Car dans un climat de violence omniprésente où les passions sont forcément exacerbées, la tentation est forte d’angéliser « les nôtres » et de diaboliser « les autres ». Et ne sont pas seulement en cause les protagonistes directs que sont les Juifs israéliens et les Arabes palestiniens mais aussi ceux qui s’engagent sur cette question, quel que soit leur « camp ».
La recherche d’une paix juste, la seule qui puisse durer, passe pourtant par la mise hors-la-loi du racisme. C’est pourquoi les partisans d’une telle paix doivent lutter résolument contre cette « maladie honteuse », non seulement chez les autres, mais aussi, et c’est sans doute plus difficile, contre le risque d’en être eux-mêmes « contaminés ». Le présent article se veut une contribution à cette lutte, sous la forme de réflexions qui devraient inciter le lecteur (dont j’imagine qu’il se sent concerné par le conflit en question et souhaite une paix juste) à la vigilance sur ce point.
Racismes
Dans cet article nous considérons le racisme dans le sens large où il est généralement utilisé à notre époque : il recouvre tout préjugé négatif ou toute action discriminatoire visant l’ensemble des membres d’un groupe humain ethnique ou religieux dont on considère que les opinions et les comportements sont semblables car déterminés par leur appartenance à ce groupe.
Dans le conflit qui nous occupe les groupes victimes de préjugés et/ou de discriminations sont les Palestiniens, les Arabes (arabophobie), les musulmans (islamophobie) et les juifs, considérés soit en tant qu’adeptes de la religion juive (judéophobie), soit en tant que membres d’une ethnie, voire d’une « race » au sens biologique du mot (antisémitisme).
Le sionisme est-il raciste ?
Qu’est-ce que le sionisme ? Pour le « Petit Robert » il s’agit d’un « mouvement politique visant à l’établissement puis à la consolidation d’un Etat juif (la nouvelle Sion) en Palestine » [1]. Denis Charbit a, pour sa part, réuni dans un volumineux ouvrage de nombreux écrits et discours émanant de penseurs et de dirigeants sionistes [2]. S’y manifeste à la fois la diversité de la pensée sioniste mais aussi ce qui fait son unité : « Le programme commun admis par tous les courants dits sionistes découle en premier lieu d’une affirmation de principe essentielle : les Juifs constituent une nation. » Sur cette base, le sionisme « se résume, toutes tendances confondues, par :
1) L’aspiration au rassemblement national des Juifs sur un même territoire.
2) La revendication d’« Eretz Israël » [3] comme le lieu unique, nécessaire et désirable, de ce rassemblement (...).
3) La revendication d’un régime d’autonomie la plus large possible afin de permettre aux Juifs de déterminer leur destin collectif.
4) Enfin, l’adoption de l’hébreu comme langue de communication quotidienne entre les Juifs installés en Palestine » [4].
Notons cependant que de nombreux partisans déclarés du sionisme le présentent comme le « mouvement de libération nationale du peuple juif ». Sur base d’une telle définition, tout opposant au sionisme peut être taxé d’antisémitisme puisque opposé à la « libération des juifs ».
J’adopte, quant à moi, la définition générale de Denis Charbit, citée ci-avant.
Deux points de cette définition appellent néanmoins un commentaire :
? L’ensemble des sionistes considère que tous les juifs du monde font partie d’un seul et même peuple. Comme l’a remarquablement démontré l’historien israélien Shlomo Sand dans son livre « Comment le peuple juif fut inventé » [5] , cette vision relève du mythe car l’ensemble des juifs du monde ne constitue pas un « groupe humain (...) qui se caractérise par la conscience de son unité (historique, sociale, culturelle) et la volonté de vivre en commun » [6]. Par contre, au sens de cette définition, les Juifs de l’Etat d’Israël constituent aujourd’hui indéniablement une nation. C’est un fait objectif, une réalité que tout partisan d’une paix juste doit prendre en compte [7].
? « La revendication d’un régime d’autonomie la plus large possible afin de permettre aux Juifs de déterminer leur destin collectif » n’implique pas forcément la revendication d’un Etat indépendant réservé aux seuls juifs. Avant la Deuxième Guerre mondiale, certains courants sionistes pas du tout marginaux à cette époque, furent partisans de la création en Palestine d’un Etat binational. Ce fut par exemple le cas du mouvement Brit Shalom (L’Alliance pour la Paix), qui se battait avec acharnement pour « parvenir à un accord entre Juifs et Arabes sur la forme de leurs relations sociales en Palestine, sur base de l’égalité absolue des deux peuples culturellement autonomes » [8], autrement dit pour la constitution d’un Etat binational. Mais dès le début des années 1940, Brit Shalom avait définitivement perdu son combat. Il n’existe actuellement aucun mouvement ou parti se réclamant du sionisme et défendant l’égalité complète des droits des deux peuples vivant en Israël-Palestine.
Le sionisme est-il donc une doctrine raciste ? On peut déduire de ce qui précède que la réponse à cette question n’est pas évidente vu l’existence au sein du mouvement sioniste, dans le passé en tout cas, de courants divergents quant à la politique à mener vis-à-vis des populations non juives établies en Palestine. Par contre, le caractère raciste des actions menées en Palestine par la direction politique sioniste depuis les années 1930 ne fait aucun doute, comme nous allons le démontrer.
Aujourd’hui, tous les partis et associations sionistes, qu’ils soient israéliens ou non, considèrent que ceux qui remettent en question le « caractère juif » de l’Etat d’Israël veulent sa « destruction ». Mais qu’entendent-ils par là ?
La défense du « caractère juif » de l’Etat d’Israël ... et ses conséquences pour les Palestiniens
En 1896, Theodor Herzl, journaliste juif hongrois, publie un livre qui est aujourd’hui considéré comme LE livre fondateur du sionisme en tant que doctrine et mouvement politique [9]. Son titre, L’Etat des Juifs, résume bien son programme : créer un Etat destiné à accueillir les juifs du monde entier. Dès 1905, un congrès de l’Organisation sioniste (fondée à l’initiative d’Herzl en 1897) décide que c’est en Palestine, alors sous domination ottomane, que l’Etat des Juifs devra être établi. Dans les faits et contre la volonté d’une minorité de sionistes qui cherchaient l’entente avec les habitants arabes de la Palestine, l’action politique du mouvement sioniste visera, dès le début de son action, à encourager au maximum l’immigration juive et à favoriser le départ d’un maximum d’habitants arabes de ce territoire.
Comment cela s’est-il fait concrètement ?
Dans une première phase, alors que le nombre de colons sionistes était faible et que le mouvement ne disposait d’aucun moyen pour chasser la population arabe de son territoire par la force, c’est par l’achat de terres que commença l’expulsion des paysans palestiniens (à cette époque, la grande majorité des Palestiniens vivaient de l’agriculture) : le mouvement sioniste récoltait des fonds pour acheter un maximum de terres à de grands propriétaires fonciers [10]. La plupart des contrats de vente stipulaient que la terre devait être livrée « vide d’habitants ». De nombreux ouvriers agricoles perdirent ainsi leur gagne-pain.
En novembre 1947, l’instrumentalisation politique du judéocide [11] par le mouvement sioniste et l’appui qui en résulta de la part des Etats-Unis, de l’U.R.S.S. et de la grande majorité des Etats européens (à une époque où la plupart des Etats africains et de nombreux Etats asiatiques n’avaient pas encore obtenu leur indépendance et donc de siège à l’O.N.U.) permit au mouvement sioniste d’obtenir un partage de la Palestine très avantageux pour les colons sionistes puisqu’alors qu’ils représentaient moins d’un tiers de la population, ils se virent attribuer 55 % du territoire pour y créer l’« Etat des Juifs ». Cette réussite posait pourtant un problème redoutable aux dirigeants sionistes : la population de « leur » partie de la Palestine était composée de 498.000 juifs ... et de 407.000 Arabes [12]. Comment en garantir le « caractère juif » dans de telles conditions ?
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Notes :
[1] Le Nouveau Petit Robert 2010, p. 2377.
[2] CHARBIT, D., Sionismes. Textes fondamentaux, Albin Michel/Menorah, Paris 1998.
[3] Eretz Israël : « Terre d’Israël » ou « Pays d’Israël » : Ce terme couvre tous les territoires qui ont, à un moment ou l’autre, fait partie d’un des Royaumes juifs à l’époque du Premier et du Second Temple, c’est-à-dire en plus de la Palestine, une partie importante de l’actuelle Jordanie. Aujourd’hui, rares sont cependant les sionistes qui revendiquent encore l’ensemble de ces territoires.
[4] CHARBIT, D., op. cit., pp. II-III.
[5] SAND, S., Comment le peuple juif fut inventé, Fayard, Paris, 2008.
[6]Définition de « nation » dans Le Nouveau Petit Robert 2010, p. 1672.
[7] C’est pourquoi, dans cet article, je mets une majuscule au nom « Juif » quand je veux signifier qu’il s’agit d’un membre de la nation juive israélienne, qu’il soit croyant ou incroyant. J’adopte la minuscule pour désigner un adepte de la religion juive ou un membre d’une communauté juive (croyant ou non) ailleurs dans le monde.
[8] Extrait des statuts de Brit Shalom (rédigés en 1925), cité in ARON, J., Le sionisme n’est pas le judaïsme. Essai sur le destin d’Israël, Didier Devillez, Bruxelles, 2003, p. 151.
[9] D’autres auteurs avaient cependant défendu avant Herzl l’idée de la création d’un Etat pour les juifs en Palestine. Le premier d’entre eux fut Moses Hess qui publia en 1862 Rome et Jérusalem. Les premiers colons juifs (les « amants de Sion ») émigrèrent de Russie vers la Palestine dans les années 1880. Le néologisme sionisme fut créé par Nathan Birnbaum en 1890.
[10] Depuis 1901, le Keren Kayemeth Leisraël (Fonds Unifié pour Israël), est chargé de récolter des fonds auprès des Juifs du monde entier pour l’achat de terres en Palestine, terres ne pouvant être occupées et exploitées que par des Juifs. Depuis 1967, le K.K.L. a étendu ses activités aux territoires occupés suite à la Guerre des Six Jours (cf. GOLDMAN, H., Le KKL « trace les frontières d’Israël », in Points Critiques. Le Mensuel, n° 221,Bruxelles, décembre 2001, pp. 19 et 20).
[11] J’utilise ce néologisme court par commodité pour signifier le génocide des juifs européens par les nazis.
[12] Cf. GRESH, A. et VIDAL, D., Palestine 47. Un partage avorté, Editions Complexe, Bruxelles, 1987, p. 25.
* Michel Staszewski est professeur d’histoire dans le secondaire et membre de l’Union des Progressistes Juifs de Belgique - Bruxelles.
Du même auteur :
Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé - 8 mars 2009
Juif et antisioniste : une perversion ? - 30 mars 2006
Février 2010 - Communiqué par l’auteur