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Le sectarisme et ses mécontentements
jeudi 13 janvier 2011 - Jossef Massad
Al-Ahram/Weekly
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L’explosion a eu lieu devant une église copte d’Alexandrie et a fait 17 tués.
(Euronews)




La scène effroyable de carnage dans une église chrétienne d’Alexandrie, qui n’a pas seulement mis fin à l’année écoulée mais aussi à la vie de gens innocents, n’est pas simplement choquante pour tous en Égypte et la région, mais terrifiante aussi pour tous ceux qui commencent à présupposer qu’elle pourrait très bien conduire à la fin de la présence des chrétiens dans le pays si ce n’est au-delà, dans le monde arabe. La panique et la consternation qui se sont emparées de la plus grande partie de la population ont conduit naturellement certains à tout de suite mettre en avant des scénarios dramatiques pour l’avenir immédiat. Il me semble plus opportun pourtant, et particulièrement en ces temps actuels, de proposer une analyse de ce que l’on vit qui prenne en compte non seulement la situation passée et présente de l’Égypte, mais aussi le contexte régional dans lequel cet acte de violence a été commis. Attiser les flammes de la panique et du sectarisme ne ferait que conduire à plus de cette même violence, sans améliorer la sécurité ni amener la paix civile recherchée.

Je dois peut-être commencer par l’histoire, avec l’avènement de l’âge moderne et l’intervention européenne dans l’Empire ottoman, souvent sous le prétexte de protéger précisément les communautés non musulmanes, et qui servit de prélude à la colonisation européenne qui va suivre sur une grande échelle des provinces arabes ottomanes. Comme on le sait bien, cette intervention fut de mauvaise augure pour les communautés chrétiennes, beaucoup finirent par être déplacées hors de la capitale même de l’Empire ottoman, Istanbul, pendant que de nombreuses autres, des provinces syriennes et iraquiennes, commençaient à émigrer vers les Amériques de la fin du XIXè siècle à nos jours. Ceci et la manipulation coloniale des identités sectaires qui suivit par les colonialismes britannique et français provoquèrent un certain nombre d’épisodes d’une violence collective contre les chrétiens arabes (et, avec l’aide plus tard de l’intervention sioniste, contre les juifs arabes) jamais vue à cette échelle et de cette nature, avant l’arrivée des « défenseurs » européens, que ce soit les Français à Damas (en 1840 avec les calomnies sanguinaires lancées par les Français contre les juifs syriens, et en 1860, le massacre des chrétiens syriens), ou les Britanniques à Bagdad (en 1933 avec le massacre des Assyriens iraquiens, et en 1941 avec celui des juifs iraquiens).

Le cauchemar sectaire que fut le Liban depuis le milieu du XIXè siècle, et le rôle qu’y jouèrent les Français et le Vatican, rentrent dans une catégorie à part. Les chrétiens égyptiens ont échappé à de tels massacres dans la période moderne, mais pas aux conséquences des manipulations françaises (commençant avec Napoléon) et par la suite britanniques du sectarisme existant dans le pays. Certes, la discrimination institutionnelle toujours présente contre les chrétiens égyptiens par les différents organismes de l’État ne peut être complètement sortie du colonialisme, mais l’accentuation par le régime de Sadate de la haine sectaire et sa manipulation opportuniste de l’Islam, au service de la politique impériale, soutenant certains groupes islamistes contre la menace des Soviétiques et d’autres tendances communistes et du nationalisme arabe, poussèrent aux agressions contre les chrétiens égyptiens dans les années soixante-dix.

La politique de Sadate institutionnalisa une nouvelle tendance dans la culture populaire égyptienne qui continue à dominer aujourd’hui dans de nombreux recoins de la société civile, chez les chrétiens comme chez les musulmans. Si le sectarisme précède le règne de Sadate, son attitude antiarabe et sa campagne pour désarabiser l’Égypte en la retirant du bercail arabe à la fin des années soixante-dix et après, contribuèrent à cette nouvelle tendance sectaire. Alors que la plupart des Égyptiens considéraient leur identité comme fondée sur la région, quand Sadate incita à leur désarabisation tout en s’alliant avec Israël et les États-Unis, la majorité des Égyptiens musulmans optèrent pour l’Islam comme nouveau cadre extra-égyptien de leur identité. Ceci incita de nombreux Égyptiens chrétiens à revenir à une identité, plus paroissiale et locale, de caractère copte, ancrée exclusivement en Égypte. L’arabité, en tant qu’identité non raciale non essentialiste qui définit les Arabes comme ceux qui ont l’arabe comme langue maternelle, intégra et accueillit favorablement les chrétiens arabes sous sa bannière, quoiqu’elle n’ait pas toujours été le principal courant politique chez les intellectuels chrétiens égyptiens. Toutefois, le nouvel élan de désarabisation généré par Sadate et la montée de l’islamisme, renforcés au début des années quatre-vingt par le sponsoring US (et saoudien) des efforts des panislamiques dans leur guerre en Afghanistan (pour laquelle de nombreux Égyptiens islamiques se portèrent volontaires), conduisirent à renforcer les identités sectaires chrétiennes et musulmanes qui reléguèrent les chrétiens égyptiens à une localisation malheureuse qui leur ôta tout projet identitaire régional.

Le sentiment d’isolement que ressentaient de nombreux chrétiens égyptiens s’en trouva renforcé, en particulier à la lumière du discours sociétal sectaire antichrétiens qui régna à l’ère post-Sadate dans tout le pays, y compris, mais aussi au-delà, dans les institutions éducatives, depuis les écoles primaires jusqu’aux universités, dans les programmes, et chez les enseignants comme chez les étudiants. Il nous faut noter cependant que la discrimination antichrétienne institutionnalisée est souvent exagérée par les fanatiques nationalistes expatriés, certains aux États-Unis, considérée comme une « oppression », et minimisée par l’État et ses agents, comme « non existante ». Aidée des incidents actuels de violences collectives, spécialement dans le sud du pays, l’hyperbole, de chaque côté, est à peine atténuée. Pourtant, les prétentions états-uniennes et papales à se faire les défenseurs des minorités religieuses locales, aidées au cours des trois dernières décennies par une armée d’ONG financées par les USA - ont plus contribué à la situation de sectarisme qu’à « protéger » les Égyptiens chrétiens.

La situation égyptienne existe aujourd’hui dans le contexte d’une violence sectaire terrifiante rendue possible par l’invasion et l’occupation états-uniennes de l’Iraq qui a entraîné Al-Qaïda dans son sillage dans le pays (il est paradoxal que là où vont les Américains dans le monde arabe ou en dehors, ils amènent avec eux Al-Qaïda, pas moins au Yémen où leur intervention en cours a déclenché une guerre civile dans le pays). Alors que la plupart des tués dans les violences sectaires lancées par les Américains en Iraq sont des musulmans chiites et sunnites (sans parler des agressions contre la minuscule communauté palestinienne de Bagdad), les médias d’Europe et d’Amérique montrèrent surtout, comme d’habitude et à grand bruit, la violence également terrifiante contre les chrétiens iraquiens, comme si ces derniers étaient les cibles en quelque sorte spécifiques et uniques des sectes et groupes ethniques d’Iraq pour de telles violences. Malgré tout, il est important d’affirmer que c’est bien l’arrivée des Américains en Iraq qui, très vite et de beaucoup, réduisit le nombre des chrétiens d’Iraq à un niveau infinitésimal.

Comment peut-on interpréter le carnage d’Alexandrie dans ce contexte, et envisager ce qui serait nécessaire pour en maîtriser les conséquences ?

Les rares qui pensent qu’une intervention étrangère en Égypte protégerait les coptes se servent, sciemment ou non, de ce drame pour permettre à l’impérialisme US de pouvoir jouer un plus grand rôle dans ce pays - comme si ce que les USA ont déjà provoqué en Égypte au cours des trois dernières décennies (en termes d’enrichissement massif des riches et d’appauvrissement des pauvres, de déséducation, de destruction de l’agriculture égyptienne, de corruptions gargantuesques et de détournements de fonds publics, de dépendance économique et de réduction du rôle politique et militaire de l’Égypte au niveau régional, sans parler de la part des USA dans le sectarisme en cours), comme si tout cela ne suffisait pas, et comme s’il était déjà arrivé que les Américains interviennent quelque part dans le monde pour aider les opprimés ou les discriminés, à moins de considérer que les dictateurs détrônés ou la classe affaires aux capacités à piller réduites par un gouvernement nationaliste sont des « groupes opprimés ». Si les USA étaient un défenseur, ceux qui, dans notre partie du monde, sont opprimés (et ceci inclut des millions de personnes de toutes tendances et de toutes couleurs) n’auraient pas seulement dû être sauvés par l’intervention US, mais leur souffrance même d’aujourd’hui ne serait plus financée par la politique US, comme c’est le plus souvent le cas. Voilà, donc, pour ce qui concerne les États-Unis, défenseurs de la vie des Arabes, dont les chrétiens égyptiens.

Il me semble que les appels à réformer l’État et à mettre un terme à sa politique discriminatoire sont essentiels, mais le sont aussi les appels à réformer les institutions religieuses qui prétendent parler pour les Égyptiens musulmans et chrétiens, et pour le genre de discours sectaires qu’elles débitent. Je ne dis pas cela pour suggérer que les différences démographiques entre une majorité d’Égyptiens musulmans et une minorité d’Égyptiens chrétiens sont effacées, ou que quand l’État identifie « sa » religion comme celle de la majorité de sa population cela n’ait aucune importance (ce que Sadate, sous l’égide états-unienne, a beaucoup contribuer à institutionnaliser et consacrer) quand on analyse la puissance de ces institutions religieuses, mais je dis simplement qu’au niveau du discours sectaire, ils peuvent être souvent considérés comme le miroir de l’autre.

Dire que l’État égyptien joua un rôle dans la manipulation sectaire est l’évidence, mais ce discours a acquis aujourd’hui une dynamique propre et il devra être déconstruit par les forces antisectaires de la société civile du pays, pas seulement de la sphère politique, mais aussi et surtout des sphères culturelles et sociales (il est plutôt surprenant que les classes de riches soient la seule sphère où l’on peut dire qu’il n’y a aucune discrimination contre les Égyptiens chrétiens).

Et ceci ne doit pas se faire dans le cadre de stratégies manifestant une « admiration » particulière pour les chrétiens en tant que secte à part (comme un intellectuel marxiste laïc palestinien d’origine musulmane l’affirmait récemment devant moi lors d’une rencontre privée) et exagérant l’identité sectaire de « leur » contribution à l’histoire égyptienne et arabe (une cause chère aux néolibéraux arabes et à leurs sponsors occidentaux). Nous devons plutôt comprendre comment l’Europe et les États-Unis, prétendant « soutenir » et « protéger » les communautés chrétiennes locales et le faire de rigueur (*) afin de les « admirer » et d’identifier « leurs » contributions au monde arabe moderne dans des termes sectaires, comment l’Europe et les États-Unis vont aboutir exactement à la même exclusion de ces communautés dans les pays où elles vivent et ailleurs, tout comme le veulent ces fanatiques haineux qui les prennent pour la cible de leurs violences et les disent étrangers à leurs corps politique.

Le sionisme cherche à créer un État exclusivement juif et à vider le monde de ses juifs pour qu’ils affluent vers l’implantation coloniale juive et vivent dans un État raciste et intolérant. De la même manière, ces forces internationales ont l’intention de transformer les pays arabes et musulmans en enclaves exclusives, du style israélien, de musulmans « intolérants » que le monde (judéo-chrétien) « ne doit pas tolérer » à cause de leur prétendue intolérance.

Dans cet esprit, je dois indiquer qu’une semaine avant l’agression terroriste à Alexandrie, les autorités égyptiennes ont découvert un important réseau d’espionnage israélien dans le pays. Étant donné le passé du Mossad avec ses attentats contre des bureaux de poste, des cinémas, des centres culturels et des gares dans les années cinquante en Égypte, et ses opérations de bombardements à travers tout le monde arabe qui n’ont jamais cessé à ce jour (le Mossad a toujours été doué pour les attentats à la voiture piégée), il serait important de rechercher les liens possibles ou même potentiels entre les agents du Mossad et les poseurs de bombes dans l’église.

Le paradoxe demeure, cependant, que ce sont les intolérants états-uniens, européens et israéliens, et leurs alliés locaux, bien que parfois à leur insu, extrémistes intolérants, à savoir la minorité violente sectaire chez les islamistes, qui, le plus, tireront profit de la tragédie d’Alexandrie. A moins que les intellectuels en Égypte et dans le monde arabe, musulmans et chrétiens, religieux et laïcs, ne résistent à se joindre à cette « alliance internationale de l’intolérance », ils risquent très bien de les aider à atteindre leurs objectifs.


(*) en français dans le texte.


L’auteur est professeur associé de sciences politiques et d’histoire intellectuelle arabes à l’université Columbia de New York. Il est l’auteur de The Persistence of the Palestinian Question.

La persistance de la question palestinienne

Ancien élève d’Edward Said, Joseph Massad entend montrer dans cet essai incisif « les liens essentiels qui nouent la question juive et la question palestinienne ». Il met en lumière les contradictions du sionisme, défini comme un nationalisme paradoxal : d’un côté ce mouvement prône l’installation des Juifs hors d’Europe, de l’autre il revendique leur rattachement culturel au continent, aux dépens des Arabes, ravalés à la figure du « Sémite » (construction européenne du XIXe siècle), qu’il s’agit de « civiliser » et de dominer.

Selon l’auteur, cette idéologie formée sur le terreau du colonialisme occidental et fondée sur un désir de « pureté nationale, raciale et religieuse » aurait ainsi opéré un renversement de perspective en retournant l’oppression antisémite contre la population palestinienne : « En cherchant à métamorphoser les Juifs européens, le sionisme déclencha un processus de métamorphose des Arabes palestiniens en Juifs, dans une géographie déplacée de l’antisémitisme. » La résolution de la « question de Palestine » ne peut résider, pour Massad, que dans la « déseuropéanisation » et l’« asiatisation » des Juifs d’Israël, « avec le résultat qu’ils en viennent à se considérer non seulement comme étant au Moyen-Orient, mais comme étant du Moyen-Orient ». - Olivier Pironet

Le Monde diplomatique





Du même auteur :

- Résister à la Nakba
- Oslo et la fin de l’indépendance palestinienne
- Le soulèvement du Ghetto de Gaza
- Renverser la démocratie
- Le droit d’Israël d’être raciste

Al-Ahram/Weekly - publication n° 1030 du 6 au 12 janvier 2011 - traduction : JPP