Comment la révolution en Syrie a sombré
jeudi 30 mai 2013 - 07h:40
Edward Dark - Al-Monitor
Que s’est-il donc passé ? Ou, pour être plus précis, où avons-nous fait fausse route ? Comment un soulèvement populaire à l’origine inspiré et aux objectifs nobles, appelant à la liberté et aux droits fondamentaux de l’homme a-t-il pu dégénérer en une orgie de violence sectaire sanguinaire, dans une dépravation que l’on ne peut qualifier ? Était-ce totalement inévitable, ou les choses auraient-elles pu se dérouler autrement ?
- Les violences de part et d’autre en Syrie on fait en un peu plus de 2 ans, des dizaines de milliers de victimes.
La réponse simple à la question ci-dessus est l’erreur de calcul (ou alors était-elle prévue ?) selon quoi les Syriens allaient prendre les armes contre leur régime, une dictature militaire impitoyable, maintenue en place pendant 40 ans de pouvoir absolu grâce au népotisme, aux clans et aux loyautés sectaires .
L’ancien ambassadeur américain en Syrie, Robert Ford avait mis en garde précisément à ce sujet dans son infâme visite dans Hama à l’été de 2011, alors que la ville était en proie à des manifestations anti-régime massives et avant qu’elle ne soit prise d’assaut par l’armée syrienne. Cet avertissement est tombé dans l’oreille d’un sourd, à dessein ou par accident, et nous n’avons que nous mêmes à blâmer. L’inaction occidentale et mondiale n’est pas la première en cause, non... Nous sommes seuls responsables d’avoir brisé notre nation, au bout du compte.
Nietzsche a dit : « Celui qui combat les monstres doit veiller à ce qu’il ne devienne pas un monstre lui-même. » Cela s’est avéré être très prophétique dans le scénario syrien. Loin de tous les objectifs avoués ou non, de la volonté de blanchir les faits, de la propagande et des mensonges des stations médiatiques mondiales, ce que nous avons vu sur le terrain quand les combattants rebelles sont entrés Alep était une réalité bien différente. Le coup a été rude. C’était un choc, surtout pour ceux d’entre nous qui avaient soutenu et cru au soulèvement depuis le début. C’était l’ultime trahison.
Pour nous, un combat de rebelles contre la tyrannie ne commet pas le même genre de crimes que le régime qu’il est censé vouloir abattre. Il ne pille pas les maisons, les entreprises et les biens communs du peuple pour lequel il est censé se battre. Pourtant, au fil des semaines dans Alep, il est devenu de plus en plus clair que c’était exactement ce qui se passait.
Les rebelles pillaient systématiquement les quartiers où ils entraient. Ils montraient très peu de considération pour les vies et les biens des habitants, et allaient même kidnapper contre rançon et exécuter qui ils voulaient, sans recours à la moindre forme de procédure judiciaire. Ils ont délibérément saccagé et détruit les monuments et les symboles de la ville antique et historique. Ils laissent les usines et zones industrielles totalement dépouillées, jusqu’au câblage électrique. Ils transportent leur butin de machines industrielles et de coûteuses infrastructures par la route à travers la frontière vers la Turquie, pour y être vendu à une fraction de son prix.
Les centres commerciaux ont été vidés, les entrepôts, aussi. Ils ont volé le grain dans des silos de stockage, créant une pénurie et une forte hausse des prix des denrées alimentaires de base. Ils ont sans cesse frappé les quartiers résidentiels civils sous le contrôle du régime avec des mortiers, des tirs de roquettes et des voitures piégées, tuant et blessant d’innombrables personnes innocentes, leurs tireurs isolés tuant régulièrement de sang-froid des passants sans méfiance. En conséquence de tout cela, des dizaines de milliers d’habitants se sont retrouvées sans ressources et sans abri dans cette métropole commerciale autrefois animée et plutôt prospère et riche.
Mais pourquoi est-ce ainsi ? Pourquoi font-ils cela ? Il est apparu assez vite, qu’il s’agissait simplement d’une question de « nous » contre « eux ». Ils appartenaient aux classes rurales défavorisées, qui ont pris les armes et pris d’assaut la ville. Ils exerçaient une vengeance contre les injustices de toutes ces dernières années. Leur motivation n’était pas comme la nôtre, il n’était pas question de chercher la liberté, la démocratie ou la justice pour la nation tout entière. Il n’était question que d’une haine débridée et d’une volonté de vengeance.
Extrémistes et sectaires de nature, ils n’ont pas caché qu’ils pensaient que chacun d’entre nous, gens de la ville d’Alep, étions du côté du régime, et que nos vies et nos biens pouvaient alors être confisqués. Les rebelles, seigneurs de la guerre et profiteurs, sont bientôt devenus des noms familiers, leur penchant pour le pillage et la terreur générant la population beaucoup plus d’amertume et de rancœur que ce qui était éprouvé contre le régime et ceux qui le soutiennent. Si l’on ajoute à cela les islamistes extrémistes, leur association ouverte avec Al-Qaïda et leurs projets terribles pour l’avenir de notre nation, vous pouvez deviner quelle était l’atmosphère ici, avec en premier une peur étouffante, un mélange de terreur et de désespoir.
Alors, qui est ce « nous », et pourquoi avons-nous le sentiment que nous étions très différents ou meilleurs ? Eh bien, par « nous », je veux dire, et au risque de paraître élitiste, le mouvement d’opposition parmi les civils à Alep, qui pendant des mois a organisé des manifestations pacifiques et a distribué de l’aide, prenant des risques considérables pour nos propres vies. « Nous » avons vraiment cru aux grands idéaux du changement social et politique, et nous avons essayé de les mettre en application. Nous avons essayé de nous inspirer du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis dans les années 1960,de la lutte de Nelson Mandela contre l’apartheid, et des enseignements de Gandhi. Précisément ce que les mouvements civils similaires dans d’autres pays du printemps arabe comme la Tunisie et l’Égypte, avaient fait auparavant.
Pour « nous », une révolution est une lutte progressive, délibérée et engagée pour le changement. Comme des vagues frappant régulièrement un rocher finissent par le briser... Mais pour « eux », leur idée du changement c’est de placer une tonne de TNT sur ce rocher et de le réduire en miettes avec tout ce qui est autour. « Nous », eh bien, nous sommes principalement de la classe moyenne urbaine, éduquée et citadine. Nous sommes de tous les horizons, toutes les communautés et toutes les régions, et cela nous indiffère.
Nous n’avons jamais demandé à quiconque qui il ou elle était, ni qui était son dieu. Chacun de nous a contribué comme il le pouvait, avec les capacités qui étaient les siennes. La responsable de notre groupe était une jeune avocate chrétienne, une jeune femme très active et dévouée. Le reste des bénévoles dans notre groupe était un microcosme de la société syrienne : des filles voilées, des garçons chiites, des enfants riches ou venus de la classe ouvrière, tous travaillant ensemble pour les idéaux que nous partagions et auxquels nous avons fortement cru.
Au cours de notre action, une partie des militants de notre groupe ont été emprisonnés et blessés, l’un a même été tué. C’est pourquoi le coup n’a jamais été aussi dur, et jamais je ne me suis senti aussi triste que lorsque, peu de temps après qu’Alep ait été attaqué par les rebelles, j’ai reçu des messages de certaines des personnes avec qui j’avais milité. Ils disaient : « Comment avons-nous pu être aussi stupides ? Nous avons été trahis ! » Et un autre disait :« Dis un jour à tes enfants que nous avions autrefois un beau pays, mais que nous l’avons détruit, à cause de notre ignorance et à cause de la haine. »
C’est à peu près à ce moment-là que j’ai renoncé à la révolution, vu comment tournaient les choses, et j’ai compris que le seul moyen de sauver la Syrie était la réconciliation et la renonciation à la violence. Beaucoup pensaient de cette façon, aussi. Malheureusement, ce n’est pas un point de vue partagé par les fauteurs de guerre et les courtiers du pouvoir qui pensent encore que plus de sang syrien doit être versé pour satisfaire leurs aspirations sordides.
Comme les militants, des intellectuels, des hommes d’affaires, des médecins et des professionnels qualifiés ont fui la ville en masse. D’autres sont restés et tentent toujours d’organiser une action civile en fournissant des services d’aide et de secours pour les milliers de familles qui ont été maintenant déplacées à l’intérieur de leur propre ville et qui vivent dans des conditions désespérées. Mais il est clair que tout est devenu futile. Tout a changé, les choses ne seront plus jamais les mêmes.
C’est ce qu’il est arrivé à la Syrie. C’est « nous » contre « eux », partout où vous allez. L’opposition contre le régime, les laïques contre les islamistes, les sunnites contre les chiites, les pacifistes contre ceux qui prônent la violence, les villes contre la campagne. Et dans toute cette cacophonie, la voix de la raison est sûre de finir noyée. Ce qui restera à la fin de la Syrie, sera déchiré entre les loups et les vautours qui se disputeront son cadavre, ne laissant au peuple syrien plus qu’à ramasser les morceaux brisés de notre nation et de notre avenir.
Sommes-nous les seuls à blâmer ? Est-ce notre destin, ou le résultat de cruelles machinations ? Peut-être une future génération de Syriens sera-t-elle en mesure de répondre à cette question.
* Edward Dark est un pseudonyme pour un Syrien résidant actuellement à Alep. Il tweet à @ edwardedark
28 mai 2013 - Al-Monitor - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction : Info-Palestine.eu - Claude Zurbach