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Irak : la guerre en privé

vendredi 6 avril 2007 - 06h:07

Yves Eudes - Le Monde

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Irak : la guerre, nouveau marché pour les compagnies privées. Près de 50 000 agents de sécurité privés travaillent aujourd’hui en Irak, pour renforcer l’armée américaine ou protéger les diplomates. Un marché énorme, qui s’étend dans toutes les zones à risque.

République tchèque, novembre 2006. Le club de tir de la petite ville de Jelen, construit dans une forêt à une heure de Prague, est fermé au public pour quelques jours. Il a été loué par la société britannique Ronin Concept, spécialisée dans la formation d’agents de sécurité armés et de "PSD" (personal security detail, gardes du corps), opérant en zone de conflit. Dans une clairière entourée de hauts talus, quinze hommes âgés de 25 à 50 ans s’entraînent au maniement d’armes et à la conduite automobile en situation extrême, c’est-à-dire sous le feu ennemi. Les exercices se font à balles réelles.

La formation, qui coûte 3 700 livres (5 500 euros) et dure quatre semaines, est assurée par John Geddes, patron de Ronin Concept et ancien officier des SAS, les commandos d’élite de l’armée britannique. M. Geddes, 52 ans, a quitté l’armée après vingt-trois années mouvementées, et s’est aussitôt reconverti dans le secteur en pleine expansion des sociétés militaires privées. Avant de devenir formateur, il a fait plusieurs séjours en Irak en tant que garde armé, pour protéger des équipes de télévision et des hommes d’affaires.

Les cours théoriques ont lieu en Grande-Bretagne, mais la loi britannique interdit aux civils de manier des armes automatiques. Pour la dernière partie du stage, M. Geddes doit donc transporter ses élèves en République tchèque, où les règles en la matière sont beaucoup plus souples. Aujourd’hui, ils apprennent à repousser l’attaque d’un convoi banalisé transportant un VIP : un scénario inspiré de la guerre d’Irak, mais qu’on retrouve, avec des variantes, dans différents pays du monde. Dès que l’assaut fictif se déclenche, les stagiaires contre-attaquent méthodiquement : les tireurs sautent des voitures et abattent les silhouettes en contreplaqué autour de la clairière, les chauffeurs manoeuvrent en position défensive, les gardes du corps extraient leur client du véhicule touché et le transfèrent dans un autre.

S’il ne reste qu’une voiture en état de marche, les gardes du corps s’en emparent pour mettre le client à l’abri en abandonnant les tireurs, qui devront rejoindre la base par leurs propres moyens : "C’est pour ça que ce boulot est bien payé", explique M. Geddes en riant. Les stagiaires apprennent vite, car presque tous sont d’anciens militaires ou policiers, aguerris et disciplinés. S’ils obtiennent le diplôme délivré par Ronin Concept, ils enverront leurs CV aux centaines de sociétés de sécurité présentes sur Internet. Les quadragénaires rêvent d’un contrat un peu risqué, mais pas trop : protéger des puits de pétrole au Nigeria ou une mine en Amérique latine. Leur salaire s’ajoutera à leur retraite.

En revanche, les plus jeunes veulent aller en Irak ou en Afghanistan. C’est là-bas qu’ils seront les mieux payés : de 250 à 600 dollars par jour, selon le type de travail et le niveau de risque. Garreth Miller, 30 ans, a toutes les chances de décrocher un bon contrat : ex-soldat de l’armée britannique, il a fait deux séjours en Irak, puis une mission en Afghanistan comme éclaireur détaché auprès de l’US Army. Il vient de quitter l’armée, après seulement cinq ans : "Les officiers ont tout fait pour me convaincre de rempiler, mais les sociétés privées proposent beaucoup plus d’argent, une vie plus confortable, et plus de liberté." Garreth pourra choisir le pays où il ira travailler, et s’il veut arrêter avant la fin de son contrat, il lui suffit de donner deux semaines de préavis.

Cette migration vers le secteur privé est une tendance de fond : "Lors de mon dernier séjour en Irak, nous étions quarante nouvelles recrues dans notre unité. Depuis, tous ont quitté l’armée, et 35 travaillent aujourd’hui pour des sociétés militaires. En plus, c’est l’Etat qui paie ma formation ici, au titre de la réinsertion professionnelle." Garreth se dit prêt à repartir du jour au lendemain : "Ma fiancée aurait préféré que je reste un peu avec elle, mais si je veux fonder une famille et acheter une maison, quelques années dans le privé suffiront."

Il travaillerait volontiers pour une société américaine, où les salaires sont les plus élevés.

Son coéquipier Paul Palmer, 25 ans, grand, fort et tatoué, a passé cinq ans dans la police militaire britannique. Il n’est pas allé en Irak, mais il en a très envie : "J’ai quitté l’armée et je me suis installé à Cardiff, chez ma fiancée. Mais un beau matin, elle m’a quitté. Je ne savais plus quoi faire : retourner vivre chez ma mère à Londres ? La honte. En fait, je m’aperçois que j’ai besoin de mener une vie excitante, j’aime trop l’action." Dès la fin de son stage, Paul Palmer a été embauché par la société Control Risk Group (CRG). Aujourd’hui, il travaille à Bagdad, dans une équipe composée d’Anglais, d’Australiens et de Néo-Zélandais chargée de la protection d’un diplomate britannique, et gagne 7 000 dollars (5 300 euros net) par mois. Il correspond avec le monde extérieur par Internet : "J’habite dans la "zone verte", censée être l’endroit le plus sûr de Bagdad, mais en fait, il y a des kidnappings à l’intérieur, et un soldat américain a été abattu ici il y a deux jours. (...) Je vis dans un camp réservé au personnel de notre société, dans une chambre à deux lits, avec des sanitaires communs. Ce serait horrible pour un civil ordinaire, mais en tant qu’ancien soldat, j’y suis habitué. (...) L’entrée du camp est gardée par des Irakiens, mais on nous a dit de ne jamais leur faire confiance, et même de les surveiller. Nous sommes armés en permanence, même la nuit nous dormons avec nos fusils chargés."

L’employeur de Paul Palmer, CRG, est la plus grande société de sécurité britannique. Fondée il y a trente ans par trois anciens SAS pour aider les compagnies d’assurances à gérer les affaires de kidnapping, elle propose aujourd’hui aux entreprises et aux gouvernements du monde entier une gamme complète de services, allant de la protection rapprochée à la sécurité informatique. Elle a plus de 700 employés permanents, dont 300 dans ses locaux londoniens, et 18 bureaux répartis sur tous les continents. Depuis 2003, CRG fournit aussi des PSD armés.

Richard Fenning, directeur général, se souvient de la folle période des débuts de la guerre en Irak : "Juste après l’invasion, des milliers d’étrangers sont arrivés pour participer à la reconstruction. Mais l’insurrection a très vite pris de l’ampleur, ils ont compris qu’ils avaient besoin de protection, et se sont tournés vers les armées de la coalition. Or, les officiers ont refusé de leur fournir des gardes du corps : ils n’avaient pas assez d’effectifs et savaient qu’ils ne recevraient pas de renforts. En réalité, les soldats étaient occupés à mener une guerre qui n’était pas censée exister. Alors, les entreprises ont décidé de s’occuper elles-mêmes de leur sûreté. Un énorme marché s’est créé du jour au lendemain."

Puis les gouvernements de la coalition se sont aperçus qu’ils n’avaient même pas assez de soldats pour assurer la sécurité de leurs propres diplomates : "Ils ont dû lancer discrètement des appels d’offres auprès du secteur privé, raconte M. Fenning. C’est comme ça que nous avons obtenu le contrat de protection des membres du Foreign Office en Irak et à Kaboul. C’est une vraie révolution dans les moeurs de l’administration, qui aura des conséquences durables sur la conduite des guerres à venir."

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Un hélicoptère de l’entreprise américaine Blackwater dans le ciel de Bagdad, en juillet 2005 (AFP/Yuri Cortez)

A lui seul, le département d’Etat américain a dégagé un budget de 1 milliard de dollars sur cinq ans pour la protection de son personnel et de certains dignitaires étrangers. Cette demande inédite a aussitôt suscité des vocations. D’anciens militaires et des aventuriers ont monté des petites sociétés dans l’improvisation et embauché des agents à la va-vite. Pour réduire les coûts de main-d’oeuvre, certains sont allés chercher des soldats à la retraite en Amérique latine et en Asie du Sud-Est. Quelques entrepreneurs ont fait fortune à toute vitesse : à elle seule, la société américaine Blackwater a touché du gouvernement fédéral plus de 570 millions de dollars en cinq ans. Sa concurrente Triple Canopy, créée en 2003 par trois personnes, figurait trois ans plus tard sur la liste des 100 plus grosses entreprises de la région de Washington. Pour un client individuel - homme d’affaires ou journaliste -, une équipe de protection rapprochée peut coûter jusqu’à 6 500 dollars par jour.

Désormais, les Etats-Unis comptent sur les sociétés privées pour sécuriser les aéroports, les infrastructures, la "zone verte" de Bagdad, et même certaines bases militaires qui manquent de sentinelles. La frontière entre les missions défensives des agents privés et les opérations de combat des soldats s’estompe, car, face aux insurgés, les deux groupes s’entraident parfois. Blackwater, qui compte à elle seule près d’un millier d’employés en Irak, a déployé des véhicules blindés, des avions et des hélicoptères.

En fait, ces sociétés accomplissent en sous-traitance un ensemble de missions essentielles au fonctionnement de l’armée, allant des télécoms aux interrogatoires de prisonniers. Le Pentagone s’est déjà adapté en inventant le concept de "force totale", qui inclut les soldats d’active, les réservistes, les fonctionnaires civils de défense et enfin les privés, dont le rôle devrait encore s’accroître à l’avenir. Fin 2006, on comptait en Irak plus de 180 sociétés de sécurité employant environ 48 000 personnes, dont la majorité accomplissaient des missions paramilitaires. Les Britanniques sont plusieurs milliers - presque aussi nombreux que les soldats de l’armée régulière de Sa Majesté.

Autre avantage des privés : tout le monde semble indifférent à leur sort. John Geddes, qui, entre deux séances d’entraînement, réfléchit au devenir de sa profession, est sans illusions sur l’attitude des gouvernements à son égard : "Ils savent exactement ce que nous faisons mais, si un jour une de nos opérations tourne mal, ils pourront dire qu’ils n’étaient pas au courant. Quand des soldats se font tuer, les médias en parlent, l’opinion s’émeut. Mais quand ce sont des agents privés qui meurent au combat, ça passe plus facilement inaperçu. Et si les gens en entendent parler, ils se disent qu’ils l’ont bien cherché, qu’ils se battaient uniquement pour de l’argent." Selon les statistiques publiées par le ministère du travail à Washington, au moins 770 agents de sécurité étrangers ont été tués en Irak entre 2003 et 2006, et près de 7 800 ont été blessés.

Cela dit, l’Irak est une opportunité commerciale qui ne durera pas éternellement. Paradoxalement, l’aggravation extrême de la violence dans le pays a fait chuter la demande pour certaines missions comme les escortes armées : la reconstruction est abandonnée, les officiels étrangers réduisent leurs déplacements au strict nécessaire. La contraction de ce segment du marché a des conséquences sociales inattendues : lors du renouvellement d’un de ses contrats, CRG a dû baisser ses tarifs, et a décidé de répercuter ce manque à gagner sur les salaires de ses employés. Ces derniers ont protesté et ont lancé une série d’actions revendicatives, menaçant de faire grève en plein Bagdad, avant d’obtenir un compromis.

Pour assurer leur avenir, les sociétés militaires tentent déjà de diversifier leur clientèle et leurs services en adoptant le business model des sociétés de sécurité classiques. Elles prospectent toutes les régions à risque, surtout en Afrique et en Amérique latine - le créneau le plus lucratif étant le conseil auprès de gouvernements alliés des Etats-Unis. Pour beaucoup, la période héroïque s’achève : par le jeu des fusions et prises de participation, elles ont été englobées dans des groupes industriels qui vendent des armes, des équipements et des services à l’armée américaine depuis des décennies. D’autres sont passées sous le contrôle d’investisseurs financiers.

Certaines opèrent à présent sur le territoire américain. En septembre 2005, après le passage de l’ouragan Katrina, Blackwater a décidé, sans consulter personne, de remplacer la police locale défaillante en envoyant des commandos armés pour chasser les pillards des rues de La Nouvelle-Orléans. Cette initiative lui permit par la suite de décrocher une cascade de contrats publics et privés. Blackwater possède par ailleurs aux Etats-Unis deux camps d’entraînement qui accueillent des unités de l’armée régulière.

Pour l’avenir, John Geddes estime que le prochain grand marché sera le maintien de la paix sous l’égide des Nations unies : "Les sociétés militaires privées vont remplacer les casques bleus, c’est inévitable, car le système actuel ne fonctionne pas. D’une part, les contingents envoyés par les pays démocratiques sont englués dans des considérations politiques et éthiques qui paralysent leur action. Et d’autre part, quand on demande aux pays sous-développés de fournir des contingents, ils n’envoient pas leurs meilleures troupes, loin de là." Il a souvent côtoyé les casques bleus au cours de sa longue carrière, et affirme que, partout, leur comportement est déplorable : "Nous serons moins chers et plus efficaces. Je suis sûr qu’une petite armée privée bien équipée pourrait stopper rapidement les massacres au Darfour." Sur le plan éthique, les privés ne sont pas des anges, mais ils ne sont pas pires que les soldats de nombreux pays : "On virera les mauvais, on gardera les bons, ce qu’une armée ne peut pas faire." Et, tant que les salaires resteront élevés, il n’y aura pas de pénurie de main-d’oeuvre.

Yves Eudes

De l’Irak à l’Afghanistan, impunité et opacité

Depuis le début des guerres d’Irak et d’Afghanistan, des centaines de soldats de la coalition ont été condamnés en cour martiale pour des crimes et des délits. En revanche, les agents de sécurité armés travaillant pour des sociétés privées semblent jouir d’une impunité complète. En Irak, l’un des premiers décrets publiés en 2003 par l’Autorité provisoire de la coalition stipulait que les civils étrangers travaillant en Irak ne seraient pas soumis aux lois du "pays hôte". Or ils n’étaient pas non plus sous la juridiction de l’armée, ce qui les plaçait dans une situation de flou juridique total.

Depuis l’instauration du nouveau gouvernement irakien, le décret est officiellement caduc, mais il semble toujours en vigueur de facto. Les bavures de toutes sortes commises par les agents privés sur des civils et des prisonniers irakiens sont rarement sanctionnées. En Grande-Bretagne, le gouvernement est conscient des risques d’abus mais, pour ne pas freiner l’essor de cette industrie, il l’encourage simplement à s’autodiscipliner. Il a suscité la création de l’Association britannique des sociétés de sécurité privées (BAPSC), qui rassemble les principales entreprises du secteur, et a édicté un code de bonne conduite. Le président de la BAPSC, Andy Bearpark, ancien fonctionnaire du Foreign Office, résume son action en un slogan : "Elever le niveau, virer les cow-boys."

Il souhaite le vote d’une loi instaurant un régime de licence et un système de formation professionnelle obligatoire. En attendant, la BAPSC collabore avec le Comité international de la Croix-Rouge, qui organise des conférences pour inculquer à ces entreprises des rudiments de droit international et humanitaire.

Aux Etats-Unis, des élus du Parti démocrate tentent depuis des années de mettre à jour les relations très opaques entre les sociétés militaires privées et le gouvernement. Ils notent que l’Etat fédéral verse chaque année des milliards de dollars aux sociétés de sécurité et enquêtent sur des contrats très généreux octroyés sans appel d’offres à des entreprises dirigées par d’anciens militaires, proches du Parti républicain. Ils ont beaucoup de mal à obtenir des chiffres précis, à cause de la présence de nombreux intermédiaires et de cascades de sous-traitants. Un projet de loi visant à instaurer un minimum de transparence dans ce secteur est en attente.

Des universitaires et des associations de défense des libertés protestent régulièrement contre la prolifération des sociétés militaires. Ils s’inquiètent de voir qu’une telle puissance de feu échappe en partie à la chaîne de commandement officielle, et redoutent que ces "soldats privés" soient utilisés hors de tout contrôle démocratique pour des opérations clandestines ou pour fournir une aide militaire discrète à des pays étrangers.

D’autres experts rappellent que ces pratiques ne sont pas nouvelles : dans les années 1990, l’administration Clinton aurait utilisé une société privée pour aider la Croatie contre les Serbes, et contourner l’embargo édicté par les Nations unies.

Pourtant, depuis quelques mois, certaines de ces entreprises sont rattrapées par la justice américaine. Plusieurs familles d’agents privés tués en Irak et en Afghanistan ont porté plainte, estimant que leurs employeurs leur avaient assigné des missions très dangereuses, sans les avoir préparés ni équipés correctement.

En avril devrait s’ouvrir le procès intenté par les proches des employés de Blackwater tués à Fallouja en mars 2004, dont les corps mutilés avaient été suspendus à un pont devant des caméras de télévision. Pour leur défense, les sociétés militaires affirment que juridiquement leurs opérations ne peuvent plus être distinguées de celles de l’armée régulière.

Yves Eudes - Le Monde, le 4 avril 2007


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