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Les voleurs de Naplouse

mercredi 14 mars 2007 - 06h:45

Benjamin Barthe

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Les habitants de Naplouse n’ont d’yeux que pour lui. Un cabriolet flambant neuf, modèle allemand, couleur sable. Tout le monde l’a vu au moins une fois serpenter sur les hauteurs de la ville. Avec sa ligne fuselée, sa carrosserie dorée, ses sièges en cuir noir et sa capote qui se rétracte dans un doux ronronnement, pas moyen de le rater. C’est le genre de véhicule que l’on s’attend davantage à croiser le long des plages de Tel-Aviv que dans les rues sinistrées de Naplouse. Et pour cause : ce bolide tape-à-l’oeil, comme des milliers d’autres voitures en circulation dans la ville, a été volé en Israël. Selon Moshé Ederi, commandant de l’unité de police Edgar, chargé de la lutte contre ce trafic, "plus de 33 000 véhicules sont volés chaque année en Israël et 70 % d’entre eux finissent dans les territoires palestiniens".

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Des chars israéliens dans les rues de Naplouse, le 25 février 2007 (Ph. AP/Morenatti)

C’est le paradoxe de Naplouse. La capitale du nord de la Cisjordanie n’a jamais été autant surveillée par l’armée israélienne. Et le trafic de voitures entre l’Etat juif et ce haut lieu de l’Intifada n’a jamais été aussi juteux. En dépit du cordon de check-points, de tranchées et de monticules de terre qui étrangle la ville, des dizaines de véhicules israéliens y pénètrent illégalement chaque semaine. Il suffit d’observer la circulation en centre-ville l’espace de quelques minutes pour s’en convaincre. Un tiers, voire la moitié des véhicules en service, notamment les taxis, proviennent d’Israël. On les reconnaît à leur fausse plaque d’immatriculation palestinienne.

"Il y a trois sources d’approvisionnement, explique Adel Yaïsh, le maire de Naplouse, élu fin 2005 sur une liste du Mouvement de la résistance islamique, Hamas. Une partie de ces véhicules illégaux a été vendue à bas prix à des Palestiniens par des propriétaires israéliens qui se sont fait rembourser par leur assurance ("taslim" en arabe). Une autre partie est constituée de véhicules qui n’ont plus le droit de circuler en Israël parce qu’ils sont trop vieux et qui sont revendus pour une bouchée de pain à des Palestiniens (mashtubé). Et la troisième partie est composée de voitures directement volées dans les rues des villes israéliennes (takhbir)."

Le cabriolet allemand, une Audi A4, appartient à cette dernière famille. Son heureux acquéreur est un Palestinien de 20 ans avec les cheveux taillés en brosse et tartinés de gel, le signe de reconnaissance des jeunes du camp de réfugiés de Balata. Maigrelet, les traits encore juvéniles mais déjà empreints de la morgue de ceux qui se veulent au-dessus des lois, il accepte de parler tout en conduisant son bijou. "A certaines périodes, je fais rentrer trois ou quatre voitures par jour, dit-il en usant d’un prénom fictif, Ahmed. Sur chaque arrivage, je gagne environ 4 000 shekels (723 euros). Depuis que j’ai commencé, il y a trois ans, j’ai conduit près d’un millier de voitures israéliennes jusqu’à Naplouse". Impossible évidemment de vérifier ses dires. Ahmed oeuvre dans la partie recel du trafic. Les voleurs, assure-t-il, sont des Palestiniens de Kalkiliya, une ville située à la frontière entre Israël et la Cisjordanie. "Les types qui ont fauché cette voiture-ci ont préparé leur coup pendant une semaine. Ils l’ont repérée, ils ont noté où son propriétaire la garait et où il habitait. Et puis, une nuit, ils sont rentrés chez lui et ils lui ont pris les clés. Pas besoin de fracturer la bagnole. Du travail de pro. Le plus marrant, dans l’affaire, est que leur victime est un major de l’armée israélienne !"

Comment les voleurs franchissent-ils le mur de béton qui entoure Kalkiliya ? "Ils travaillent de concert avec des gangs israéliens", affirme Moshé Ederi, commandant de l’unité Edgar. Ahmed, lui, reste muet sur le sujet. Son boulot, c’est le convoyage entre Kalkiliya et Naplouse. Il excelle dans les parties de cache-cache qu’il faut livrer avec les patrouilles israéliennes censées cerner la ville. "Le principe numéro un, c’est d’avoir un taxi qui ouvre la route devant toi. Il faut avoir aussi une pelle dans le coffre pour dégager au besoin les tas de terre placés par l’armée. Certains de mes collègues qui parlent hébreu se mettent une kippa sur la tête pour tromper les soldats en cas de contrôle." Pour l’épreuve ultime, l’entrée dans Naplouse, Ahmed a le choix entre deux combines. "Quelquefois, je prends la route d’Itamar (une colonie juive qui surplombe Naplouse), et puis, avant l’entrée, je braque et je traverse au ralenti un vaste champ d’oliviers. D’autres fois, je passe par le Wadi Badhan, une vallée au nord-est de Naplouse. Le barrage de l’armée y est léger. Quand vient mon tour de passer, j’avance doucement vers les soldats et puis, au dernier moment, j’accélère à fond. Il faut se baisser car les soldats peuvent te tirer dessus. Mais, en général, ça passe."

Pas toujours cependant. Début février, l’un de ses comparses a été grièvement blessé par la police israélienne alors qu’il tentait de forcer un barrage. "Je fais cela par amour du risque, pour l’adrénaline", se vante Ahmed sur un ton hâbleur. Pour les débutants, il existe d’autres filières moins périlleuses. Certains véhicules, notamment les mashtubé, sont introduits par des Samaritains, membres d’une petite communauté apparentée au judaïsme et implantée en lisière de Naplouse. Les Samaritains, qui disposent de la carte d’identité israélienne, sont les seules personnes autorisées à rentrer dans la ville avec une plaque de l’Etat juif.

Au quartier général de la police municipale, le major Abdel Hakim Salawdeh incrimine aussi les soldats israéliens stationnés autour de Naplouse. "La nuit, quand le check-point d’Huwara (au sud de la ville) est fermé, des Palestiniens font passer des voitures en achetant le silence des soldats avec des billets ou une barrette de cannabis."

Naplouse est ainsi devenu "le" supermarché à ciel ouvert de la voiture quasi neuve à tout petit prix. Une Golf de 3 ans d’âge se monnaye 9 000 shekels. Une jeep KIA moitié moins. Les Skoda et les Passat, très prisées des chauffeurs de taxi, partent comme des petits pains. "Les voitures s’échangent comme un paquet de cigarettes, confie un membre de la haute bourgeoisie naplousie. Avec la misère, le chômage qui touche environ 45 % des familles, et les check-points qui étouffent la ville, les gens ne se gênent plus. J’ai moi-même testé le système. J’ai commandé à une connaissance une jeep GMC. Trois jours plus tard, elle m’était livrée. Avec lecteur CD et siège en cuir. Le tout pour 5 000 shekels. Dernièrement, on m’a même proposé une Mercedes blindée pour 60 000 shekels."

Le phénomène alimente l’anarchie galopante dont Naplouse s’est fait une spécialité. "C’est un fléau, déplore le maire, Adel Yaïsh. N’importe qui peut s’improviser taxi. Un gamin de 15 ans peut s’offrir un volant pour une bouchée de pain. En cas d’accident, c’est le drame, car, évidemment, ces véhicules ne sont pas assurés." Quand le processus de paix donnait encore l’impression de conduire quelque part, la police palestinienne avait coopéré avec son homologue israélienne pour démanteler cette industrie. Mais, depuis le début de la deuxième Intifada, en 2000, et hormis à Kalkiliya, la collaboration est gelée.

A intervalles irréguliers, les services de sécurité palestiniens, ou du moins ce qu’il en reste, lancent des campagnes de contrôle. La dernière en date à Naplouse, en décembre 2005, avait permis de mettre la main sur près de 500 voitures illégales. "Pour mener une opération aussi impopulaire, nous avons dû ruser, se souvient le major Salawdeh. Nous avons fait venir des forces de toute la Cisjordanie afin d’éviter que les policiers de Naplouse ne soient l’objet de pressions de leurs proches. Les voitures étaient détruites sur place au bulldozer pour prévenir toute réclamation." Ce coup de filet n’avait pu être mené à bien qu’avec le feu vert de l’armée israélienne, qui s’était engagée à ne pas mener d’incursion en ville durant la journée. L’arrangement n’a pas pu être reconduit. "Les Israéliens n’ont pas intérêt à ce que nous ramenions l’ordre dans Naplouse, accuse le major Salawdeh. L’anarchie locale leur permet d’entretenir un réseau de collaborateurs à peu de frais et de s’introduire incognito en ville. Il leur est même arrivé de venir liquider des militants en usant de voitures volées qu’ils avaient piégées avant que leur cible n’en prenne livraison."

Ahmed-la-tête-brûlée n’a pas peur. Contrairement à d’autres trafiquants qui profitent de leur expertise en contournement de barrages militaires pour ravitailler les groupes armés en munitions et en kalachnikovs, lui se concentre uniquement sur les convoyages de véhicules volés. "La résistance ne m’intéresse pas, dit-il. Plus personne n’a de respect pour les martyrs." Avec l’acquisition du cabriolet, en revanche, il est devenu une vedette. En descendant vers le centre-ville, il savoure les regards envieux des passants, moque l’apathie des policiers et klaxonne les filles. Il raconte aussi comment la compagnie d’assurances de l’infortuné major israélien vient de l’appeler pour lui proposer de racheter le bijou à roues. "Ils ont obtenu mon numéro de portable par des indics arabes qui connaissent les voleurs de Kalkiliya", explique-t-il.

Ahmed n’a pas donné de réponse. En entrepreneur avisé, il attend que les enchères montent. Dans la boîte à gants, il s’empare d’un des CD de l’ancien propriétaire et le glisse dans le lecteur. Le morceau commence par un tonitruant "Good morning Israël !" sur fond de rythmique électronique. Ahmed pousse le volume, écrase l’accélérateur, et part d’un immense éclat de rire.

Benjamin Barthe, envoyé spécial à Naplouse - Le Monde, le 13 mars 2007


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