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Itinéraire de Moscou à Jérusalem : A propos de l’émigration des juifs soviétiques

mercredi 17 juillet 2013 - 07h:39

Ilan Halevi - REP 36 - Été 1990

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Il est malaisé de comparer des sujets dont les dimensions sont par trop dissemblables. En ce sens, la perestroïka et l’Intifada sont incomparables, tant le champ de leur impact direct diffère.

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Le label "juif" a permis à de nombreux ex-citoyens soviétiques d’immigrer en Israël où ils ont forcément été accueillis à bras ouverts...

Il s’agit pourtant de deux phénomènes politiques actuels qui ont au moins en commun d’avoir imposé au monde entier l’usage de leur nom propre. Certes, ce respect ostentatoire de la version originale n’est pas totalement innocent : il y entre sans doute un désir inavoué d’exorciser le phénomène, de l’extraire de l’universalité de sa catégorie en l’enfermant dans sa spécificité. Mais, au-delà de ces inévitables arrière-pensées, demeure la perception largement répandue qu’il s’agit dans les deux cas de phénomènes globaux complexes, dont la réalité est plus vaste que le champ découvert par les concepts de « restructuration » ou de « soulèvement ».

Les promoteurs soviétiques de la perestroïka comme ses observateurs, en Occident et ailleurs, désignent en effet sous ce terme, non seulement un ensemble de réformes politiques et économiques en Union soviétique, mais d’abord et avant tout ce bouleversement radical du discours et de la pratique de l’État soviétique qui a provoqué, avec l’effondrement en chaîne des régimes en place dans la totalité des pays membres du Pacte de Varsovie, la spectaculaire transformation du système des relations internationales dont la chute du Mur de Berlin constitue un éloquent symbole.

Dans ce dispositif, la paix et la démocratie apparaissent comme des valeurs cardinales. En procédant à l’évacuation de leurs troupes d’Afghanistan, les dirigeants soviétiques se sont ainsi livrés à une autocritique sans complaisance de leur politique passée, affirmant que leur invasion de ce pays une décennie plus tôt avait constitué tout à la fois « une atteinte aux principes de la morale universelle et une violation de la loi soviétique ». Aux jours les plus tragiques de la « révolution » roumaine (ou du coup d’État, selon la perspective que l’on choisit d’adopter), alors que les chaumières télévisuelles frémissent d’horreur devant les images truquées du « génocide » de Timisoara, et que les gouvernements occidentaux supplient les Soviétiques d’intervenir militairement, Mikhaïl Gorbatchev réaffirme son opposition de principe à toute intervention militaire hors des frontières de l’URSS, déclarant qu’une intervention militaire en Roumanie « nous ramènerait aux jours les plus sombres de l’ère Brejnev ou à l’époque de Khrouchtchev ! »

C’est dans le domaine des relations Est-Ouest, et tout particulièrement dans le domaine du désarmement, que s’est exprimée avec le plus d’éclat l’orientation fondamentalement pacifiste de la perestroïka. Il ne fait guère de doute que les immenses progrès accomplis dans ce domaine, concrétisés par des traités, mais plus encore par l’accord tacite passé à Malte entre Bush et Gorbachev, sont à mettre au crédit de la « nouvelle pensée » politique soviétique et non de quelque mutation soudaine de la politique américaine elle-même. Les cercles les plus conservateurs aux États-Unis peuvent toujours se bercer de l’illusion que ce changement est le sous-produit direct de la « guerre des étoiles ». Il n’en reste pas moins vrai que ce sont les Soviétiques eux-mêmes qui, par leur initiative, ont désamorcé la machine de guerre américaine et l’engrenage infernal qui devait mettre le feu aux poudres de la troisième guerre mondiale : initiative qui transformait la faiblesse, une fois reconnue, en atout pour la paix ; mise en œuvre d’un principe diplomatique éminemment gorbatchévien, consistant à « priver l’ennemi d’ennemi ».

La valorisation de la démocratie semble consubstantielle à cette politique. Proclamant leur adhésion sans réserve aux principes et aux normes universellement reconnues du droit des gens et des peuples, les dirigeants soviétiques se déclarent résolus à soulever tous les couvercles, qu’elles qu’en puissent être les conséquences. Toutes sortes de créatures inquiétantes, atrophiées et difformes, réactions passéistes et fascisantes, cléricales ou xénophobes, s’échappent aujourd’hui des souterrains où elles attendaient l’heure d’une revanche qu’elles espèrent proche. C’est la rançon de la démocratie, et surtout le prix de sa trop longue absence. Il en est de même pour les sentiments nationaux, exacerbés par des décennies de frustration, et dont le caractère impérieux, quasi incontrôlable, risque à tout instant de remettre en question l’équilibre fragile sur lequel repose l’ensemble du processus. Mais aucune de ces contradictions ne remet en cause la volonté politique de démocratisation. Que le piétinement de la réforme économique et le marasme dans l’approvisionnement et la distribution en URSS fassent peser, au moins autant que l’exacerbation des passions nationalistes, une menace d’échec sur cette politique. voilà qui vient souligner un trait sans doute mal apprécié de cette politique : à savoir qu’elle ne prend pas seulement pour point de départ la faiblesse comparative de l’Union soviétique face au dispositif économique et militaire américain, mais aussi qu’elle intègre à l’avance dans ses calculs sa propre incapacité maîtriser totalement et dans le détail les processus qu’elle-même déclenche, renonçant à l’illusion bureaucratique et policière par laquelle on pourrait, selon l’expression de Trotsky, « mettre les lois de l’économie hors la loi ».

Sous le terme d’Intifada, par ailleurs, on ne désigne pas seulement la pratique généralisée et continue de la protestation de masse contre l’occupation israélienne dans les territoires palestiniens occupés par Israël depuis 1967, ni même principalement la confrontation quotidienne des enfants et des adolescents lanceurs de pierres avec la machine répressive israélienne chaque jour plus brutale et plus meurtrière. Ce qui fait le caractère irréductible de ce soulèvement, c’est son caractère social et national global : l’unité des classes, des lieux et des courants, l’unité du peuple à l’intérieur et à l’extérieur de la Palestine occupée. C’est la constitution de ce pouvoir populaire palestinien « parallèle » à l’occupation, authentique « double pouvoir » qui ne se contente pas de réclamer le droit à l’autodétermination, mais qui entreprend de l’exercer dans la pratique, et gère la vie de la communauté, qui fait de ce soulèvement bien plus qu’un simple événement, et marque l’entrée en scène décisive de la « société civile » palestinienne. De ce phénomène global, la « nouvelle politique » de l’OLP, entendez la stratégie de paix inscrite dans les résolutions d’Alger et la déclaration d’Indépendance de l’État de Palestine en novembre 1988 font partie intégrante, en tant qu’elle reflète le consensus national cristallisé dans et par L’ Intifada.

Parce qu’elle entérine l’idée d’une paix située en deçà de la « justice absolue », parce qu’elle prend pour point de départ le rapport de force réel et non plus mythifié, parce qu’elle aspire à inscrire ses objectifs dans le cadre général de la victoire du Droit, et parce qu’elle affirme l’identité démocratique de ses moyens et de ses fins, l’Intifada, contemporaine de la perestroïka, apparaît comme participant au même mouvement historique, au même ordre de phénomène, et la « révolution dans la révolution » qu’elle implique et inaugure par rapport à la pratique et au discours du mouvement national palestinien, même si elle n’est pas théorisée, constitue un exemple éclatant de ce que les Soviétiques appellent peres­troïka.

Il n’était donc pas paradoxal, jusqu’à l’année dernière, d’espérer que le nouveau climat international, fondé sur la valorisation du dialogue et propice aux négociations de toutes sortes, marqué par la désescalade, sinon par la solution, d’un grand nombre de conflits régionaux, pourrait favoriser la négociation et l’établissement d’une paix « juste et durable » au Proche-Orient. La lente érosion de l’hostilité américaine à rencontre du peuple palestinien, matérialisée par l’ouverture d’un dialogue prétendument « substantiel » avec l’OLP, l’infléchissement progressif de l’inconditionnalité de l’administration américaine à l’égard de son protégé et allié israélien, et même le réchauffement des relations soviéto-israéliennes semblaient converger dans ce sens.

A ceux qui, au sud du monde, regardaient avec méfiance les Européens s’enivrer de leurs retrouvailles, se disant que cette unité nouvelle risquait bien de se retourner contre eux, au moins économiquement, l’exemple de la Namibie, puis de l’Afrique du Sud était fait pour redonner l’espoir. N’avait-on pas ici la preuve que le triomphe de la liberté au Nord pouvait servir la liberté au Sud ? Cette méfiance n’était-elle pas avant tout au service de dictatures que la fin de la guerre froide privait de légitimité ? Les peuples, eux, n’avaient-ils pas tout à gagner de la fin d’une bipolarisation du monde dont ils étaient toujours, en définitive, les victimes, quand bien même ils s’imaginaient en être les bénéficiaires ? Face aux prophètes du repli sur soi, du désespoir organisé et de l’amertume drapée dans une authenticité redécouverte à contre temps, la détermination tranquille de Nelson Mandela donnait une leçon d’optimisme et de rationalité, et confortait l’espoir que la liberté se mondialiserait, que la vague de liberté et de paix, comme le disait récemment le président du Sénégal, « n’épargnerait aucun pays » !

Au Proche-Orient, cependant, et surtout en Palestine, rien de tel. Le monde politique israélien apparaît aujourd’hui comme un des points majeurs de résistance de l’ancien monde à la transmutation. On sait que par analogie avec l’histoire de la décolonisation en Algérie, le président Arafat a plus d’une fois, et particulièrement, en septembre 1988, dans l’enceinte du Parlement européen à Strasbourg, appelé de ses vœux l’émergence d’un de Gaulle israélien. A la lumière des développements qui touchent aujourd’hui le sud du continent africain, on pourrait dire : ou au moins d’un De Klerk ! A ceux qui s’indignaient hier que l’on pût comparer Tel-Aviv à Pretoria, on pourrait dire aujourd’hui : que les Israéliens prennent donc exemple sur les Blancs d’Afrique du Sud, et « comprennent » que le monde a changé. Mais il s’agit de toute évidence d’un vœu pieux, et donc irréaliste. Nul de Gaulle, nul De Klerk, nul Gorbatchev et nul Arafat pour amorcer un tel tournant. Bien au contraire, pourrait-on dire. Prisonnière de ses fantasmes chauvins et de ses calculs électoraux, la classe politique israélienne finit par dire « non » à son propre plan dès lors que le monde le prend au sérieux et au mot, lui demandant de l’appliquer, avant de mettre la clef sous la porte d’une crise gouvernementale continue dont la fonction principale est précisément d’assurer la vacance du pouvoir politique alors que les pressions internationales, et tout particulièrement américaines, commencent à se faire sentir.

C’est dans ce contexte déjà marqué par une paralysie inquiétante du « processus de paix » (ainsi que l’on dénomme avec un optimisme remarquable les tractations diplomatiques visant à permettre l’ouverture de négociations) qu’intervient un événement, ou plutôt un processus, qui semble vouloir donner raison aux pessimistes. Avec la chute du Mur de Berlin, c’est la route de Moscou à Jérusalem qui s’ouvre pour les juifs d’Europe de l’Est, et le flot migratoire — 40 000 juifs soviétiques arrivés en Israël depuis le début de l’année — menace encore de s’amplifier. S’il est vrai que seule une petite minorité (environ 10 %) d’entre eux s’installe volontairement en Cisjordanie, à Gaza ou sur le Golan, la majorité d’entre eux est dirigée vers Jérusalem, et tout particulièrement vers la Jérusalem arabe, illégalement annexée comme l’ont récemment souligné les dirigeants américains. Flot humain organisé pour faire obstacle à la paix, pour écraser les espoirs de solution négociée, pour encourager chez les Israéliens les fantasmes d’expulsion massive, de « transfert », et chez les Palestiniens le pessimisme, la peur et l’irrationalité qui en découle. Alors, perestroïka contre Intifada ? La liberté au Nord contre la liberté du Sud ? La Palestine, rescapée du conflit Est-Ouest, serait-elle en train de devenir le front d’un nouveau clivage Nord-Sud, qui consacrerait la marginalisation d’un Sud sans enjeu. Le mouvement massif d’immigration des Juifs d’URSS vers la Palestine suscite d’innombrables inquiétudes et a déjà provoqué diverses réactions tant palestiniennes qu’arabes, mais c’est un processus qui dure. S’il devait venir à son terme et transplanter en Palestine les 500 à 800 000 juifs soviétiques apparemment candidats à l’immigration, il pourrait constituer la base d’une défaite historique de grande envergure pour le mouvement national palestinien.

Il convient, si l’on veut faire face à ce défi, d’en bien comprendre le mécanisme.
La canalisation forcée des Juifs soviétiques vers la Palestine résulte d’une collaboration internationale d’un genre bien particulier, où les actes des uns et les pressions des autres rencontrent les omissions et les démissions de tierces parties et s’articulent à d’autres démarches.

Au commencement, il y avait l’amendement Jackson (1972), par lequel les Américains conditionnaient les échanges économiques avec l’URSS à un « État des droits de l’homme » en Union soviétique dont l’unique critère retenu était justement le droit des juifs soviétiques à émigrer vers Israël. Non pas le droit des citoyens soviétiques en général à circuler librement hors de leur pays, mais un droit réservé aux seuls juifs, et ne valant que pour l’émigration vers Israël. Ainsi les Occidentaux, États-Unis en tête, entreprenaient-ils d’isoler ce « droit » particulier du droit en général, d’isoler les droits des juifs (désormais garantis par des traités internationaux) du droit des autres, et d’isoler le droit d’émigrer spécifiquement vers Israël du droit d’émigrer vers n’importe quelle destination. En leur temps — tout au long des années 70 et jusqu’au début des années 80 —, ces pressions, auxquelles le gouvernement soviétique tentait de résister, ne cédant qu’au compte-gouttes, avaient déjà créé une situation paradoxale : à condition de déclarer vouloir émigrer vers Israël, un citoyen juif de l’URSS pouvait espérer quitter le pays « librement », ce qui lui serait refusé s’il déclarait vouloir aller ailleurs, ou tout simplement s’il n’était pas juif !

L’instrument juridique de cette aberration résidait dans une fiction éprouvée depuis plusieurs décennies, et mise au point à l’époque stalinienne, au lendemain de la création de l’État d’Israël, pour justifier le départ de quelque 300 000 juifs des pays de l’Est entre 1948 et 1950 : il s’agit de la « réunion des familles ». C’est l’alibi du « regroupement familial » qui avait alors permis aux uns un départ strictement interdit aux autres, c’est aussi lui qui permettait à l’État soviétique de déchoir les candidats au départ de leur citoyenneté rendant ce départ définitivement irréversible. On ne saurait sous-estimer le rôle de cette configuration légale dans le mécanisme du transfert. Mais il est vital de bien voir qu’il s’agit là, non de quelque nouvelle complaisance soviétique à l’égard de l’Occident ou d’Israël, mais au contraire d’un héritage laissé par le Petit Père des Peuples lui-même. Le triomphe de la nouvelle philosophie soviétique du droit, fondé sur l’adhésion à la philosophie universelle du droit et sur ce que nous appelons la légalité internationale, devrait normalement permettre de se débarrasser d’une aussi pesante pérennité. C’est le sens de l’engagement soviétique à voter, d’ici la fin de l’année, la nouvelle loi sur le passeport qui, une fois appliquée, devrait permettre aux juifs soviétiques, comme à tous les autres soviétiques, de sortir du pays et d’y retourner en conservant leur citoyenneté.

La mutation que représenterait ce déplacement de cadre juridique ne saurait être surestimée. La fiction stalinienne entérinait, en effet, outre une discrimination de fait entre juifs et non-juifs certainement mal perçue par le reste de la société, ou plus gravement encore, intériorisée comme une confirmation de la différence entre les juifs et tous les autres, mais aussi leur extranéité. En ce sens, la reconnaissance bolchevique de la « nationalité juive » dans l’Empire russe, caricaturalement mise en pratique par la création du Birobidjan, dépourvue de contenu territorial autant que d’instruments de survie culturelle, avait fini par servir une fonction diamétralement opposée à sa finalité propre : maintenir les juifs en tant que catégorie politico-administrative distincte, et donc aussi en tant que catégorie conceptuelle dans la société civile, alors même que les diverses expressions concrètes de leur identité étaient mises hors la loi. Les croyants étaient réprimés au nom de l’athéisme et de la lutte contre l’obscurantisme, les culturalistes, bundistes et autres, en tant que nationalistes petit-bourgeois, les sionistes en tant qu’agents de l’impérialisme et collaborateurs des nazis ! Mais l’État soviétique, lui, continuait de reconnaître, légalement et politiquement, une catégorie juive de ses citoyens, évitant ainsi d’opérer, dans la société soviétique elle-même, une rupture culturelle à ce sujet, ce qui explique la permanence éclatante, en son sein, du discours « antisémite » classique, archaïque, dont la Russie tsariste du siècle dernier avait été le berceau et le faux policier, dit « Protocoles des Sages de Sion », le fleuron littéraire. Par-dessous le couvercle soulevé, on le voit, il n’y a pas que les forces du marché. Il y a aussi Pamiat, et la peur que légitimement Pamiat peut inspirer.

Pendant deux décennies, l’État soviétique contient l’émigration. La lutte des « Refuzniks » va enthousiasmer l’Occident, et l’oscillation brejnévienne entre le verrou et les visas encouragera les pressions occidentales. Mais le mépris affiché du « droit bourgeois », le refus de reconnaître le principe de libre circulation pour tous, tout autant que les protestations de solidarité antisioniste avec les peuples arabes, empêchaient cette politique de s’afficher. Même après avoir obtenu leurs visas de sortie pour Israël, les candidats à l’émigration devaient transiter par Vienne ou Rome, où les Américains géraient des camps de transit d’où ils avaient la possibilité, lorsqu’ils le voulaient, de bifurquer vers d’autres destinations, et tout particulièrement vers les États-Unis. C’est d’ailleurs ce que faisaient, au grand dam des dirigeants israéliens, plus des deux-tiers d’entre eux.

C’est vers la fin de l’année 1989, lorsque le « rideau de fer » est levé, tout d’abord en Hongrie, puis en Tchécoslovaquie, et finalement en RDA, dans un enchaînement où le « départ » des Allemands de l’Est vers la RFA joue un rôle central, que le problème prend soudainement des proportions tout à fait nouvelles. Aucune barrière administrative et policière ne retient plus les juifs d’URSS, et il est clair que les Américains ont également exigé des garanties à ce sujet. Et c’est alors que ces derniers, face à l’augmentation spectaculaire du nombre des départs, annoncent la fermeture des camps de Vienne et de Rome, puis l’imposition d’un quota draconien à l’entrée aux États-Unis : 50 000 Soviétiques, toutes catégories confondues, seront autorisés à s’installer aux États-Unis pour l’année 1990. C’est le chiffre des départs pour l’année 1989. Face aux protestations des Arabes, mais aussi d’une partie non négligeable des organisations juives américaines, l’administration américaine accepte de reconsidérer ce chiffre, voire de le doubler, sans pour autant prendre d’engagement ferme à ce sujet. De toute façon, juifs ou pas, les Soviétiques ne sont plus aux yeux des Américains des « réfugiés » de l’Empire du Mal ayant choisi la liberté, mais les citoyens d’un pays normal ayant choisi de s’expatrier : des immigrants, soumis au pouvoir discrétionnaire et sélectif des autorités d’immigration sur la base de leur dossier personnel, et non plus en tant que catégorie. Et, point crucial, toutes les formes d’aide financière, fiscale et professionnelle dont ils avaient bénéficié par le passé en tant que « réfugiés » leur sont désormais interdites.

On commence à voir comment fonctionne cet infernal engrenage. Désormais libres d’agir légalement dans les pays de l’Est qui normalisent tous leurs relations avec Israël (certains d’entre eux, comme la Hongrie et la Pologne, bien avant l’instauration de nouveaux régimes), les autorités israéliennes négocient l’instauration de vols directs vers Tel-Aviv à partir de Budapest ou de Varsovie, de Prague et peut-être demain de Berlin, ou encore, comme par le passé, via Bucarest ou Helsinki. Ce qui est décisif, ici, c’est que ce sont eux qui prennent en charge les émigrants, administrativement et matériellement, depuis Moscou. Là commence pour le candidat au départ un paradis de dupes. Du voyage à l’hôtel où il attendra de trouver travail et logement dans son nouveau pays, tout est payé par l’Agence juive. La presse israélienne évaluait récemment à 40 000 dollars par an ce qu’un immigrant soviétique reçoit de l’État et des institutions sionistes au cours de la première année de son installation. Il faut savoir qu’il ne pourra quitter le pays qu’après avoir tout remboursé !

Pourquoi ne pas le dire : il s’agit d’un transfert de population, d’un déplacement forcé, en un mot d’une déportation. Il s’agit d’un mécanisme international qui tourne en dérision tous les beaux principes de liberté au nom desquels les Occidentaux en général, et les Américains en particulier, ont réclamé à cor et à cri, depuis des décennies, le droit pour les juifs soviétiques de choisir librement leur lieu de résidence.
Il faut s’y opposer. Nous nous y opposons. Et on est en droit d’attendre de l’Europe un peu plus que l’indifférence pilatienne qu’elle manifeste à cet égard. L’Europe a déjà, c’est bien connu, assez d’immigrés, et bien d’autres soucis, et puisque les Israéliens en veulent, qu’ils les prennent. D’ailleurs, ce n’est pas en Europe, mais aux États-Unis que leur cœur les pousse. Arrangez-vous donc avec les Américains ! Nous réclamons au contraire une coopération soviéto-européo-américaine pour permettre à ces hommes et à ces femmes de n’être pas canalisés de force vers un conflit auquel ils sont encore étrangers, de n’être pas transformés à leur insu en alibi pour l’occupation, la colonisation et la répression, de n’être pas transformés, qu’ils le veuillent ou non, en obstacle humain à la paix.

Mais s’ils veulent venir, direz-vous ?

S’ils veulent venir alors même que les portes leur sont ouvertes ailleurs, s’ils veulent venir individuellement, et non dans le cadre d’une politique organisée visant à les utiliser comme une arme contre le peuple palestinien et contre la paix, n’ont-ils pas le « droit » de venir en Israël, avec lequel ils s’identifient ?

Tout droit connaît pour limite un autre droit. Aucun n’est absolu au point d’abolir un autre droit. Le droit individuel d’un juif soviétique à se déplacer librement, y compris en Palestine, ne lui donne aucun droit à piétiner un quelconque des droits fondamentalement reconnus à tous les hommes, et singulièrement aux Palestiniens. Les récentes déclarations du Premier ministre israélien à propos de l’installation des immigrants soviétiques dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, y compris Jérusalem-Est, qui ont suscité d’importantes et contradictoires prises de position américaines, elles-mêmes non sans rapport avec la crise politique actuelle en Israël, ont mis en lumière ce rôle dévolu par les dirigeants d’Israël aux immigrants, qu’ils soient soviétiques ou non, qu’ils viennent de leur propre gré ou qu’on les ait orientés de force vers Jérusalem. Il est bien sûr absurde, dans ces conditions, de se contenter de « souhaiter » qu’Israël n’installe pas les nouveaux venus dans les territoires occupés. Et comment, du point de vue même du droit, exiger d’un État qu’il exerce sur une partie de sa population un contrôle qu’il n’imposerait pas à une autre ?

La seule revendication politique logique ici n’est pas l’interdiction d’installer les immigrants soviétiques dans les territoires occupés, mais bel et bien l’interdiction (contenue dans les conventions de Genève de 1949 aussi bien que dans les « dix points » du président Moubarak) d’installer qui que ce soit dans les territoires occupés. Le problème ici, c’est la colonisation et l’occupation, pas l’immigration. La solution ici, c’est l’indépendance de l’État de Palestine, et non la limitation de l’immigration. Les déclarations de Shamir doivent être décryptées à l’envers, comme souvent les propositions talmudiques : ce ne sont pas les territoires qui sont nécessaires pour l’immigration, mais bien cette dernière qui est indispensable à la tentative désespérée de garder la mainmise sur les territoires occupés, et tout particulièrement sur Jérusalem-Est, dont la centralité, mise en évidence par les tractations entourant le projet égypto-américain de « conversations » israélo-palestiniennes, est à nouveau mise en lumière par la problématique de l’installation des immigrants soviétiques.
Car il importe peu. en définitive, que les juifs soviétiques eux-mêmes colonisent la Cisjordanie ou qu’ils judaïsent la Galilée tandis que leurs coreligionnaires américains se chargent des territoires occupés en 1967. Ils iront à l’armée et deviendront d’une façon ou d’une autre des rouages de la machine de guerre israélienne. Ils serviront, par leur nombre même, à intimider le peuple palestinien et le monde arabe, et à renforcer la peur, le pessimisme et le désespoir politique, tandis qu’ils entretiendront, en Israël, les fantasmes criminels et dangereux dessinant le projet d’un autre « transfert » — l’expulsion massive des Palestiniens hors de leur patrie. Ils serviront aussi, a l’intérieur même de la société juive-israélienne, à rétablir un rapport de force intercommunautaire, entre « Occidentaux » et « Orientaux », c’est-à-dire qu’ils deviendront également partie prenante d’un autre conflit, dont ils ne soupçonnent pas encore la profondeur et la virulence, mais qui leur promet bien des lendemains qui déchantent. Ce n’est pas démontrer, comme le prétendent aujourd’hui les chantres du sionisme, qu’on s’oppose à la paix que de déclarer cette immigration négative, regrettable, dommageable à la paix et à l’avenir. Au contraire. Il faut limiter au maximum, par des moyens démocratiques, cette immigration si l’on veut préserver les chances de la paix.

Cette bataille dépasse de très loin le simple enjeu territorial palestinien. Si les effets secondaires de la perestroïka en Europe devaient se traduire par un écrasement des aspirations nationales du peuple palestinien, il ne fait aucun doute que l’hypothèse de la marginalisation du Sud face à celle de la mondialisation de la liberté s’en trouverait gravement renforcée. Surtout si l’on considère la centralité de Jérusalem et la puissance symbolique de la Palestine dans le discours islamique actuel, discours de surenchère et de repli qui revendique la dichotomie du monde et la marginalisation du Sud en même temps qu’il refournit à l’Occident l’ennemi qui lui fait si cruellement défaut depuis que les Soviétiques ne jouent plus. Le peuple palestinien, pour sa part, a déjà imposé à la logique pure de ses droits humains et nationaux la limite douloureuse de la recherche d’une paix possible. Le peuple israélien, et les juifs d’URSS qui songent à s’y intégrer, doivent se pénétrer de cette urgence de la paix, de cette priorité absolue de la recherche de la paix sur toute autre considération. Au lieu de prétendre déceler dans l’opposition palestinienne à l’immigration des juifs soviétiques le refus irrédentiste d’accepter le fait israélien, ils feraient mieux d’y reconnaître la peur que la paix n’ait été qu’un mirage, et que la Palestine, après avoir été longtemps frontière entre les deux blocs, ne devienne charnière sanglante d’un nouvel affrontement entre le Nord et le Sud où il n’y aura que des perdants.

* Ilan Halevi est décédé le 10 juillet 2013

Revue d’Études Palestiniennes N°36 - Été 1990


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