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Irak : Tout s’est joué à Nassiriya

mercredi 14 mars 2007 - 06h:49

Tim Pritchard

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Dès les premiers jours de la guerre, les signes avant-coureurs des difficultés à venir étaient visibles. Notamment lors d’une bataille sanglante dont on a peu parlé et que l’Amérique a failli perdre.

A quel moment précis la situation en Irak a-t-elle dérapé ? Comment les scènes de liesse populaire qui saluaient la chute de la statue de Saddam Hussein ont-elles pu se transformer aussi vite en images de voitures piégées, de mères en larmes et d’hélicoptères en feu ? L’invasion américaine elle-même est généralement présentée comme bien planifiée et bien menée, alors que la stratégie de l’après-invasion paraît mal conçue et mal exécutée. On dirait que quelque part dans les semaines et les mois qui ont suivi l’arrivée des forces américaines à Bagdad se dissimulait un moment mystérieux, où comme par magie, l’Irak a commencé à sombrer dans le chaos.

En fait, dès les premiers jours de la guerre, toutes les informations sur les difficultés à venir étaient présentes. Si les leçons qu’on pouvait en tirer avaient été prises en compte dans la réflexion politique et militaire, on aurait fait preuve beaucoup plus tôt de l’indispensable réalisme. Ces leçons se trouvent résumées dans une bataille sanglante, dont on a peu parlé, qui s’est déroulée dans un coin perdu de l’Irak, le quatrième jour de la guerre. Une bataille que l’Amérique a failli perdre.

À l’aube du 23 mars 2003, des marines de la Task Force Tarawa prirent le chemin de Nassiriya, dans le sud du pays. Leur mission : s’emparer de deux ponts qui ouvraient la route de Bagdad. Nassiriya était une ville à majorité chiite, qui s’était révoltée contre Saddam au cours de la guerre du Golfe. Aussi bien on s’était persuadé que dès que les Américains y mettraient le pied, les défenseurs déposeraient leurs armes et, comme me le dira un commandant des marines, « mettraient des fleurs dans les canons de nos fusils, nous tendraient leurs enfants pour que nous les couvrions de baisers et nous donneraient les clés de la ville ».

Mais lorsque les premières unités de la Task Force Tarawa arrivèrent dans les faubourgs de Nassiriya, elles tombèrent sur les épaves incendiées de plusieurs véhicules de la 507e Maintenance Company. Un officier raconta aux commandants des marines stupéfaits que son convoi s’était trompé de route dans la nuit et s’était retrouvé à Nassiriya, où il avait été pris sous le feu de combattants irakiens. Plusieurs soldats étaient encore manquants, dont une jeune femme, Jessica Lynch. C’est le sort de cette dernière qui retint l’attention de l’Amérique dans les jours qui suivirent. Mais c’est ce qui arriva aux marines de la Task Force Tarawa qui est le plus instructif sur la vraie nature de la guerre d’Irak.

À leur entrée dans la ville, les unités de marines furent attaquées par de très nombreux combattants irakiens. À la grande surprise des Américains, peu d’entre eux portaient des uniformes militaires. Beaucoup étaient vêtus de la tunique noire que portent les chiites, et les coups de feu venaient de maisons où flottaient des drapeaux noirs typiques des demeures chiites. Pourtant les chiites étaient censés être du côté des Américains. En outre, au fur et à mesure que les combats s’intensifièrent dans le centre de la ville, de plus en plus d’habitants sortirent de chez eux pour y prendre part. Un groupe de jeunes soldats américains, coupés de leurs camarades et obligés de se réfugier dans une maison, furent assiégés pendant plusieurs heures par des civils armés. Ils s’attendaient à combattre des soldats irakiens. Ils se retrouvaient en train de tirer sur des vieillards, des femmes et même des enfants.

Bien sûr, parmi ceux qui se battirent ce jour-là, il y avait des fedayin sunnites fanatiques de Saddam Hussein, ainsi que des djihadistes étrangers. Mais des centaines de ceux qui prirent les armes étaient de simples civils défendant leurs maisons contre des envahisseurs étrangers. Le puissant et complexe mélange d’insurgés - militants sunnites et chiites, combattants étrangers et civils - qui cause aujourd’hui un tel chaos en Irak était déjà présent à la bataille de Nassiriya.

Le renseignement sur le terrain était lui aussi gravement défaillant. Les tanks des marines qui pilotaient la man ?uvre prirent une route qui conduisait à un marécage où ils s’embourbèrent, prisonniers impuissants d’une boue épaisse, pendant que la bataille faisait rage. C’était plus qu’un symbole des forces de la coalition enlisées dans des villes comme Fallouja et Samarra. Et la conséquence prévisible d’un recours aux armes sans une planification et sans des informations suffisantes.

Bavure parmi d’autres, des appareils de l’US Air Force tirèrent sur des marines à terre et en tuèrent dix. Les communications par radio tombèrent en panne à maintes reprises. Des unités se retrouvèrent isolées. Confrontés à un ennemi de plus en plus déterminé, les chefs des marines craignirent un moment de perdre la bataille. Ce qui rappelle une autre vérité, oubliée pendant la marche sur Bagdad, mais qui est devenue de plus en plus évidente depuis : il y a une limite à ce que les blindés et la technologie peuvent faire contre un peuple qui a la foi et qui se bat pour défendre son pays profané. Il y eut d’autres incidents à Nassiriya, qui parurent mineurs à l’époque, mais annonçaient des événements qui auraient un retentissement international. Un officier des marines fut témoin d’une scène horrible : de jeunes soldats, debout sur une pyramide de cadavres d’Irakiens, se photographiant les uns les autres en souriant béatement à l’objectif. Moins d’un an plus tard sortiront les premières photos de soldats américains eux aussi souriants devant des prisonniers irakiens déshabillés et humiliés.

Mais ce qui était le plus frappant à Nassiriya, dès les tout premiers jours de la guerre, était le refus de ces Irakiens privés de liberté de faire un geste pour soutenir les forces de la coalition. Au mieux, les civils se contentaient d’être spectateurs, et regardaient passer les véhicules blindés américains. Au pire, ils couraient chercher des AK-47 et revenaient l’arme au poing dans les rues. Quatre jours après l’invasion déjà, au lieu de faire bloc, les Irakiens rejoignaient leurs communautés religieuses et tribales respectives pour s’entre-tuer ou s’attaquer aux forces de la coalition.

Dix-huit marines ont trouvé la mort à Nassiriya ce 23 mars. Ce furent les combats les plus meurtriers de l’invasion proprement dite. Quatre jours plus tard, la ville était sécurisée. Quinze jours après, les forces américaines faisaient une entrée triomphale à Bagdad et regardaient tomber la statue de Saddam. Tout le monde s’exclamait devant la rapidité et l’efficacité avec lesquelles elles s’étaient ouvert le chemin de la capitale. Le choc de Nassiriya était oublié. Et c’était bien dommage. Si l’on avait fait un bilan précis de ce qui s’y était passé et analysé froidement ce qui avait suivi au lieu de foncer tête baissée dans le triomphalisme, les forces de la coalition auraient pu en tirer des enseignements utiles pour la reconstruction de l’Irak : les limites de la puissance militaire, l’importance d’une juste évaluation de la complexité d’un pays et de sa population, les dangers d’une sous-estimation de l’ennemi.

Au lieu de quoi le président George W. Bush a plastronné sur le pont du porte-avions Abraham-Lincoln et a fait son tonitruant discours où il annonçait la fin des opérations militaires sous une banderole « Mission accomplie ». La bataille de Nassiriya a montré que, contrairement aux apparences, la route de Bagdad n’était pas de tout repos. Et elle a rappelé aux gens de Washington qu’il ne sera pas non plus facile d’en sortir.

Tim Pritchard - The New York Times et Jeune Afrique, le 4 mars 2007


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