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La fille d’un combattant
jeudi 1er février 2007 - Gideon Lévy - Ha’aretz

Est-ce la grenade détonante qui l’a atteinte à la tête, l’onde de choc ou une balle enrobée de caoutchouc tirée par des garde-frontière ? Cela change-t-il quelque chose que ce soit l’une ou l’autre ? Le garde-frontière avait-il l’intention de tuer une fillette de 11 ans ? Ou bien n’était-ce pas intentionnel ? Qu’est-ce que cela change ? La vraie question est de savoir pourquoi des garde-frontière viennent quasiment tous les jours à Anata, acte diabolique, juste au moment où les enfants de l’école se dispersent pour rentrer chez eux. Que diable ont-ils à chercher près de l’école d’Anata ? Les garde-frontière s’amènent, des enfants de l’école leur lancent des pierres, les garde-frontière ouvrent le feu et tuent encore une petite fille innocente, et personne n’a de compte à rendre. C’est la police du district de Judée-Samarie qui enquête, pas même le Département d’Investigation sur les Policiers.

Au cours de ces dernières semaines, nous avons parlé ici même de Wahib Al-Dik, un ouvrier du village de Al-Dik, et de l’enfant aux chevaux, Jamil Jabaji [1], du camp d’Askar, qui ont été tués pour le crime d’avoir lancé des pierres. Maintenant Abir Aramin, une fillette de 11 ans, s’est ajoutée à eux. La mort pour ceux qui lancent des pierres ou ceux qui se trouvent près d’eux.

Mais l’histoire d’Abir est un peu différente. Elle est une « fille de ». Bassam Aramin, un militant au sein des « Combattants pour la Paix », une organisation de combattants des deux camps qui ont décidé de quitter l’uniforme, de déposer les armes et de parler de paix. Au cours des derniers mois, Bassam Aramin a donné des conférences en des dizaines d’endroits dans tout le pays, chez des particuliers, dans des écoles et des universités, de Hatzor Haglilit jusqu’à Kfar Saba. Quelques jours avant de perdre Abir, il était apparu devant des étudiants de l’Université de Tel Aviv. C’est maintenant aussi un père en deuil.

Cette semaine, la tente de deuil, près de la Maison du Conseil d’Anata, s’est envolée avec le vent. A l’intérieur du bâtiment, on servait un grand plat de mouton, de riz et de yaourt que l’on versait à partir d’énormes marmites qui ont servi jadis à l’armée israélienne, casher pour les plats à base de produits laitiers. Des dizaines d’hommes, sombres et tristes, erraient de-ci de-là, abattus. Dans le bureau du chef du Conseil, où une photo en grand du passeport de Yasser Arafat est fixée au mur, nous avons écouté, une bonne heure durant, Bassam Aramin. Lisez son douloureux monologue, écoutez ses paroles ; on n’avait pas entendu des paroles comme celles-là depuis longtemps.

Âgé de 38 ans, père de six enfants (dont Abir), sept ans passés dans une prison israélienne, originaire du village de Seir, près d’Hébron, vivant depuis son mariage à Anata, dans l’arrière-cour de Jérusalem. Il travaille aux archives nationales palestiniennes à Ramallah. Il parle couramment l’hébreu. Grâce à la carte d’identité bleue de sa mère jérusalémite, Abir était résidente israélienne.

«  Nous nous sommes rencontrés pour la première fois le 16 janvier 2005, deux ans exactement avant le jour où Abir a été tuée. Nous avons rencontré sept anciens soldats israéliens qui avaient refusé de servir et avaient souhaité rencontrer des combattants palestiniens. Nous nous sommes réunis à l’hôtel Everest à Bethlehem. Quatre Palestiniens et sept Israéliens. La rencontre a été très dure. C’est la première fois que vous vous retrouvez assis avec le type qui vous humilie, qui vous tire dessus, qui vous arrête aux checkpoints, qui participe à toutes les opérations lancées contre vous en Cisjordanie. Au début, nous pensions que ce pouvait être des membres de la Sécurité Générale israélienne ou des soldats de Douvdevan [unité de l’armée israélienne pouvant opérer sous déguisement pour arrêter des personnes ?recherchées’ - NdT] venus nous piéger. J’ai aussi vu de la peur dans les yeux des Israéliens qui pensaient que peut-être nous allions les kidnapper, ou les tuer.

« La première et dernière fois que j’ai été arrêté, c’était en 1985, à l’âge de 16 ans. Quand vous êtes enfant, vous avez déjà un certain bagage. Un enfant comme moi, qui a commencé sa lutte en hissant un drapeau palestinien pendant la nuit, n’avait pas besoin d’éducation ni d’aiguillon. Je sentais que je n’avais pas d’autre choix que de résister à ceux qui venaient me frapper, des étrangers qui ne parlent pas notre langue et dont nous ne comprenons pas ce qu’ils veulent. Quand je demandais à mon père, qui a maintenant 95 ans, ce que c’était, qui ils étaient, il me disait : ce sont des juifs. Et que veulent-ils ? Ils veulent nous occuper. Pourquoi ? Il ne pouvait me l’expliquer. Alors, tout ce que nous voulions, c’était que ces étrangers disparaissent du village, de notre plaine de jeu, que personne ne vienne nous déranger. A l’époque dont je parle, je n’aurais pas pu expliquer ce que c’était que la liberté, l’indépendance, la Palestine. Ça ne m’intéressait pas.

« Un jour, il y a eu une manifestation à Halhoul, à la mémoire d’une étudiante qui avait été tuée. J’avais 12 ans, et les soldats sont arrivés et ont commencé à tirer. Comment font-ils pour arriver aussi rapidement, en vous tombant du ciel : il y a une manifestation et tout de suite ils s’amènent, lançant des gaz lacrymogènes et ouvrant le feu. Quelle frousse j’ai eue ! Les gens se sont dispersés. Je boite de naissance ; je voulais fuir mais je n’y arrivais pas comme les autres enfants et les soldats m’ont attrapé. Quel souvenir ! Des soldats très grands, terrifiants, qui m’ont donné des coups et je suis tombé par terre. Puis j’ai fui et j’ai pensé que je devais me venger. Je ne leur avais rien fait et pourtant, à chaque fois, toujours, ils nous font ça. J’ai fui en me dirigeant vers les collines et là, j’ai entendu des cris venant de l’oued. Nous avons trouvé un fermier qui avait pris six balles dans les jambes, alors qu’il était occupé à travailler sur sa terre. Qu’est-ce que j’ai pleuré sur lui !

« Je voyais bien que les soldats s’énervaient dès qu’ils apercevaient un drapeau palestinien. Je ne comprenais pas ce que c’était pour un symbole et j’étais sans arme, je n’avais rien pour faire de la résistance, alors s’ils haïssaient le drapeau, je savais ce que je devais faire. C’est comme ça que j’ai commencé à accorder de la valeur à cette chose, tout en ne comprenant pas sa signification. Je suis rentré à la maison et j’ai choisi parmi mes vêtements, en fonction des couleurs : tout ce qui était noir, rouge, vert et blanc, je l’ai pris, sans me faire pincer par ma mère, et je suis allé chez des amis. Nous avons cousu un drapeau. La nuit, nous allions dans l’arbre le plus grand qui se trouvait à l’école et nous y attachions le drapeau. Le lendemain, les soldats se rappliquaient. Ça a été notre jeu d’enfants, notre lutte violente, durant des mois, jusqu’à ce que les soldats en aient eu assez et qu’ils aient coupé tous les arbres de l’école. Ensuite nous sommes passés aux poteaux électriques et aux poteaux du téléphone, et nous avons aussi commencé à écrire ? la Palestine vivra’ sur les murs. C’était notre espoir : libérer la Palestine. Nous pensions que ce drapeau, s’il restait en haut, c’était notre victoire.

« Après ça, nous avons vu que ça ne marchait pas. Parler et écrire, ça n’aide pas, et lancer des pierres, c’est une perte de temps. Nous voulions une arme. Par chance, ou par malheur, nous avons trouvé, dans une grotte, de vieilles armes ayant appartenu à des soldats jordaniens qui avaient fui en 1967. Deux grenades à main, des fusils et un revolver. Je me suis dit : dorénavant, quelque chose qui s’appellerait Israël, ça n’existe pas. J’avais une arme. Il fallait seulement trouver des balles, une balle pour chaque Israélien.

« J’ai senti que j’étais un adulte, plus un enfant, mais mes amis m’ont dit que je ne pourrais pas les accompagner, parce que je boite et qu’il fallait que la mission réussisse. Ils ont lancé deux grenades sur des soldats dont aucun n’a été touché. Ils ont tiré sur une jeep et personne n’a été blessé. Ils sont tous allés en prison pour de longues années, sans avoir de sang sur les mains. Moi aussi, j’ai été arrêté et je me suis retrouvé pendant sept ans en prison. Combattant et héros, je suis passé du jeu d’enfants à la gravité. Et en prison, j’ai éprouvé le besoin de lire à propos de ce combat, de savoir ce que c’est que ce problème palestinien, qui sont les juifs, pourquoi il y a une occupation - comprendre une situation dont je fais partie. J’ai commencé à comprendre notre problème, notre histoire et celle des juifs, depuis leur esclavage en Egypte et comment ils ont subi un génocide et comment nous payons maintenant le prix de leur souffrance.

« Lorsque j’ai vu un film sur le génocide juif, en 86, dans la salle 6 de l’aile C de la prison d’Hébron, j’ai compris beaucoup de choses. Avant d’avoir vu ce film, je me demandais pourquoi Hitler ne les avait pas tous tué : s’il les avait tous tués, je ne me serais pas retrouvé en prison. Mais j’avais voulu me concentrer sur ce film et comprendre ce qu’était le génocide. Après le premier quart d’heure du film, je me suis retrouvé occupé à pleurer sur ces gens qui allaient, nus, à la mort, sans être coupables de rien, simplement parce qu’ils étaient juifs. La plupart des autres détenus dormaient. Je ne voulais pas que qui que ce soit me voie pleurer. Sur qui pleures-tu ? Sur ces gens qui t’ont mis en prison et qui nous occupent ?

« Dans le film, j’ai vu des gens la tête baissée. Sans résistance. Des gens enterrés vivants par des bulldozers, entrant pour être gazés, étouffer et mourir, et des corps qu’on mettait dans les fours. Ça me faisait très mal et ça me mettait en colère de voir quelqu’un sur le point de mourir - et sans résister. Même pas un cri, pour qu’on sache que vous êtes vivant.

« Le 1er octobre 87, quasiment une centaine de soldats, la plupart masqués, sont entrés dans notre aile, réservée aux jeunes. Nous avons tous dû nous déshabiller, ce qui est quelque chose de très humiliant pour nous, puis nous avons dû passer par le couloir et vous receviez des coups des deux côtés jusqu’à ce que vous arriviez dans la cour. Je me suis rappelé ma colère devant ces juifs qui n’avaient pas résisté pendant le génocide et sans m’en rendre compte, je me suis mis à crier. Après quelques minutes, je ne voyais plus les soldats. Je sentais que j’étais plus fort qu’eux. Nous étions là à peu près 120 enfants à prendre des coups. Quand j’ai demandé pourquoi à l’officier de service, il m’a dit : ceux-là ne font pas partie de la prison. Eux, c’étaient des soldats en exercice. Training. Ils s’entraînaient à tuer l’humanité chez un être humain, à ne lui mettre dans la tête que des idées de vengeance.

« Beaucoup de ces choses que j’avais vues dans le film sur le génocide juif, je les ai vues ensuite dans la vie. J’ai vu, pendant l’Intifada, comment ils enterraient des gens vivants à Salem, et comment ils tuaient une femme et la laissaient sur la route, exactement comme dans le film où j’avais vu un officier nazi tirer sur une femme depuis sa fenêtre et qu’ensuite, les gens passaient et la laissaient sur la route. Comment quelqu’un qui connaît le goût de la souffrance, de l’esclavage et du racisme, peut-il faire la même chose à un autre peuple ? Malgré cela, j’avais beaucoup d’amis parmi les gardiens, mais pour moi, les Israéliens c’étaient des soldats, des colons et des gardiens de prison.

« Quand j’ai été libéré en 92, il commençait déjà à y avoir une ambiance d’espoir. Je me suis marié et j’ai commencé à avoir des enfants. Je rêvais tout le temps que leur vie à eux ne serait pas mauvaise comme l’est celle que vit ma génération. Je voulais les protéger. Tout leur expliquer, qu’ils ne grandissent pas, comme moi, sans rien savoir. Qu’ils sachent ce que sont les Palestiniens et ce que sont les Israéliens. Qu’ils soient des combattants opiniâtres dans leurs études, qu’ils luttent contre l’occupation et pour le développement d’une bonne économie. Qu’ils jouent, dessinent, étudient comme tous les enfants. Tous les enfants veulent être médecins. En fait, Abir voulait devenir ingénieure. Voilà comment je voulais élever mes enfants.

« Je me suis retrouvé dans les ?Combattants pour la Paix’ et dès après la première rencontre, nous savions que nous allions être longtemps ensemble et que nous avions une grande responsabilité dans ce combat pour la vie, la liberté, à expliquer la valeur de la vie humaine, parce que nous étions des instruments de la guerre venant des deux camps. A expliquer aux Israéliens, qui ne savent pas ce qu’est une occupation, que leurs fils se transforment en meurtriers cruels croyant défendre la sécurité alors qu’au contraire, ils la mettent en danger.

« Un jour, à la fin d’une conférence à Hatzor Haglilit, une étudiante s’est approchée de moi pour me dire que Hatzor Haglilit était un endroit très dur, où étaient tombées beaucoup de Katiouchas. Puis elle m’a dit : ?Vous êtes le premier Palestinien que je rencontre’. Elle m’a embrassé et m’a dit : ?Maintenant, j’ai fait la paix avec les Palestiniens. Je ne me fierai plus aux bulletins d’information, ni au gouvernement, ni à tous ces mensonges. J’ai tout simplement compris.’ Ça m’a vraiment beaucoup encouragé de voir quelqu’un appartenant à l’autre camp, et qui vous comprend et vous accueille et vous accepte ».

« Mardi de la semaine passée, je dormais encore quand Abir est partie à l’école. Elle avait un test de mathématique. A neuf heures et demie, je suis descendu vers Ramallah où je travaille. Abir m’avait dit, la veille, qu’elle voulait aller chez une amie pour étudier et je lui avais répondu : ?oy va voy, je t’aiderai à étudier’.

« J’étais dans un taxi collectif et j’ai jeté un coup d’ ?il pour voir mes filles sortir de l’école. Sur la gauche, j’ai vu une jeep de garde-frontière. Je les ai regardés et j’ai pensé : pourquoi viennent-ils maintenant ? Pour maltraiter nos enfants ? Inshallah, qu’il n’arrive rien ! Que les filles aient seulement à respirer des gaz. Quand je suis arrivé au carrefour d’A-Ram, une institutrice de l’école m’a téléphoné pour me dire qu’Abir était tombée et demander que sa maman vienne la chercher à l’école. J’ai téléphoné à la maison pour le dire à la maman d’Abir et c’est Arin, ma fille aînée, âgée de 12 ans, qui m’a répondu, en pleurs. Je ne comprenais rien. Une voisine a pris le téléphone et m’a dit : ?Les soldats ont tiré sur votre fille, à la tête, et elle est blessée’.

« J’ai contacté l’école et on m’a dit qu’elle avait été emmenée à l’hôpital Makassed [à Jérusalem-Est]. Je me suis rendu immédiatement à Makassed. En cours de route, j’ai vu la jeep des garde-frontière près du Conseil local, mais j’ai pensé que je n’avais pas maintenant le temps pour des discours. Quand je suis arrivé à Makassed, on m’a dit que son était très grave. Ils m’ont dit qu’il fallait l’opérer. J’ai eu peur. Je leur ai dit qu’elle avait une carte d’identité israélienne et que je voulais l’emmener à l’hôpital Hadassah. Pour accélérer les choses, j’ai téléphoné au Centre Peres pour la Paix qui m’a vraiment bien aidé et a envoyé une ambulance du Magen David Adom qui a transféré Abir à l’hôpital Hadassah. Là, ils ont estimé qu’il ne fallait pas opérer. Dieu merci, me suis-je dit.

« A sept heures du soir, son état s’est détérioré. Il a tout à coup fallu l’opérer. ?Il faut espérer un miracle’, m’ont dit les médecins. J’ai compris que ma fille avait besoin d’un miracle et il n’y a pas de miracles de nos jours. Je me suis dit que je ne voulais pas me venger. La vengeance, c’est que ce héros, que ma fille avait mis en danger et qui a tiré sur elle, comparaisse en justice. Après ça, elle a été déclarée officiellement décédée.

« D’après ce qu’on m’a raconté, j’ai compris que les enfants lançaient des pierres et que le garde-frontière a tiré une grenade vers la tête d Abir, par derrière, d’une distance de quatre mètres. Au début, ils ont dit qu’elle avait été blessée par une pierre. Je connais ce jeu-là, mais je n’aurais pas cru qu’ils auraient atteint un tel degré de bassesse - pardon pour ce mot-là - comme quand ils ont dit, sur Canal 2, qu’Abir jouait avec quelque chose qui lui a sauté au visage. Les doigts indemnes et la tête explosée ? Misérables menteurs, ai-je dit : ils envoient un gamin de 18 ans avec un M-16, ils lui disent que nos enfants sont ses ennemis et il sait que personne ne passera devant un tribunal ; alors il tire de sang froid et devient un meurtrier.

« Je ne vais pas exploiter le sang de ma fille à des fins politiques. C’est le cri d’un homme. Je ne perdrai pas la tête seulement parce que j’ai perdu mon c ?ur, ma fille. Je continuerai à lutter pour protéger ses frères et s ?urs, les filles de sa classe, ses amies, palestiniennes et israéliennes aussi bien - ce sont tous nos enfants. »

Note :
[1] « Peine de mort », Gideon Lévy - (Haaretz, 14 décembre 2006)


Voir : 10 minutes d’une journée ordinaire à Anata

Gideon Lévy - Ha’aretz, le 25 janvier 2007
Version anglaise : I’ve lost my heart
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys

Lire aussi : "Laissez vivre nos enfants", par Nourit Peled-Elhanan.