Fermer la page
www.info-palestine.net
Irak : comment les Etats-Unis ont développé les violences sectaires
lundi 8 novembre 2010 - Gareth Porter
JPEG - 15.3 ko
Mars 2009 - Photo : Reuters

La révélation par Wikileaks d’un ordre militaire des États-Unis de ne pas enquêter sur les cas de tortures par des Irakiens sur des détenus, a été traitée dans les bulletins d’informations comme une nouvelle preuve du désintérêt de l’armée américaine pour les mauvais traitements appliqués à des prisonniers.

Mais la signification profonde de l’ordre, qui a été dissimulée par les médias, c’est qu’il faisait partie d’une stratégie plus large des États-Unis visant à utiliser la haine des chiites envers les sunnites pour aider à réprimer l’insurrection sunnite.

Et le général David Petraeus a été un des personnages clé dans le développement dans les années 2004 et 2005, de cette stratégie d’exploitation des forces chiites et kurdes pour assassiner des sunnites.

La stratégie a consisté à envoyer délibérément des commandos chiites et kurdes dans les zones d’insurrection sunnite, tout en sachant qu’ils torturaient des détenus sunnites, comme l’attestent les rapports publiés par Wikileaks.

Cette stratégie a enflammée les craintes des sunnites face aux chiites et a été un facteur majeur de la montée de l’influence d’Al-Qaïda dans les zones sunnites. L’escalade de violence entre sunnites et chiites a conduit à une guerre sectaire massive en 2006 à Bagdad, au cours de laquelle des dizaines de milliers de civils - principalement des sunnites - ont été massacrés.

La stratégie consistant à utiliser principalement des commandos militaires et de police chiites et kurdes pour réprimer les insurgés sunnites a été adoptée après un tournant décisif dans la guerre en avril 2004, lorsque les Corps de défense civile [premiers supplétifs mis en place par les occupants - N.d.T] dans toute la zone sunnite ont pratiquement disparu du jour au lendemain après une offensive des insurgés.

Deux mois plus tard, le commandement militaire américain a publié le « FRAGO [ordre fragmentaire] 242 », qui prévoit qu’aucune enquête ne devait être lancée concernant des abus par des Irakiens sur des détenus, sauf sur injonction du haut commandement [militaire américain], selon les références à l’ordre dans les documents de Wikileaks.

L’ordre est venu immédiatement après que le général Petraeus ait pris le commandement du Multi-National Security Transition Command in Iraq (MNSTC-I). C’était un signal clair que le commandement américain comptait sur la torture des prisonniers comme élément central des opérations de l’armée et de la police irakiennes contre les insurgés sunnites.

Petraeus savait qu’il faudrait plus de deux ans pour construire un corps compétent d’officiers pour l’armée irakienne, comme il l’a déclaré à Bing West, auteur du livre The Strongest Tribe, en août 2004. Pendant ce temps, il faudrait utiliser des milices chiites et kurdes.

En Septembre 2004, Petraeus a adopté un plan visant à établir des unités paramilitaires de la police nationale.

Les premières unités, non sectaires, ont été formées à partir des anciennes unités des forces spéciales irakiennes. En Octobre, cependant, le général Petraeus a mis en place la première unité de milice chiite, clairement sectaire - la « Brigade des Loups », forte de 2000 hommes - élément clé de sa stratégie basée sur des commandos de police, en lui donnant deux mois d’entraînement par les forces américaines.

En Novembre 2004, après que 80% de la police sunnite à Mossoul soit passée du côté des insurgés, le commandement américain a dépêché 2000 miliciens kurdes peshmurgas à Mossoul, et cinq bataillons de troupes principalement chiites avec une poignée de Kurdes ont été faire la police à Ramadi. Mais quelques semaines plus tard, après la fin de sa formation, la Brigade des Loups a aussi été envoyée à Mossoul.

Des centaines de soldats chiites de Bagdad et des régions du sud du pays ont été également envoyés à Samara et à Fallujah.

Il n’a pas fallu longtemps pour que la Brigade des Loups se construise sa réputation de tortionnaire de détenus sunnites. L’Associated Press a rapporté le cas d’une femme détenue par cette brigade à Mossoul et qui a été fouettée avec des câbles électriques afin de lui faire signer de faux aveux selon lesquels elle était un haut dirigeant local de l’insurrection.

Mais un responsable du commandement américain a déclaré plus tard à Richard Engel de NBC que la Brigade des Loups avait été une unité très efficace et avait chassé les insurgés de Mossoul.

La Brigade des Loups a ensuite été envoyée dans les quartiers sunnites à Bagdad, où l’Association des Oulémas musulmans l’a publiquement accusée d’avoir « arrêté des imams et des gardiens de plusieurs mosquées, de les avoir torturés puis assassinés, puis se s’être débarrassé de leurs corps dans une décharge ... »

Cette même brigade a été déployée dans d’autres villes sunnites, dont Ramadi et Samarra, toujours en collaboration étroite avec les unités militaires américaines.

Les documents publiés par Wikileaks comprennent un certain nombre de rapports de Samarra en 2004 et 2005, décrivant la façon dont l’armée américaine avait remis leurs prisonniers à la Brigade des Loups pour « interrogatoire supplémentaire ». On escomptait que les commandos chiites seraient en mesure d’extraire plus d’information des détenus que par ce qui est autorisé par les règles des États-Unis.

Le général Martin Dempsey, qui a succédé à Petraeus comme commandant responsable de la formation des forces de sécurité irakiennes en Septembre 2005, a clairement laissé entendre dans une interview avec Elizabeth Vargas de ABC News trois mois plus tard que le commandement américain a accepté les cruelles méthodes d’interrogatoire de la Brigade des Loups comme un élément nécessaire des forces de contre-insurrection irakienne.

Dempsey ajoute : « Nous nous battons dans un environnement très rude ... ces gars-là ne se battent pas dans les rues de Bayonne dans le New Jersey. » Contrairement à la notion occidentale de « innocent jusqu’à la preuve du contraire », a-t-il dit, le point de vue en Irak était « proche du contraire ».

Vargas a rapporté : « Pour Dempsey, une grande partie de la construction d’une force de police viable est d’apprendre à accepter, si ce n’est adopter, les différences culturelles ».

Une deuxième étape de la stratégie de la guerre sectaire contre les sunnites est venue après la prise en charge du ministère de l’intérieur par le nouveau gouvernement chiite en avril 2005. Le ministre chiite a immédiatement composé la police irakienne - en particulier les unités de commando - avec les troupes chiites de la brigade Badr, les forces iraniennes loyales envers le Conseil suprême islamique d’Irak.

Quelques jours plus tard la brigade Badr, avec la Brigade des Loups, a lancé une massive campagne d’arrestations, torturant et assassinant les sunnites à Bagdad et ailleurs, ce qui a été largement rapporté par les agences de presse.

Toujours selon les documents Wikileaks, le commandement américain a répondu à ces développements par l’émission d’une nouvelle version de l’ordonnance antérieure sur ce qu’il faut faire face à la torture d’Irakiens. Le 29 avril 2005, le commandement américain a publié le FRAGO 039 demandant des rapports par la voie hiérarchique sur les abus commis contre des prisonniers irakiens, à l’aide d’un document-type joint à l’ordre. Mais aucune enquête ne sera ensuite lancée sans qu’elle soit demandée par le quartier général au niveau supérieur.

L’ancien ministre de l’intérieur, Falah al-Naquib, a déclaré plus tard à Tom Lasseter, correspondant de Knight-Ridder qu’il avait personnellement averti le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld et d’autres responsables américains au sujet de la violence sectaire par les commandos de la police Badr contre les sunnites. « Ils ne nous ont pas pris au sérieux », a-t-il déploré.

En fait, l’armée américaine et l’ambassade des États-Unis étaient bien conscients du risque grave impliqué par la stratégie consistant à s’appuyer des commandos chiites de la police pour traquer les sunnites, exacerbant les tensions sectaires entre sunnites et chiites. En mai 2005, Ann Scott Tyson a écrit dans le Washington Post que les penseurs de l’armée américaine ne nient pas que la stratégie américaine « aggrave les lignes de fractures sous-jacentes dans la société irakienne, ce qui accroît les perspectives de guerre civile ».

À la fin de Juillet 2005, alors que le général Petraeus était toujours à la tête de l’armée américaine, « un officier supérieur américain » du MNSTC-I, resté anonyme, s’est vu poser la question par John F. Burns du New York Times de savoir si les Etats-Unis ne se retrouvaient pas à préparer une guerre civile. L’officier a répondu : « Peut-être bien ».

L’agression chiite parrainée par les Etats-Unis contre les sunnites a donné une nouvelle opportunité à Al-Qaïda. À la mi-2005, Abou Moussab al-Zarqaoui, dirigeant d’Al-Qaïda en Irak, a annoncé la création d’une unité spéciale - la Brigade Omar - pour lutter contre les escadrons chiites de torture et de mort. Cela a conduit à la massive effusion de sang inter-confessionnelle à Bagdad en 2006 où chaque mois, des milliers de civils étaient tués ou blessés.

* Gareth Porter est historien et journaliste aux États-Unis, spécialisé dans les enquêtes sur la politique de sécurité nationale.

Sur le même thème :

- WikiLeaks dévoile des documents révélant les crimes de guerre des États-Unis en Irak - 31 octobre 2010
- Iraq : La mort à un check-point - 26 octobre 2010
- Révélations WikiLeaks : les crimes des firmes américaines privées en Irak - 25 octobre 2010
- Révélations WikiLeaks : comment les Etats-Unis couvrent l’usage de la torture en Irak - 22 octobre 2010
- Révélations WikiLeaks : la sale guerre américaine en Irak - 22 octobre 2010

5 novembre 2010 - Al Jazeera - Vous pouvez consulter cet article à :
http://english.aljazeera.net/indept...
Traduction : Nazem