d’Israël, que lui procure l’arsenal américain, en une supériorité absolue : supérieure sa religion, supérieure sa langue, supérieures son histoire et sa contribution à la civilisation mondiale.

Cela devait susciter, en nous, détenus, le sens de l’inutilité de notre résistance, le non-sens de notre lutte. Nos geôliers cherchaient à nous faire sentir leur supériorité constante, inéluctable, pour détruire en nous toute velléité de résistance, nous poussant ainsi à remettre en cause la valeur de notre propre existence, de notre propre identité. Nous devions ainsi avoir honte d’être palestiniens, arabes, musulmans, chrétiens ; honte d’exister, en somme...

R.E.P. — Cette guerre psychologique était pratiquée durant l’interrogatoire ?

S.T. — A chaque instant. Par exemple, lorsque les Israéliens s’adressaient à nous par la voix de leur radio dans les premiers jours de l’occupation, ils nous interpellaient toujours de la manière suivante : « O toi qui es armé, rends tes armes à l’armée de défense israélienne. » S’adresser à nous au singulier, comme à un individu et non comme à un groupe, c’était déjà là une tentative de nous isoler, de donner à chacun d’entre nous le sentiment qu’il était seul à les affronter et qu’il n’avait donc aucune chance de gagner. Je sais combien le sentiment d’appartenir à un groupe est important dans ce genre de situation, au point que l’on aurait presque le réflexe de tenir l’autre physiquement pour s’assurer de sa présence. Dans la stratégie israélienne à notre égard, « diviser » était la première étape.

Une fois celle-ci réalisée, la deuxième étape consistait à nous détruire psychologiquement. Vu la puissance de feu employée durant l’invasion, vu le sentiment de solitude et d’abandon éprouvé par la plupart des gens face à ce déluge, il était normal que les nerfs craquent. D’ailleurs il faut noter ici que le ressentiment que nous avions à l’égard des États arabes était plus fort que la peur de la mort. Dans certains cas, ce ressentiment devenait tellement fort qu’il se retournait contre nous et devenait autodestructeur. Les Israéliens d’ailleurs l’utilisaient sciemment puisque, à la radio et à la télévision, ils demandaient à certains détenus pourquoi leurs frères arabes n’avaient pas levé le petit doigt pour venir à leur secours.

Ce ressentiment, ce sentiment d’abandon, était bien sûr exploité par nos geôliers dans leur travail de sape, de destruction de nos convictions, de notre sens d’appartenance à une patrie, à une nation, à une culture. Il fallait nous réduire à l’état de sous-hommes, honteux d’exister sur cette terre.

C’était cela le but réel d’Ansar.

Si l’on n’avait pas compris la nature des visées israéliennes, on n’aurait jamais pu résister à Ansar. Souvent d’ailleurs, c’est la stratégie de l’ennemi qui vous impose votre stratégie de défense. Il faut se demander : que veut mon ennemi ? Quels moyens emploie-t-il pour y arriver ? Que voulons-nous,-nous ? Si, par exemple, il veut diviser, il faudra travailler à unifier ; s’il veut détruire notre moral, il faudra œuvrer à le renforcer. Nous avons très vite pris conscience qu’Israël cherchait à utiliser Ansar comme moyen de pression sur nos peuples et sur l’OLP. Notre tâche, par conséquent, était d’en faire un élément de pression sur eux, une épine dans leur dos, un élément d’inquiétude et de perturbation pour eux. Mais comment ? Nous avons réellement essayé de réfléchir et de répondre au mieux à toutes ces questions en profitant, bien sûr, des expériences d’autres nations du monde, mais aussi en donnant à chaque petit détail l’importance qu’il méritait. 11 fallait commencer par l’essentiel, c’est-à-dire rendre aux détenus un sentiment d’unité, puis améliorer le moral des hommes au moins pour faire d’Ansar un tout. C’était la condition préalable pour déclencher par la suite notre offensive contre nos geôliers.

R.E.P. — Pouvez-vous parler des étapes essentielles de l’histoire d’Ansar et de la naissance du Comité de défense des prisonniers ?

S.T. — Au début, nous étions des otages sans aucun statut. Les autorités israéliennes refusaient de nous considérer comme des prisonniers de guerre, sous prétexte qu’ils ne reconnaissent pas l’OLP et, en même temps, refusaient de nous traiter comme des civils, ce que nous étions en majorité. Ce qui faisait que nous étions parqués, là, comme un troupeau, coupés du monde, sans aucun statut ni moyen de revendication.

Notre journée commençait à six heures du matin avec le décompte des détenus, essentiellement destiné à nous humilier. Nous étions obligés de nous mettre en rangs dehors par n’importe quel temps, les mains sur la tête pendant plusieurs heures, en attendant d’être comptés. Beaucoup de détenus n’avaient même pas de chaussures à l’époque, ni de vestes de laine. La journée s’écoulait dans l’attente du coucher du soleil, heure du retour aux tentes. Il n’y avait pas de lumière dans les tentes. Nous étions donc obligés de dormir avec le coucher du soleil. Il nous était même interdit d’aller aux toilettes à plus de deux à la fois, ce qui posait des problèmes terribles, comme vous pouvez l’imaginer. Les bords des tentes devaient rester relevés pour permettre la surveillance. Alors on grelottait toute la nuit, d’autant plus qu’on restait à même le sol sur des couvertures sans matelas. La nourriture était très insuffisante et nous souffrions de carences alimentaires. Nous avions droit à une demi-tasse de thé par jour et à quelques cigarettes. A un moment donné, la situation était devenue tellement grave que la Cour suprême israélienne a décidé qu’il fallait nous considérer comme des civils en détention, mais l’armée israélienne a refusé de nous reconnaître les droits des populations civiles en période de guerre, droits régis par la Convention de Genève.

La présence de la Croix-Rouge nous donnait un sentiment de sécurité, moralement, mais en réalité, elle ne disposait d’aucun moyen pour faire respecter la convention de Genève, ni pour nous protéger contre l’armée israélienne. D’ailleurs, des détenus ont été tués froidement pendant cette période où la Croix-Rouge visitait régulièrement Ansar. Les autorités israéliennes prenaient soin de ne pas le faire en leur présence, alors, les jours où la répression s’intensifiait, ils ne permettaient pas aux délégués de la Croix-Rouge d’entrer.

Lorsque ces derniers réussissaient à entrer dans le camp, ils n’avaient aucun moyen de savoir ce qui s’y passait réellement, puisqu’il n’y avait aucun organisme intermédiaire entre eux et ces milliers d’hommes. Ils essayaient d’entrer en contact avec les « mokhtar » que les Israéliens avaient nommés dans chaque camp, mais ceux-là ne savaient pas ce qui se passait dans les autres camps... Ansar était divisé en vingt camps, chaque camp comprenant deux cents à cinq cents détenus, répartis dans des tentes d’une trentaine de personnes chacune. En plus, chaque camp était séparé de l’autre par des barbelés, et le contact entre eux était interdit.

La Croix-Rouge souffrait elle-même de cette situation d’impuissance, alors lorsque nous avons commencé à nous organiser entre nous et à réaliser que notre nombre et notre unité pourraient constituer une arme utilisable pour faire valoir nos droits, nous avons exigé de la Croix-Rouge qu’elle demande à traiter avec les détenus par l’intermédiaire d’un Comité de défense tel que nous le permet la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre. Au début, les autorités israéliennes ont refusé catégoriquement, arguant du fait que nous n’étions pas des prisonniers de guerre et qu’elles n’étaient pas obligées de respecter la Convention de Genève. Nous avons intensifié notre riposte en suscitant tout genre d’incident et d’affrontement avec nos gardiens pour obliger les autorités israéliennes à céder. Plusieurs détenus ont d’ailleurs payé de leur vie notre reconnaissance ultérieure. Finalement, la Croix-Rouge a réussi à convaincre les autorités israéliennes que, tant qu’il n’y aurait pas un comité des détenus, le calme ne reviendrait pas à Ansar.

C’est ainsi que naquit notre Comité, le 7 novembre 1982. Il était composé de quatre membres dont trois Palestiniens et un Libanais : Ahmed Abou Leila, combattant et responsable du Front démocratique de libération de la Palestine, Nabil Masri, médecin palestinien du Front populaire de libération de la Palestine, moi-même et un avocat libanais du Mouvement national, Nehmeh Joma.

La tâche primordiale du Comité était de protéger les détenus face aux autorités pénitentiaires. Pour cela, il fallait empêcher ces dernières de traiter directement avec le détenu et de faire pression sur lui. Notre tâche consistait à représenter le détenu auprès de la Croix-Rouge internationale et auprès des autorités israéliennes. Lorsque nous n’arrivions pas à bout de nos revendications, nous organisions des ripostes qui allaient des méthodes les plus pacifiques à l’affrontement armé. Nous étions aidés dans cette tâche par le commandement unifié qui représentait tous les partis politiques et toutes les organisations présentes dans le camp.

R.E.P. — Quels furent les acquis majeurs du Comité et du commandement unifié ?

S.T. — Avant tout, l’unité des détenus pour s’assurer que les actions entreprises seront suivies par la totalité du camp. Pour unifier, il a fallu d’abord étudier la composition de la communauté d’Ansar où se trouvaient des Libanais et des Palestiniens, des vieux, des jeunes et des enfants, des membres de partis libanais, des militants palestiniens, des civils qui n’avaient aucune activité politique, des enseignants, des médecins, des infirmiers et du personnel hospitalier, des étudiants, des malades, etc. Le plus âgé des détenus avait... 85 ans, le plus jeune n’en avait que douze. Nous avons dû faire un vrai recensement pour définir l’identité des personnes qu’on appelait à l’unité. Unité de qui et autour de quoi ?

Dans un camp de détention, il n’y a pas un programme commun sur lequel on peut se mettre d’accord ; il y a avant tout un ennemi commun. Vous pourriez me demander : est-ce possible que dans un camp de détention, il y ait des gens qui ne sachent pas qui est l’ennemi ? Je vous répondrais que « oui », même parmi les plus politisés, parce que l’ennemi en temps normal n’est pas le même que pendant la détention. Par exemple, si je reconnais la réaction arabe comme l’un de mes ennemis en temps normal, je ne peux pas me payer le luxe de m’en occuper derrière les barreaux. Mon but principal est de lutter contre mon ennemi principal : mon geôlier. L’image que nous utilisions souvent était celle d’un village menacé par un avion qui va s’abattre sur lui. Le village dispose d’une seule DCA et sa tâche primordiale est d’abattre cet avion avant qu’il ne s’écrase sur lui. La situation ne permet pas que l’on discute ou que l’on s’occupe d’autre chose que de cet avion.

Cela d’ailleurs nous a permis d’éviter les dissensions à l’intérieur entre diverses organisations et partis ; parce que toutes les prises de positions qui étaient adoptées à l’extérieur nous parvenaient, mais nous ne les avons pas laissé briser notre unité en tant que détenus. Pendant les dix-huit mois de détention il n’y a eu qu’un seul incident entre deux détenus sur une question personnelle, mais aucun incident d’ordre politique. Une autre condition essentielle pour l’unité est la justice et l’égalité entre tous, c’est-à-dire pas de favoritisme ou de privilèges pour certains. Les seuls qui avaient droit aux privilèges étaient les blessés. Leurs privilèges pouvaient inclure des choses comme le droit à prendre deux oranges à la place d’une, ou d’être dispensés de tâches ménagères. Ce sentiment d’égalité était très important pour sécuriser les détenus.

C’est vrai que beaucoup étaient emprisonnés avec leurs frères ou leur père, mais beaucoup étaient seuls. Au début, lorsque ceux-là étaient emmenés à l’interrogatoire en dehors du camp, ils pouvaient rester plusieurs semaines sans qu’on sache où ils étaient ou s’ils avaient été ramenés et placés dans un autre camp. Très vite, nous avons compris l’importance de donner aux détenus le sentiment que tout le camp suivait ses nouvelles et s’occupait de lui. Nous avons alors instauré un système grâce auquel nous étions aussitôt informés qu’un détenu était emmené à l’extérieur du camp, informés de son nom, de son numéro matricule, du numéro du camp et de l’heure de sa sortie. Notre tâche était de suivre sa trace et de réclamer aux autorités israéliennes et à la Croix-Rouge internationale son retour. Avant, les types disparaissaient sans que personne ne le sache. Comme le camp était divise en plusieurs petits camps, séparés par des barbelés, et que chaque camp comprenait plusieurs tentes, il était difficile de savoir ce qui se passait à l’autre bout, si bien qu’un type pouvait être emmené au cachot et jeté là, pieds et poings liés, à même la terre, pendant une semaine, sans nourriture : personne ne savait où il était. Il arrivait souvent que plusieurs soient emmenés en Israël et nous ne les revoyions plus.

Cependant, nous avons très vite mis au point la surveillance systématique des entrées et des sorties jusqu’au moment où nous avons obtenu l’arrêt des interrogatoires à l’extérieur. Lorsqu’ils n’emmenaient pas un détenu carrément en Israël, ils l’emmenaient « au trou », comme on l’appelait. Cet endroit, entouré de mottes de terre (qui donnait donc l’impression d’un trou), était situé non loin du camp. Là, ils emmenaient les détenus pour de nouveaux interrogatoires ou pour les battre. Aussitôt que nous apprenions qu’un détenu était emmené « au trou », nous nous mettions tous à chanter ; pas n’importe quoi, mais des chants révolutionnaires, des chants pour lui redonner confiance, pour qu’il sente qu’il n’était plus seul, qu’on ne l’oubliait pas.

R.E.P. — Comment réclamiez-vous son retour ?

S.T. — Cela allait de la protestation symbolique, pacifique, à l’affrontement avec les gardiens du camp. Par exemple, lorsqu’un détenu était emmené, nous écrivions son nom et son numéro matricule sur un carton ; nous l’accrochions à l’extérieur de la tente et à chaque repas, nous lui servions sa part, normalement, comme s’il était là. La nouvelle se répandait très vite dans le camp et suscitait la colère des détenus et l’attention de la Croix-Rouge, si bien que le directeur du camp qui faisait tout pour éviter les problèmes nous promettait de le ramener. Un jour cependant que personne n’avait voulu nous écouter, nous avons mis le feu aux tentes, et les détenus sont revenus le lendemain.

Cette attitude surprenait les autorités israéliennes, parce qu’elles étaient habituées à des solidarités d’ordre familial ou tribal ; notre solidarité entre détenus les perturbait. Ils sentaient qu’il y avait une réelle affection entre nous, un lien, une solidarité non plus tribale ou féodale, mais fondée sur des principes communs, sur une cause commune. Cela aussi contribua à créer un sentiment d’unité.

Il n’était pas facile de relever le moral des détenus au long de ces dix-huit mois de détention. Comme je l’ai déjà dit, le plus important était de donner au détenu le sentiment que sa présence dans le camp avait un sens, qu’elle contribuait en quelque sorte à quelque chose de plus grand dont il faisait partie parce que le but poursuivi par nos geôliers était de nous réduire à être des numéros. Il fallait lutter contre cet état de paralysie et de manque d’activité qui réduit l’homme à n’être qu’un objet. Nous avons donc mis au point un programme d’activité quotidienne : une heure précise pour le réveil, un programme d’études, de loisirs, etc. L’existence de ce programme donnait déjà à chacun un but auquel il s’accrochait, une manière de supporter l’enfermement.

R.E.P. — Les autorités israéliennes ne vous imposaient-elles pas un emploi du temps déterminé ?

S.T. - Non, à part le décompte du matin qui était en fait un prétexte pour nous humilier, le reste de la journée était totalement vide. Quelquefois, le décompte prenait plusieurs heures et nous étions obligés de rester assis par terre, les mains sur la tête, sans bouger, jusqu’à la fin de l’opération, même si celle-ci prenait trois ou quatre heures, qu’il pleuve ou qu’il vente ; et il est arrivé à beaucoup de malades de s’évanouir. Après plusieurs mois de lutte, nous avons réussi à abolir cette mesure.

Dans cette lutte constante pour relever le moral des détenus, un des problèmes majeurs était de contrecarrer les effets inévitables de la détention, effets aussi bien d’ordre physiologique que psychologique. A Ansar, les conditions objectives du camp étaient telles qu’en plus des effets habituels, le détenu finissait par devenir un amas de chair humaine, sans réaction, ni physique, ni mentale. Il existait à Ansar des conditions particulièrement favorables pour saper le moral des détenus ; de là l’importance de la résistance à ce travail de sape. Pour tout prisonnier, la détention déclenche un processus physiologique et psychologique qui aboutit à une certaine forme de dépression. Mais, à Ansar, le fait que nous n’étions pas reconnus comme des prisonniers de guerre, pas davantage jugés ni condamnés, que nous ne savions pas du tout la durée de notre détention, rendait les choses encore plus pénibles. Nous ne pouvions même pas attendre, ni compter les jours qui passaient. Dans beaucoup de cas, le résultat était que nous sombrions dans un état de léthargie totale, physique et mentale. Et cela est une forme d’autodestruction. Le détenu commence à souffrir de toutes sortes de maux fictifs, mais sa souffrance, elle, est bien réelle.

Nous avons essayé de pallier cet état par des défis quotidiens, seuls moyens pour faire face au nihilisme qui menaçait chacun de nous. Parmi ces défis, il existait celui d’inventer des moyens de distraction, de réflexion, de création. Nous l’avons fait avec n’importe quoi, avec tout ce qui nous tombait sous la main. Prenons par exemple les pierres qui jonchaient le sol du camp ; nous n’avions, bien sûr, rien pour les tailler puisque tout instrument était banni. Alors, nous nous sommes mis à les polir sur les canalisations et les tuyauteries. Nous sommes revenus en quelque sorte, spontanément, à l’état primitif de la société avec les choses les plus primaires, pour aboutir à la réalisation des choses les plus sophistiquées, qui témoignent d’une technologie avancée. Au début, à partir des pierres qu’on ramassait, on faisait des médailles, puis des statuettes. Puis nous avons découvert que nous pouvions récupérer le bois des caisses qui servaient à apporter la nourriture ; c’était un bois de très mauvaise qualité mais nous avions nos moyens de l’améliorer pour en faire des pipes ou des fume-cigarettes, qui, d’ailleurs, étaient indispensables, vu la mauvaise qualité des cigarettes qu’on nous donnait.

Le problème était de trouver tous les accessoires, c’est-à-dire un outil pour percer le bois, un autre pour le protéger du feu de la cigarette. On a découvert que les bottes avaient des trous entourés de métal pour permettre de passer les lacets et que ce métal pouvait aussi servir de fume-cigarettes. Lentement, les objets ne furent plus seulement fonctionnels, mais aussi esthétiques. On recouvrait le bois de cuivre enlevé aux fils électriques qu’on avait arrachés, et les formes devenaient plus sophistiquées ! Ensuite, nous avons fabriqué des théières, puis des tasses pour le thé, des poêles pour faire frire les pommes de terre et teindre le bois avec toutes espèces d’épices.

R.E.P. — Ne vous apportait-on pas la nourriture ?

S.T. — On nous apportait les ingrédients, mais en quantités très insuffisantes et surtout pauvres en protéines. Notre nourriture était composée surtout d’hydrates de carbone. Nous avons mangé au cours de nos dix-huit mois de détention deux fois de la viande apportée d’ailleurs par la Croix-Rouge le jour de la Fête. Nous récupérions certaines choses pour les réutiliser, enrichir notre nourriture. Par exemple, on gardait les mies de pain et on en faisait de nouveau de la pâte pour faire des gâteaux orientaux. On a semé des graines de fèves, de pois chiche, de tomates...

On a récupéré des tuyaux de métal pour faire des bracelets et des bagues. Puis, il y a eu une école de sculpture sur métal, assez intéressante. Après une de nos révoltes où l’on avait brûlé un certain nombre de tentes, la toile a été récupérée et utilisée pour faire des sacs et il y a eu différents modèles.

R.E.P. — Avez-vous réussi à fabriquer des armes ?

S.T. — Oui, nous avons fabriqué des couteaux, des épées, des boucliers, pour nous défendre contre les attaques. Nous avons aussi fabriqué des masques contre les gaz que l’armée israélienne utilisait pour mater nos rébellions. Nos masques venaient des boîtes de conserves de fromage qu’on nous distribuait.

Nous avons fait aussi de la couture en fabriquant même des aiguilles pour coudre des vestes de laine parce que nous souffrions beaucoup du froid. Nous avions si peu de choses pour nous couvrir que nous transformions les couvertures en vestes. Ansar était réellement un microcosme de société primaire à la technologie avancée, puisque nous avons réussi à réaliser un avion à hélice. C’était l’œuvre d’un ingénieur en aéronautique et d’un pilote qui ont récupéré les planches de bois des WC, les sacs, les boîtes etc. Les hélices avaient huit mètres de long et le moteur était un moteur à manivelle qui faisait 1 500 tours par minute. Malheureusement, nous n’avons jamais pu le faire voler parce qu’il avait besoin d’être poussé sur une grande distance, mais son effet sur nos geôliers était très grand : ils n’en revenaient pas !

R.E.P. — N’aviez-vous aucun substitut pour l’énergie ?

S.T. — Il y avait le mazout qui alimentait les réchauds, mais ceux-là étaient alimentés de l’extérieur du camp et les autorités israéliennes les coupaient quand elles voulaient. Nous avons cependant découvert que dans les tentes, il y avait un métal qui, fondu, pouvait s’enflammer facilement avec une très forte intensité et que nous ne pouvions arrêter qu’une fois qu’il était entièrement consumé. Nous l’employions pour faire du feu, des flambeaux, etc. Nous faisions cuire le bois dans l’huile avec des épices pour colorer les objets que nous fabriquions.

R.E.P. — Aviez-vous des activités culturelles ?

S.T. — Énormément, la production artistique et littéraire était très riche ainsi que celle de notre réflexion politique. Beaucoup de détenus se sont découvert des âmes de poètes à Ansar. Nous organisions régulièrement des soirées de lecture, de poésie et des récitals de musique. Nous avions plusieurs publications internes que nous fabriquions nous-mêmes et que nous faisions circuler, dont un guide du détenu en plusieurs cahiers ; chaque cahier était consacré à une question particulière ; comment réagir lorsqu’on est enfermé dans une cellule individuelle ? La Convention de Genève et les droits des détenus ? Comment réagir durant l’interrogatoire ? etc. Pour beaucoup de détenus, il s’agissait de leur première expérience de la prison, et ces directives étaient très utiles pour faire face. Nous en faisions plusieurs exemplaires et nous les faisions circuler parmi les détenus.

Puis nous avions des bulletins réguliers de chaque organisation de l’OLP et des partis libanais avec une section consacrée à l’analyse de la situation politique nationale et internationale et un autre à la publication de textes de création littéraires. Nous avions fait aussi des Editions Spéciales de WAFA (l’Agence de presse palestinienne) et de Filastin al-thawra (l’hebdomadaire de langue arabe de l’OLP) que nous recopiions et que nous diffusions parmi les détenus. Beaucoup de chants ont été composé et plusieurs poèmes écrits à Ansar et mis en musique. Les chants jouaient un rôle très important dans notre vie, surtout au cours des cérémonies qu’on organisait comme, par exemple, pour l’anniversaire de l’indépendance du Liban, où nous avions organisé une cérémonie réelle avec marche aux flambeaux, défilé, discours, hymnes et même feux d’artifice, à l’aide des éponges de métal qui servaient à nettoyer les casseroles et qui s’enflamment fort bien. Un matin, nous avons levé cinq mille drapeaux libanais que chaque détenu avait fabriqué avec du papier pour répondre à des déclarations phalangistes qui disaient qu’à Ansar il n’y avait pas de Libanais ! Les Israéliens ont bien essayé de nous obliger à les baisser, mais nous avons refusé !

R.E.P. — Combien de révoltes y a-t-il eu à Ansar ?

S.T. — Il y en avait presque tous les jours, mais à petite échelle. Il y en a eu de grandes aussi, à diverses reprises. La première fut spontanée : le jour de l’Aïd al-Adha, les familles des détenus avaient voulu s’approcher du camp pour saluer leurs parents et sont donc arrivées par la route en criant « Allah akbar », « Dieu est grand »... Les détenus se sont approchés des barbelés pour saluer les familles, alors les gardiens ont ouvert le feu sur eux.

Il y a eu quatorze blessés ; les détenus ont saisi à ce moment-là l’effet de leur nombre et le potentiel de leur action collective. A partir de là, nos actions étaient plus calculées et maîtrisées. Le 7 novembre, nous nous sommes révoltés contre les conditions de vie. Nous exigions des couvertures et des vêtements de laine. Le 7 février 1983, nous avons décidé qu’il fallait faire quelque chose pour empêcher les autorités du camp de continuer à emmener les détenus en Israël pour les réinterroger. Ces interrogatoires continuels étaient l’occasion de torturer, donc de faire chanter les détenus et de recruter des collaborateurs. Nous avons commencé par refuser le transfert en Israël et à réclamer la visite de la Croix-Rouge pendant l’interrogatoire. Nous avons menacé de brûler nos tentes si cela continuait, et un jour, nous avons réellement mis le feu aux tentes. Les interrogatoires se sont arrêtés. Le 12 juin, les gardiens ont abattu Abdo Baba, alors nous avons mis le feu à 300 tentes et nous sommes restés jusqu’à la fin novembre en plein air. En avril, nous nous sommes révoltés contre les barbelés et on a aboli les fils barbelés entre un camp et l’autre. Puis nous avons décidé de ne plus permettre l’entrée des chars dans le camp, la nuit ; nous nous sommes alors mis à taper sur les tuyaux d’eau jusqu’à assourdir les gardiens et nous avons eu gain de cause. Plusieurs autres révoltes se sont terminées par la suite dans un bain de sang. Un autre incident a eu lieu le 22 décembre 1982 et a coûté la vie à trois détenus, froidement abattus par les gardiens. A notre connaissance, nous avons eu, à Ansar, dix-sept tués et plusieurs centaines de blessés dont beaucoup sont handicapés à vie.

R.E.P. — Avez-vous entendu parler du cimetière Bar Yaacov en Israël ?

S.T. — Oui, à notre sortie, nous avons entendu parler de ce cimetière clandestin, mais, à mon avis, il y en a eu beaucoup d’autres et à Saïda même, les soldats israéliens ont enterré plusieurs cadavres en cachette, la nuit, dans le cimetière de la ville.

R.E.P. — Pour quelles raisons les soldats israéliens vous tiraient-ils dessus ? Lors de tentatives d’évasion ?

S.T. — Non, pas du tout. Il suffisait d’un incident qui semait la panique parmi les gardiens ou bien, quelquefois, de la détermination froide d’un gardien hargneux. Par exemple, la mort des quatre détenus quelques semaines avant notre libération a été présentée au monde comme un accident. On a prétendu qu’ils avaient été écrasés par mégarde dans des tunnels qu’ils avaient creusés pour tenter de s’évader. Or la véritable histoire est totalement différente : en fait, on avait voulu nous transférer dans un nouveau camp à Wadi Jouhanam après la découverte des tunnels que les détenus avaient creusés pour tenter de fuir.

Pendant notre transfert, quatre détenus ont tenté de se cacher en espérant qu’ils réussiraient à rester en arrière et à s’évader par la suite. Nous étions déjà sortis d’Ansar lorsque les bulldozers ont commencé à sillonner le camp. Lorsque les. Quatre détenus ont entendu le bruit des moteurs des bulldozers, ils ont eu peur et ils sont sortis de leur cachette, en agitant les bras pour que le conducteur du bulldozer les voie. Au lieu de s’arrêter, le conducteur les a heurtés avec la partie avant qui sert à remplir la terre, et cela à plusieurs reprises, mélangeant leur corps à la terre. Lorsque nous sommes accourus pour voir ce qui se passait, il a fallu que nous creusions avec nos mains pour les sortir de dessous les mottes de terre. Nous étions comme des fous, nous espérions en tirer quelques-uns vivants, mais ils étaient tous morts... à quelques semaines de notre libération !

R.E.P. — Qui soignait les blessés parmi vous ? Y avait-il des médecins israéliens sur place ?

S.T. — La plupart du temps, c’étaient les médecins détenus. Lorsqu’un détenu blessé avait une hémorragie, il fallait quelquefois attendre une heure avant l’arrivée de secours, alors on essayait de faire ce qu’on pouvait nous-mêmes. Bien sûr, les plus chanceux avaient dans leur propre camp, ou leur tente, un médecin ou un infirmier qui les soignait. Cette tâche était devenue tellement vitale qu’un des médecins, le Dr Nazmi, un autre médecin du camp, a soigné les malades, alors qu’il avait les menottes aux mains.

R.E.P. — Combien de médecins y avait-il parmi vous ?

S.T. — Il y avait à peu près douze médecins, plusieurs dizaines d’infirmiers et du personnel hospitalier. Ils n’étaient pas seulement du Croissant-Rouge palestinien, mais aussi des hôpitaux libanais. Il y avait un médecin irakien qui travaillait à Tyr.

R.E.P. — De quoi souffraient surtout les détenus ?

S.T. — De rhumatismes, de troubles cardiaques, de l’appareil digestif. Mais il y avait aussi beaucoup de cas psychologiques dus aux conditions de détention.

R.E.P. — Les autorités israéliennes n’ont-elles pas essayé de démanteler votre Comité ?

S.T. — Bien sûr, après la série de révoltes que j’ai évoquées, les autorités du camp sont venues nous arrêter tous les quatre et nous ont enfermés dans des cellules isolées. C’était le 19 avril 1983. Nous sommes restés dix jours dans l’isolement, puis on nous a ramenés, mais séparés dans différents camps, pour nous empêcher de rester en contact les uns avec les autres. Mais cela n’a servi à rien puisque nous avons continué à travailler comme avant.

R.E.P. — Qu’est-ce qui vous a le plus impressionné, durant ces mois d’expérience, dans la mentalité du soldat israélien ?

S.T. — Le fait que la victime juive ait acquis les mêmes méthodes que celles de son bourreau nazi ; ça, c’est sûrement ce qui m’a le plus impressionné. Jamais je n’avais pensé que des gens ayant souffert du racisme, de la discrimination raciste, pouvaient pratiquer à l’égard d’un autre peuple ce que les nazis avaient pratiqué sur eux. Jamais je n’avais pensé que j’allais voir des soldats juifs tamponner des détenus arabes sur le bras, sur leur chair, comme on l’avait vu, en photo, dans les camps nazis. « Nous sommes réellement à leurs yeux des sous-hommes, des animaux à deux pattes » ; expression utilisée par Menahin Begin pour désigner les Palestiniens ; c’est comme ça qu’ils nous perçoivent. J’ai été d’ailleurs surpris de découvrir que leur haine pour nous est beaucoup plus grande que la nôtre à leur égard et qu’ils ont le souci constant de l’exprimer. J’ai senti que toute la politique de l’État sioniste depuis sa naissance est de dépeindre les Palestiniens comme des monstres. Dans certains cas, les conséquences étaient telles qu’elles suscitaient une crise intérieure, ce qui a d’ailleurs mené un des soldats du camp au suicide.

R.E.P. — N’aviez-vous pas de contacts avec les soldats qui répugnaient à faire ce travail ?

S.T. — Si, bien sûr, et nous avons travaillé particulièrement à installer en eux un doute, quant à la nature de leur travail. Nous leur démontrions comment ils reprenaient les mêmes méthodes nazies employées contre eux et ça troublait un grand nombre d’entre eux. Il y avait d’ailleurs trois genres de réactions : le soldat hargneux, le soldat indifférent, le soldat ouvert, et c’était malheureusement les cas les plus rares.

Nous considérions que si nous parvenions à susciter dans l’esprit du soldat le plus hargneux un doute, une question, après son retour en Israël, nous avions déjà réussi quelque chose. Quant au soldat indifférent qui faisait son travail d’une manière machinale, nous cherchions à lui montrer par la pratique comment la méthode qu’il employait était contraire même à l’éthique juive dont il se réclamait. Enfin, pour ce qui est du soldat ouvert qui nous témoignait une certaine sympathie, nous essayions de lui faire sentir que ses sentiments contribuaient positivement à un rapprochement.

R.E.P. — Y avait-il une différence d’attitude entre les différentes unités israéliennes chargées d’Ansar ?

S.T. — Oui, il y avait la police militaire et puis, les services de renseignement de l’armée. Il y avait des contradictions entre les deux et nous avons œuvré à renforcer ces contradictions. Par exemple, le directeur du camp tenait à avoir le calme dans le camp pour éviter une crise politique entre le gouvernement et l’opposition. Les services de renseignement chargés de la répression provoquaient la colère des détenus qui se révoltaient. Un jour, le directeur de la prison a mis dans un camion les membres des services de renseignement de l’armée et les a renvoyés en Israël. Il a été jugé et muté à la suite de cet incident. On a eu de cette façon quatre directeurs différents et les quatre sont passés en jugement après leur départ d’Ansar ! A la fin, ils ont envoyé le régiment Golani pour nous surveiller. Ce régiment est connu en Israël pour son « efficacité ».

R.E.P. — Aviez-vous d’autres rapports avec les soldats ?

S.T. — Oui, nous avions aussi des rapports commerciaux. La corruption existe aussi dans l’armée israélienne. C’est comme ça que nous avons pu acheter aux soldats des radios, des enregistreurs, des piles et même un appareil photographique ! D’ailleurs, dans cet appareil que ce soldat nous a vendu, il y avait un film avec plusieurs prises de vue déjà faites ; il nous l’a vendu 100 dollars et il ne s’est pas soucié des risques que les photos déjà prises par lui pouvaient causer. Je me demande, maintenant que je connais le degré de corruption dans l’armée israélienne, comment ils arrivaient à se protéger contre toutes les fuites possibles.

R.E.P. — On a beaucoup parlé d’Ansar en général. Qu’en est-il de votre expérience personnelle, maintenant ?

S.T. — Au moment de l’invasion le 6 juin 1982, je n’étais pas au Sud-Liban, j’étais à Beyrouth. Le lendemain, j’ai pris une voiture et je me suis dirigé vers Saïda. J’ai considéré que mon devoir m’y appelait. La ville était bombardée d’une manière féroce par terre, mer et air ainsi que toute la route côtière. J’ai fini par y arriver et à rejoindre mes camarades. Nous avons résisté pendant plusieurs jours à Ain al-Heloueh, le camp situé près de Saïda, et la résistance des gens était héroïque, mais le rapport de forces entre l’arsenal américain et nos modestes Kalachnikov était beaucoup trop inégal. Nous avons battu en retraite, avec quelques combattants qui restaient, vers les environs de la ville.

Mais notre situation était difficile parce qu’il ne fallait pas mettre en danger la vie des gens qui nous cachaient, en évitant l’armée israélienne qui ratissait systématiquement la région. J’ai finalement été arrêté le 19 juin à Saïda et emmené à Safa, [dépôt de fruits qui a servi comme lieu de détention] où tous les gens arrêtés étaient regroupés. J’ai passé une nuit à Safa, puis on m’a emmené à l’intérieur [en Israël].

J’ai été parqué comme tout le monde là-bas, les mains et les pieds liés, les yeux bandés, jeté par terre sur le sol. Je me rappelle avoir vu un malade, un civil libanais, qu’on avait arraché de son lit à l’hôpital Ghassan Hammoud à Saïda. Il gémissait sans arrêt et gardait ses mains sur le ventre. Il était sur le point d’être opéré au moment où les soldats sont venus l’arrêter. Je me rappelle qu’un soldat, exaspéré par ses gémissements, lui a donné un coup de pied dans le ventre ; je ne pense pas qu’il ait survécu, il était déjà très mal en point.

R.E.P. — Avez-vous vu des gens torturés ?

S.T. — Je n’ai pas eu le temps. Je n’y ai passé qu’une nuit. Mais, plus tard, j’ai eu des échos par des détenus à Ansar, qui avaient passé plusieurs jours à Safa et dans l’école des religieuses de Saïda. Ils m’ont raconté ce qu’ils ont vu de leurs propres yeux. Des dizaines de personnes sont mortes sous la torture à Safa et à l’école des religieuses. On entendait leurs cris de douleur toutes les nuits. Beaucoup ont été abattues froidement, d’autres sont mortes sous la torture.

R.E.P. — Où vous a-t-on emmené en Israël ?

S.T. — Je n’en avais aucune idée. J’avais les yeux bandés et les mains liées. On ne m’a ôté le bandeau qu’à l’intérieur de la cellule où j’ai été enfermé. J’ai passé quatre mois et dix jours dans ce centre de détention, dans une cellule individuelle. Après mon transfert à Ansar, on m’a ramené dans cette cellule à plusieurs reprises pour me punir, une fois pour deux semaines, une autre fois pour dix jours, une autre fois pour un mois ! A chaque fois, c’était après des actes de résistance que nous entreprenions à Ansar. Je pense que ce centre de détention était Gédira, sur la route entre Ashkelon et Jérusalem.

R.E.P. — Cette période de quatre mois et demi était-elle destinée surtout à l’interrogatoire ?

S.T. — Oui, et cet interrogatoire est passé par plusieurs étapes, d’une conversation décontractée à mon incarcération dans une cellule d’un mètre carré qui m’a conduit au bord de la folie. J’avais décidé depuis le début qu’il me fallait trouver une stratégie pour leur faire face. Ma première décision a été d’affirmer que j’étais un combattant et de ne pas nier ni mes idées, ni mes convictions. Au début de l’interrogatoire, ils cherchaient à deviner mon état d’esprit, mes points faibles et mes points forts pour pouvoir tabler dessus. Les informations pratiques que je détenais sur le Sud ne les intéressaient pas beaucoup parce qu’au moment où j’ai été arrêté, ils occupaient déjà les lieux et connaissaient déjà beaucoup de choses. Les autres informations qui les intéressaient concernaient les territoires occupés et les réseaux de résistance à l’intérieur. Comme ce n’était pas mon domaine, je ne pouvais rien révéler, si bien qu’ils se sont repliés sur les informations d’ordre général et surtout sur ma manière de réfléchir, de réagir, pour voir comment ils pourraient m’amener à collaborer avec eux. Ils tenaient surtout à ce que je fasse un mea culpa public à la télévision et que j’attaque l’OLP et son président Yasser Arafat, ce que j’ai, bien sûr, refusé, jusqu’au bout, de faire.

R.E.P. — Quelle était la partie la plus dure de ces quatre mois et demi d’interrogatoire ?
S.T. — Sûrement l’incarcération dans la petite cellule d’un mètre carré, où je suis resté enfermé à peu près une dizaine de jours. Avant cette période et après, j’ai été enfermé dans une cellule individuelle un peu plus grande, de 2 m sur 2. L’isolement total était la chose la plus dure à supporter parce que le temps semblait immobile, chaque seconde semblait durer un mois. Et puis, le silence qui vous entoure finit par vous rendre fou. On commence à imaginer tout un tintamarre dans la tête, tintamarre qui donne envie de hurler pour faire taire le bruit intérieur. Lorsque le silence était rompu, c’était uniquement pour entendre les hurlements des détenus torturés à proximité. J’essayais de me boucher les oreilles parce que je savais qu’à force de les entendre, je finirais par tomber dans le désespoir.

R.E.P. — Y avait-il une ouverture, une fenêtre dans cette cellule de 2 m sur 2 ?

S.T. — Il y avait une fenêtre qui était fermée par une planche de métal empêchant l’entrée de la lumière et de l’air. La seule lumière qu’il y avait était électrique et cela m’a complètement esquinté les yeux. Il y avait quatre néons et deux lampes ordinaires. Même en fermant les yeux, je sentais le feu. Dans cette cellule, on n’éteignait jamais. De temps en temps, on me sortait dans la cour mais toujours avec les yeux bandés. Ça me donnait un sentiment terrible d’être dans le noir, alors je préférais rester dans ma cellule les yeux ouverts.

R.E.P. — A quel moment avez-vous été transféré dans la cellule d’un mètre carré ?

S.T. — Pendant toute la première période de mon arrestation et de mon interrogatoire, on me demandait d’attaquer la direction de l’OLP. Au début, ils ont essayé de me convaincre à l’amiable en me disant que l’OLP avait abandonné les combattants du Sud-Liban, en me donnant l’impression qu’ils avaient beaucoup de collaborateurs parmi les membres de l’OLP, etc. Ils m’ont même donné un papier écrit que je devais lire à la télévision et qui disait qu’Abou Ammar était un terroriste, que la direction de l’OLP avait des comptes bancaires en Suisse. On voulait que j’appelle les Palestiniens du Liban à déposer les armes ! Lorsqu’ils sont arrivés à la conclusion que je ne céderai pas à leur demande, ils ont décidé d’utiliser la manière forte. Ils m’ont transféré à ce moment-là dans la petite cellule d’un mètre carré et de trois à quatre mètres de haut.

R.E.P. — Combien mesurez-vous ?

S.T. — La taille n’a rien à faire dans cette histoire. Cette cellule est insupportable pour quiconque, même pour un homme qui mesurerait 1,50 m ! Moi, je mesure 1,89 m. Au début je n’ai même pas compris que c’était une cellule. Je pensais qu’on m’avait mis là en attendant de me transférer ailleurs. Puis, après plusieurs heures, j’ai compris que j’allais rester là et que c’était ma nouvelle cellule. J’ai commencé à regarder autour de moi. Les murs étaient peints en rouge. Il n’y avait aucune ouverture.

L’air entrait de dessous la porte qui était un peu surélevée, laissant passer une assiette plate. La cellule était éclairée par une lampe très puissante. J’ai compris en voyant le seau de plastique près de moi que c’était tout ce que j’avais pour l’hygiène. J’avais les poings et les pieds liés, mais je n’avais pas de bandeau sur les yeux. J’ai compris, en examinant les chaînes qui m’attachaient les pieds, que j’étais dans un lieu où il devait y avoir des chevaux parce que les chaînes en fer qui me liaient les pieds sont utilisées dans les écuries. Mes mains étaient liées avec des menottes de métal signées Smith and Wesson. Cela m’avait fait sourire. Je me suis dit que les Américains fournissaient tout à Israël, depuis les avions F-16 jusqu’aux menottes...

R.E.P. — Combien de temps êtes-vous resté enfermé là ?

S.T. — Eux disent six jours. Moi, j’ai senti qu’un siècle s’était écoulé. Mais, en réalité, je suis persuadé que je suis resté enfermé là dix jours au moins, douze au plus.

A partir du troisième jour, j’ai commencé à avoir des hallucinations. J’ai perdu complètement la notion du temps. On me donnait à manger en me glissant une assiette sous la porte, à des heures irrégulières, pour que je ne distingue pas le jour de la nuit. Je m’empêchais de manger pour ne pas avoir à utiliser le seau qui m’humiliait profondément. J’ai commencé très vite à perdre mes forces, alors j’ai décidé de tremper mon doigt dans la confiture pour avaler au moins un peu de sucre. La lampe n’a jamais été éteinte et je ne suis jamais sorti pendant ces dix jours. Je n’ai, de ma vie, senti la proximité de la folie comme pendant ces jours-là. J’ai dû faire un effort surhumain pour ne pas perdre mes esprits complètement. J’ai inventé des subterfuges pour résister. C’est incroyable d’ailleurs combien l’être humain jouit d’une capacité d’adaptation et au moment où il est persuadé qu’il a épuisé toutes ses capacités, il découvre qu’il peut encore aller plus loin. Ainsi ce qui paraissait auparavant comme un calvaire devenait une promenade par rapport à la nouvelle expérience. Et c’est comme cela qu’en retournant dans ma première cellule où j’étouffais avant, j’ai senti que j’étais presque libre.

R.E.P. — Qu’avez-vous fait pour résister à la folie ?

S.T. — Je faisais des exercices de gymnastique que j’avais inventés et que je pouvais faire en étant assis par terre ou debout, les pieds et les poings liés ; des exercices avec les muscles que j’étirais et que je relâchais, avec les yeux, des exercices de respiration. Je prenais le pain qu’on me glissait sous la porte et je pressais la mie pour en faire un minuscule coussin à glisser entre ma tête et le mur. J’avais très froid parce que j’étais assis sur un sol trempé. Lorsque finalement le gardien m’a apporté l’eau que je réclamais sans cesse, je me suis rué dessus. L’eau était bouillante et le gardien ricanait. Je crois que, de ma vie, je n’ai autant haï un être humain et j’ai juré, ce jour-là, que je réussirai un jour à le retrouver et à le tuer. J’ai compris très vite dans cette cellule qu’il ne fallait pas que je gaspille mes forces, que j’occupe mon esprit à des questions qui allaient me fatiguer et auxquelles je n’aurais pas de réponse : où suis-je, quel bruit y a-t-il dehors ? Quel jour sommes-nous ?

Je limitais ma réflexion à la seule chose qui comptait : ne pas craquer. Et je répétais dans ma tête des phrases élémentaires mais que je voulais ancrer dans mon inconscient pour que, si je m’évanouissais ou délirais, ce soient les seules que j’exprime. Je me répétais donc « je suis plus fort qu’eux », « je ne suis pas seul, mes camarades sont avec moi ». Je m’évanouissais de fatigue et de faiblesse et je me réveillais avec ces idées-là. J’ai découvert dans cette cellule inhumaine que notre inconscient aussi est une arme qui nous aide à résister. Lorsque j’étais dans mon état de mi-évanouissement, mi-sommeil, je me suis rendu compte que je voyais ma mère et que ce rêve qui revenait sans cesse me sécurisait. Je voyais ma mère en face de moi qui me parlait ou plutôt qui me grondait comme lorsque j’étais petit et qui me disait : « Pourquoi as-tu l’impression d’étouffer ? Tu n’as rien du tout, tu es tout à fait bien. Rappelle-toi, tu as l’impression, comme lorsque tu étais tout petit et que tu souffrais de ton asthme, que tu vas étouffer, mais tu n’étouffes pas ! Lève-toi et travaille ! » Je me réveillais en ayant le sentiment réel que ma mère était près de moi et ça me donnait des forces. Je crois que c’était une des manières de lutter contre le désespoir dans lequel même mon inconscient a joué un rôle. J’ai commencé à rêver de ma mère aussitôt qu’on m’a eu mis les chaînes aux pieds.

Le chant aussi m’a aidé. Je chantais chaque fois que je sentais que mes nerfs allaient craquer.
Pendant tout ce temps, la douleur ne me quittait pas. Je ne savais plus si j’avais plus mal aux chevilles qui saignaient à cause des chaînes de fer, aux poignets, au dos, aux fesses, aux yeux. J’essayais de ne plus discerner, de transformer cette douleur physique en une douleur diffuse, générale, de la dompter en quelque sorte. L’évanouissement était un répit pour moi.

Dans la cellule individuelle, le prisonnier doit trouver en lui-même ses mécanismes de défense. Pour cela, il a besoin d’avoir recours à sa force de caractère, à son imagination, à sa fantaisie, à sa culture générale. Lorsqu’on referme la porte de la cellule sur toi, tu sens que tout t’a abandonné, même Dieu si tu as la chance de croire en Lui. C’est là la première chose contre laquelle il faut lutter : ce sentiment d’isolement total. Puis j’essayais d’étendre l’espace autour de moi en ayant recours à des images dans ma tête. En fermant les yeux, je voyais le ciel, la nuit avec les étoiles, les astres, la lune. Je fixais mon œil sur un détail, sur le mur et à partir de là, mon imagination voyageait. On peut enchaîner un homme physiquement mais on ne peut enchaîner son intelligence et son imagination. On peut le détruire physiquement, en brisant son corps mais il survivra. Le problème, c’est de résister à la destruction intérieure, c’est de ne pas révéler le point de faiblesse à partir duquel l’ennemi peut travailler à vous détruire intérieurement. C’est ce que j’ai appris de plus important dans ma cellule.

R.E.P. — Comment êtes-vous sorti de là ?

S.T. — Un jour, après dix à douze jours d’incarcération dans cette cellule inhumaine, on est venu me chercher. On m’a fait porter mes anciens vêtements, ceux que je portais lorsque j’ai été arrêté et on m’a emmené dans une pièce où il y avait quelqu’un que je pensais être un agent des services de renseignement. Il m’a demandé si on m’avait torturé. Je lui ai dit « non » ; il m’a dit que je mentais en me montrant du doigt le sang sur mes chaussettes. Mes chevilles continuaient à saigner, mes plaies n’arrivant pas à se cicatriser. Je lui ai dit que c’était à cause des chaînes. Il a commencé à m’interroger et j’étais persuadé que c’était un agent des services de renseignement qui utilisait une méthode civilisée. En fait, il s’agissait d’un journaliste de la radio et tout ce que je disais était enregistré. Lorsque j’ai réalisé qu’il avait enregistré, j’ai eu peur d’avoir dit des choses qui pouvaient porter atteinte à la révolution palestinienne, surtout que mon état de fatigue et de faiblesse m’empêchait de penser correctement. Ce n’est qu’à Ansar que j’ai été rassuré par mes camarades qui ont entendu la radio et qui m’ont dit que ce que j’avais dit était tout à mon honneur.

R.E.P. — Combien de temps êtes-vous resté dans ce centre de détention après cette interview ?
S.T. — Environ deux mois et demi. On m’a apporté des photos de dirigeants à Beyrouth après la fin du siège, pour que je les identifie, mais j’ai refusé.

R.E.P. — Y a-t-il eu beaucoup de cas de tortures parmi les prisonniers que vous avez rencontrés, après, à Ansar ?

S.T. — Oui, beaucoup sont morts sous la torture. D’autres en ont gardé des séquelles à vie. Je me rappelle le cas d’un médecin de Rashidiyeh, le Dr Diab al-Kha-tib ; il est devenu fou à cause des coups qu’il a reçus sur la tête et il a été libéré ultérieurement par la Croix-Rouge ; un autre médecin, Dr Ayachi, est devenu totalement amnésique. Il l’est resté jusqu’au moment dé notre libération. A Ansar, un jeune homme de quinze ans, du nom de Dahabra, est mort sous les coups, et la Croix-Rouge a été informée de son cas le jour même.

Dans le centre de détention où j’étais en Israël, il y a eu beaucoup de cas de morts sous la torture, mais il est impossible de savoir leur nom parce qu’on n’avait aucun contact les uns avec les autres et les arrestations étaient massives, atteignant plus d’une douzaine ou d’une quinzaine de mille. Il y a eu plusieurs centres d’interrogatoires clandestins à Jalameh, à Mesiddo, à Atlit, même dans certaines prisons de Cisjordanie où les prisonniers ont été emmenés. Beaucoup ne sont jamais arrivés à Ansar. Mais comment savoir leurs noms ou leur nombre ? En ne reconnaissant aucun droit, ni à la population civile, ni aux combattants, les Israéliens ont traité les peuples palestinien et libanais comme des listes de numéros matricules qui n’ont eu d’identité et d’existence réelles que le jour où la Croix-Rouge internationale est entrée à Ansar. Mais tout ce qui s’est passé avant, à Saïda, à Tyr et dans les centres de détention secrets en Israël est un secret que gardent jalousement les services de renseignement de l’armée israélienne. Je ne sais pas si on pourra jamais connaître la vérité.

Cependant, si l’on en juge par la manière dont on nous a traités à Ansar et le nombre de morts survenus malgré notre présence collective et malgré celle de la Croix-Rouge internationale, je pense que ce qui a eu lieu dans les centres d’interrogatoire, dans des cellules individuelles et sans aucun témoin, a dû coûter la vie à beaucoup de gens. A Saïda, déjà les premiers jours de l’occupation, les cadavres de huit détenus morts sous la torture ont été enterrés la nuit clandestinement dans le cimetière de la ville. Il y a ceux qu’on a enterrés dans le cimetière clandestin de Bar Yacov, mais je soupçonne l’existence de plusieurs autres charniers de ce genre...

R.E.P. — Avez-vous participé directement aux négociations pour votre libération ?

S.T. — Nous étions en contact permanent et clandestin avec notre direction à l’extérieur et j’ai été moi-même nommé comme représentant de l’OLP dans le comité de négociations sur l’échange des prisonniers, pour représenter les détenus d’Ansar. Nous étions au courant de toutes les négociations depuis le début et nous avons reçu la visite de plusieurs représentants de la Croix-Rouge et du chancelier Kreisky à ce sujet. A un moment donné, les pourparlers se sont arrêtés, et les Autrichiens se sont retirés. Puis, au moment du transfert des prisonniers israéliens à Tripoli, et lorsque le siège de la ville est devenu réellement sérieux, les autorités israéliennes ont relancé les négociations, quelques semaines avant notre libération. Ils tenaient à éviter la mort de leurs soldats à Tripoli et nous commencions à devenir un fardeau économique, politique dont ils ne savaient quoi faire. Ils voyaient bien qu’on avait transformé le camp en notre faveur.

A partir de ce moment, on m’a permis de contacter par radio le représentant de l’OLP à Genève pour mettre au point les termes de l’échange. A l’origine, il devait y avoir mille libérations de l’intérieur, c’est-à-dire parmi les prisonniers palestiniens en territoires occupés, mais comme Ahmad Jibril a refusé de nous remettre les prisonniers israéliens qu’il détenait, les Israéliens ont réduit le nombre à cent et ils ont choisi les cent qu’ils voulaient. En plus, ils ont kidnappé trente-cinq prisonniers qu’ils avaient libérés d’Ansar et qu’ils ont dû reprendre à l’aéroport de Tel-Aviv dans la hâte du départ, lors d’un moment d’inattention de la Croix-Rouge internationale.
R.E.P. — Comment jugez-vous le rôle de la Croix-Rouge internationale à Ansar ?

S.T. — La Croix-Rouge internationale est un organisme qui travaille dans des conditions très difficiles et très délicates. Elle a une position de principe qui est justifiée et qui consiste à respecter certaines règles de la discrétion et du secret professionnel. Si elle ne respecte pas cette règle, on ne lui permet pas de travailler. Nous avons eu, bien sûr, beaucoup d’accrochages et de conflits, et nous défendions notre position avec force, mais nous comprenions bien la leur, même si elle n’était pas toujours en notre faveur. On ne doit pas oublier que c’est le seul organisme qui est venu à notre secours et je ne sais pas ce qu’on aurait fait sans eux. L’important, c’est qu’ils continuent à pouvoir travailler dans des conditions de violations des droits de l’homme, comme c’était notre cas.
R.E.P. — Aviez-vous des contacts avec la prison des femmes à Nabatiyeh ?

S.T. —Pas avant les négociations pour notre libération. Mais nous avons demandé que l’échange soit pour les deux camps et on m’a permis d’aller les voir à deux reprises avant la date de la libération. Beaucoup d’ailleurs étaient des épouses des détenus à Ansar même. Elles ont été libérées en même temps que nous : les trente et une.

Ansar, aujourd’hui, c’est tout le Sud-Liban. Il y a eu une interaction réelle entre le camp et tout le Sud occupé. Et cette complicité dure toujours. La preuve en est la résistance actuelle contre l’occupation militaire israélienne.

R.E.P. — Qu‘allez-vous faire maintenant ?

S.T. — Ma tâche primordiale, c’est d’attirer l’attention du monde sur le fait qu’Ansar, contrairement à ce qu’on a dit, n’a pas disparu.

Il y a, aujourd’hui, à Ansar, je le sais de sources sûres, mille nouveaux détenus. Nos camarades kidnappés à l’aéroport de Lod pourraient être parmi eux. Mon rôle est d’alerter l’opinion publique internationale sur ce fait et de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’Ansar soit aboli à jamais. Je ne pense pas qu’il le sera tant que les droits nationaux du peuple palestinien ne seront pas reconnus, ainsi que son droit à une patrie et tant qu’Israël aura des visées sur le Liban.

Revue d’Études Palestiniennes N°11 - Printemps 1984


Les articles publiés ne reflètent pas obligatoirement les opinions du groupe de publication, qui dénie toute responsabilité dans leurs contenus, lesquels n'engagent que leurs auteurs ou leurs traducteurs. Nous sommes attentifs à toute proposition d'ajouts ou de corrections.
Le contenu de ce site peut être librement diffusé aux seules conditions suivantes, impératives : mentionner clairement l'origine des articles, le nom du site www.info-palestine.net, ainsi que celui des traducteurs.