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Les docteurs Folamour du Moyen-Orient

vendredi 13 avril 2007 - 08h:32

René Backmann, Vincent Jauvert - Le Nouvel Observateur

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Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad défie la communauté internationale en annonçant que son pays a décidé de lancer la production industrielle d’uranium enrichi. Mais la République islamique n’est pas le seul Etat de la région à disposer d’un programme de recherche nucléaire, voire à rêver de la bombe A. La Turquie, l’Arabie Saoudite, l’Egypte s’interrogent...

Le premier ultimatum a été lancé par le patron des services secrets saoudiens en personne. C’était le 8 décembre dernier à Bahreïn, devant un parterre de responsables occidentaux stupéfaits. Si l’Iran a la bombe atomique, a prévenu le prince Murqi, nous, « les pays modérés » de la région, nous nous doterons aussi de l’arme nucléaire. Un mois plus tard, deuxième avertissement du même acabit et nouvelle frayeur. Cette fois, c’est le président égyptien qui parle. « Nous ne resterons pas les bras croisés à regarder la prolifération des armes nucléaires dans la région », met en garde le vieux Hosni Moubarak. Autrement dit, nous nous lancerons dans la course, nous aussi.

Menaces crédibles ou simples gesticulations ? Faut-il croire à un scénario de dominos nucléaires au Moyen-Orient ? Si Téhéran acquiert l’arme atomique, les grands voisins de l’Iran - l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la Turquie - tenteront-ils de rejoindre eux aussi le club des nations nucléaires ? Ont-ils les moyens de leurs ambitions plus ou moins affichées ? Quelques jours avant que le président iranien n’annonce, lundi dernier, que son pays allait enrichir de l’uranium à l’échelle industrielle, nous avons interrogé les spécialistes en prolifération nucléaire à Washington, Paris et Ankara. Il en ressort que : 1) certes, l’Arabie Saoudite, l’Egypte et la Turquie, inquiètes de l’émergence de l’Iran et de la faiblesse de l’Amérique - un allié dans lequel elles n’ont plus guère confiance - ont beaucoup de raisons de vouloir acquérir la bombe ; 2) elles s’y préparent déjà plus ou moins ; 3) leurs travaux passés (et secrets) dans ce domaine pourraient leur faciliter la tâche ; 4) mais ce n’est pas forcément les pays auxquels on pense en premier qui sont les plus déterminés...

Les raisons d’avoir la bombe ? Ecoutons Suat Kiniklioglu. Il dirige la branche turque d’un prestigieux think tank américain, le German Marshall Fund. Dans son bureau d’Ankara, à deux pas du Parlement, cet ancien pilote de chasse très introduit dans les cercles dirigeants turcs déclare : « C’est simple : nous ne voulons pas que l’Iran nous fasse de l’ombre. Jusqu’à présent, nos deux pays étaient grosso modo de puissance égale : même population, même superficie, même niveau de vie, même armée. Nous étions chacun porteur d’un modèle pour le Moyen-Orient, l’un religieux, l’autre laïque. Mais si Téhéran a la bombe, cet équilibre sera rompu et nous serons en position d’infériorité. Les Iraniens pourront se mêler de notre politique intérieure, comme ils ont déjà essayé de le faire, mettre en question notre modèle. Et leurs alliés syriens pourront relancer la guerre de l’eau qui nous oppose à eux depuis des décennies. Bref, tout cela, nous ne pouvons pas l’admettre. Il nous faudra rétablir l’équilibre d’une façon ou d’une autre. »

Et quand on dit à Suat Kiniklioglu que la Turquie bénéficie déjà du parapluie nucléaire de l’Otan, que 60 bombes atomiques de l’Alliance sont prêtes à l’emploi sur la base d’Incirlik pour la défendre (voir la carte), l’aviateur hausse les épaules : « Nous ne croyons plus vraiment ni à l’Otan ni à l’allié américain. Souvenez-vous de 2003 : juste avant l’invasion de l’Irak, nous avons demandé à l’Alliance atlantique de nous aider à nous préparer à une éventuelle attaque de l’armée de Saddam. Eh bien, l’Otan a traîné les pieds. Quant aux Américains, ils exigent que nous combattions avec eux les terroristes en Afghanistan, mais ils ne veulent pas nous aider à en finir avec le PKK [le parti nationaliste kurde]. Alors, que voulez-vous, désormais nous n’avons confiance qu’en nous-mêmes. C’est pour cela qu’il nous faudra une bombe un jour ou l’autre. » Et il ajoute : « Imaginez ce qui se serait passé si nous avions eu l’arme nucléaire en 1993. Nous n’aurions pas eu peur des Russes et nous serions allés soutenir nos frères azéris dans leur guerre contre les Arméniens, les alliés de Moscou. »

Le point de vue de l’Arabie Saoudite est tout autre. Mais les motifs pour se doter d’une bombe sont aussi nombreux - et plus pressants encore. « A la différence de la Turquie, la famille régnante, les Saoud, considère une bombe iranienne comme une menace pour sa propre survie, dit Robert Einhorn, un ancien diplomate américain de haut rang qui revient d’une tournée au Moyen-Orient, où il a justement étudié les risques de prolifération nucléaire. L’Arabie Saoudite est un pays immense, très peu peuplé et mal protégé. Son armée est notoirement incompétente, et il n’y a plus de troupes américaines sur place. Un Iran « doté » pourrait exercer une pression extrême sur la famille royale, exiger la garde des lieux saints ou réclamer les champs de pétrole qui sont dans une zone à majorité chiite. » Et, comme les Turcs, les Saoudiens doutent désormais de la fiabilité de leur allié américain.

Depuis 2001, on se demande à Riyad si la Maison-Blanche déclencherait un cataclysme nucléaire pour défendre le pays qui a donné 15 des 18 terroristes du 11-Septembre.
Quant à l’Egypte, tout y est plutôt affaire de prestige. « Le Caire ne se sent pas menacé militairement par Téhéran, explique George Perkovich, spécialiste des questions nucléaires à la Fondation Carnegie à Washington, qui lui aussi rentre d’Egypte. Mais les Egyptiens se considèrent comme les leaders naturels du Moyen-Orient, la nation incontournable de la région. Au moment où ils se sentent détrônés par les Saoudiens sur la scène internationale, une bombe perse leur ferait perdre définitivement leur leadership politique. »

Plusieurs spécialistes affirment que l’Egypte, la Turquie et l’Arabie Saoudite cherchent déjà à se ménager ce qu’ils appellent une « option nucléaire militaire ». L’an dernier, les trois pays ont fait savoir qu’ils entendaient acheter des centrales atomiques civiles. Dans quel but ? Officiellement, pour faire face à une demande croissante d’énergie. « Ce n’est pas faux. Mais il y a une autre raison, moins avouable, explique Robert Einhorn. Ils veulent aussi, semble-t-il, se doter d’infrastructures civiles qui, le cas échéant, pourraientêtre utilisées à des fins militaires. » Le géostratège turc Suat Kiniklioglu le reconnaît d’ailleurs franchement : « Bien sûr que les centrales vont nous servir à ça. C’est bien l’idée de l’élite, ici, à Ankara. »

D’autres experts affirment que, dans une éventuelle course à la bombe, Turcs, Saoudiens et Egyptiens pourraient aussi tirer profit de leurs expériences passées (et secrètes) dans le domaine du nucléaire militaire. L’Egypte s’est lancée dans l’aventure dès 1960. Pour le raïs égyptien Nasser, il s’agissait alors de contrer Israël qui était en train de bâtir - avec l’aide de la France - sa propre force de frappe. Nasser a acheté un petit réacteur en Union soviétique, envoyé des ingénieurs atomistes à Moscou et créé deux centres de recherche. Les travaux n’avançant pas assez vite, il a même essayé d’acheter une arme atomique toute prête auprès des Soviétiques et des Chinois - sans succès.

Son rêve d’une bombe arabe qui « équilibrerait » l’arsenal israélien s’effondre après la guerre du Kippour en 1973. Son successeur Anouar el-Sadate opte pour une stratégie radicalement différente : il mise sur une alliance avec Washington et sur la paix avec l’Etat hébreu. Il signe le traité de non-prolifération nucléaire et abandonne le projet d’arme atomique. En échange, Nixon obtient du Premier ministre Golda Meir qu’Israël demeure dans l’ambiguïté nucléaire : pour ne pas provoquer l’Egypte et les autres pays arabes, l’armée israélienne n’effectuera pas d’essai et ne se déclarera jamais officiellement en possession de l’arme suprême - un accord qui tient jusqu’à aujourd’hui malgré la bourde d’Ehoud Olmert.

Mais à l’époque les Egyptiens avaient-ils renoncé pour autant totalement à la bombe ? Les Américains sont sceptiques. « A plusieurs reprises, dans les années 1970 et 1980, la Maison-Blanche a fait pression pour que Le Caire ne puisse acquérir des centrales électriques nucléaires, de peur qu’elles ne servent de couverture à un nouveau programme militaire », explique George Perkovich. Les doutes subsistent jusqu’à aujourd’hui. L’Egypte dispose toujours de deux réacteurs de recherche, et 800 ingénieurs atomistes conduisent encore des études dans plusieurs instituts spécialisés. Dans quel but ? Uniquement la médecine, le dessalement de l’eau ou l’énergie électrique, répondent les autorités. « Mais en 2005, raconte Thérèse Delpech (1), chercheur au Ceri, l’Agence internationale de l’Energie atomique (AIEA) a fait savoir que Le Caire ne lui avait pas déclaré certaines activités nucléaires sensibles, notamment en matière d’extraction du plutonium. » Simple oubli ou volonté de camoufler des recherches interdites ? La question n’est pas tranchée.

Ce n’est pas tout. « Quels ont été les liens exacts entre Le Caire et Tripoli à propos du programme nucléaire libyen ? », demande Thérèse Delpech.Fin 2003, le colonel Kadhafi a reconnu avoir acheté des centrifugeuses et les plans d’une arme atomique auprès du « père » de la bombe pakistanaise, Abdul Qadeer Khan. Il a fini par tout livrer aux Américains, moyennant quoi la Libye a été biffée de la liste des Etats parias. « Mais comment imaginer que l’Egypte, ou du moins les services égyptiens, n’ait eu aucune connaissance de ces échanges avec le réseau Khan, qui ont duré pendant vingt ans ? », demande Thérèse Delpech. Certains pensent même que Le Caire, grand frère de Tripoli, pourrait avoir profité de ce trafic d’une manière ou d’une autre.

Cela ne signifierait pas pour autant que l’Egypte aurait franchi le Rubicon et travaillerait d’ores et déjà activement (et secrètement) à produire une arme. Très peu d’experts y croient. « Moubarak n’est pas fou, il veut juste montrer à son opinion publique, qui admire Ahmadinejad, que lui aussi nourrit de grandes ambitions pour son pays, explique Robert Einhorn. Mais lancer un vrai programme militaire lui coûterait une fortune. Et les Américains, qui redouteraient que cette force de frappe ne tombe un jour entre les mains des Frères musulmans, feraient tout pour l’en empêcher. Ils lui couperaient leurs aides et mettraient l’Egypte au ban des nations. Son régime n’y survivrait pas. » Seul bémol : « Si, à cause des menaces d’Ahmadinejad, Israël décidait de sortir de l’ambiguïté nucléaire, la rue pousserait les dirigeants égyptiens à se doter de la bombe. Y parviendraient-ils ? Dans vingt ans, peut-être. »

En ce qui concerne l’Arabie Saoudite, Robert Einhorn et ses collègues sont plus préoccupés. C’est que Riyad a un passé nucléaire particulièrement inquiétant. A son sujet, de multiples rumeurs ont couru. Des faits aussi ont été révélés. En 1988, l’administration américaine découvre, abasourdie, que Riyad a acheté plusieurs dizaines de missiles chinois CSS-2. Mobiles, ils sont stockés dans une base en plein désert, gérée par une équipe chinoise dépêchée sur place (et qui se trouverait toujours là). Or, bien que Pékin ne les ait pas livrés avec, ces engins d’une portée de 2 700 kilomètres sont prévus pour recevoir des têtes nucléaires. « Les CSS-2 sont très imprécis. Ils ne sont donc efficaces que s’ils sont armés de têtes nucléaires », explique Bruno Tertrais, de la Fondation pour la Recherche stratégique (2).

Découverts, les Saoudiens démentent toute intention coupable et, pour prouver leur bonne foi, signent en 1988 le traité de non-prolifération nucléaire. Ils laissent aussi entendre qu’ils ne vont pas entretenir les missiles et que les engins vont bientôt devenir inutilisables. Seulement voilà : « D’après les photos satellites prises récemment, explique Bruno Tertrais, la base a été modernisée et agrandie.Dans quel but ? Difficile à dire, puisqu’une grande partie des installations est souterraine. »Ce n’est pas tout. « L’Arabie Saoudite a financé en grande partie le programme nucléaire du Pakistan, explique Robert Einhorn. En échange de quoi, les Saoudiens auraient acquis le droit, s’ils le jugent nécessaire, de puiser dans le stock des bombes pakistanaises. Je n’en ai pas la preuve mais, comme la plupart des spécialistes, je suis convaincu qu’un tel accord existe. »

Comment serait-il mis en oeuvre ? « Le Pakistan pourrait agir comme les Etats-Unis avec certains pays de l’Otan : installer desmissiles nucléaires sur le sol saoudien et en faireassurer la garde par ses propres troupes, dit Robert Einhorn. Figurez-vous qu’il y a d’ores et déjà une brigade pakistanaise en Arabie Saoudite. Oui, aujourd’hui même. Il suffirait de lui confier les engins nucléaires et le tour serait joué. Ceserait tout à fait légal : les Saoudiens ne seraient même pas en infraction avec le traité de nonprolifération. » La décision est-elle déjà prise ? « Who knows ? »

Reste la Turquie. Elle aussi, et c’est moins connu, a déjà flirté avec le nucléaire militaire. Tout au long des années 1980, la junte au pouvoir à Ankara aide elle aussi, secrètement, le Pakistan à se doter de la bombe en lui livrant des matériels sensibles. Alertée, la Maison Blanche cherche à interrompre ce trafic. Washington envoie en catimini plus de cent missions diplomatiques à Ankara pour convaincre les Turcs de mettre un terme à ces liaisons dangereuses. Sans résultat. Jusqu’à ce que Ronald Reagan s’en mêle personnellement, le 27 juin 1988, au cours d’un tête-à-tête particulièrement tendu avec son homologue turc, le général Kenan Evren. D’après les documents récemment déclassifiés (et révélés dans l’excellent ouvrage « The Nuclear Tipping Point » [3]), le président américain sermonne Evren et le menace de représailles. Le président turc reconnaît les faits et accepte de mettre un terme au commerce nucléaire.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Certains soupçonnent que, en échange de son aide à Islamabad, Ankara a envoyé ses chercheurs dans les centres militaires pakistanais. Pour y apprendre à faire l’arme atomique. Jamais, cependant, cette rumeur véhiculée par les ennemis traditionnels des Turcs, les Grecs, n’a été confirmée. Mais elle a été entretenue par le ministre pakistanais de la Défense, qui a déclaré dans un journal turc en 1989 : « En dépit des efforts constants du monde chrétien, les liens fraternels entre la Turquie et le Pakistan se sont resserrés. C’est comme si nous étions devenus un. » Comprenne qui pourra.

Quoi qu’il en soit, la Turquie aurait-elle aujourd’hui la capacité de produire une bombe ? Le directeur de l’Institut de Politique étrangère à Ankara, Seyfi Tashan, le croit. « Nous avons deux réacteurs de recherche, de riches mines d’uranium, des centaines de scientifiques et l’infrastructure industrielle et technologique la plus développée du Moyen-Orient, dit-il. En fait, il ne nous manquerait que la matière fissile. Vous comprenez pourquoi, bien que nous soyons alliés, membres de l’Otan, les Américains nous ont toujours empêchés d’acquérir des centrales électriques nucléaires. Chaque fois qu’un accord était sur le point d’être conclu avec une compagnie étrangère, Washington faisait capoter le projet à la dernière minute. Je vous parie qu’ils vont encore essayer cette fois-ci. Mais nous ne nous laisserons pas faire. »
Est-ce à dire qu’Ankara a déjà pris la décision stratégique de s’engager dans la course à la bombe ? « Je ne le souhaite pas, dit un spécialiste turc qui préfère garder l’anonymat. Même si l’Iran a la bombe, cela ne doit pas servir de prétexte pour l’acquérir aussi. D’abord parce que nous avons d’autres moyens pour dissuader Téhéran de nous attaquer : l’Otan, notre aviation, la minorité turcophone en Iran... Et puis, si nous nous engagions dans cette voie, la porte de l’Union européenne nous serait définitivement fermée. Enfin, d’autres pays décideraient de s’armer eux aussi. Et finalement nous serions moins en sécurité. » Sera-t-il entendu ?


Notes :

(1) Vient de publier « le Grand Perturbateur. Réflexions sur la question iranienne », Grasset, 2007.
(2) Bruno Tertrais vient d’écrire une étude très complète, intitulée « la Dissuasion nucléaire en 2030 », disponible sur frstrategie.org
(3) Brookings University Press, 2004.

René Backmann, Vincent Jauvert - Le Nouvel Observateur, semaine du jeudi 12 avril 2007, n°2214


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