"Salue pour nous notre maison, étranger." D’abord en arabe, puis en français, c’est un poème ancien de Mahmoud Darwich qui résonne dans le coeur de la ville, sur une place transformée en théâtre.
Chaque année en juillet, les poètes sont les invités de Lodéve. Dans chaque ruelle, une estrade, et quelques chaises pour les passants. Et même, au bord de la rivière, on écoute les pieds dans l’eau. Des rendez-vous plus ou moins fixes avec des langues d’ici et là, de tout le bassin méditerranéen. Des voix se croisent. Le serbo-croate de Goran Djordjevic et le turc de Sefa Kaplan, au son d’une mandoline. Voilà 12 ans que ce festival offre de telles rencontres. "Cette année, Mahmoud Darwich aurait dû être parmi nous. Nous l’entendrons, grâce à ses amis, qui sont là." raconte la directrice du festival, Maïthé Vallés-Bled qui a confié à Ghassan Zaqtan la réalisation de la soirée consacrée à Mahmoud Darwich.
"...deux au monde."
Ghassan Zaqtan est cofondateur et directeur de la maison des poètes de Ramallah. "On a choisi cinq poèmes. Evidemment, c’est difficile de faire de tels choix, dans l’oeuvre de Mahmoud. Il y a tellement de périodes dans sa vie, et dans sa création littéraire. Il y a la poésie politique, celle qui l’a fait connaître. Et puis des écrits qui racontent la petite musique de la vie, plus récents." Sur scène, cinq poètes arabes accompagnés de cinq poètes francophones font la lecture. Nacer Jamil Shaat, palestinien de Gaza, la main sur la coeur, lit un extrait de Murale :
"Quand bien même je prononcerais mal mon nom gravé sur le cercueil,
Mon nom m’appartient.
Mais moi, désormais plein
De toutes les raisons du départ, moi,
Je ne m’appartiens pas,
Je ne m’appartiens pas,
Je ne m’appartiens pas ..."
Ce texte est lu aussi par Sapho, habituée du festival depuis ses premiers pas. C’est avec des mots d’amour que la chanteuse et poétesse clôt la première partie de l’hommage. "Jusqu’à ce que la nuit te dise : il ne reste plus que vous deux au monde."
"Dans une boite noire fermée"
Ghassan Zaqtan a proposé à quelques poètes de faire entendre leurs mots en écho à ceux du poète palestinien. Le français Julien Blaine adresse un texte de colère. De jeunes poètes arabes entrent en scène. "Il a montré le chemin aux jeunes générations. Dans leurs écrits d’aujourd’hui, il y a toujours quelque part, l’ombre de Mahmoud, son empreinte." explique Ghassan. Cet héritage est parfaitement assumé chez Nacer Jamil Shaat, qui lit un extrait de son oeuvre. Il avait été invité à Lodève, l’été dernier mais il n’avait pas pu obtenir les autorisations nécessaires. Né à Khan Younés, il travaille pour une ONG, écrit pour plusieurs journaux et a déjà publié deux recueils. "La poésie en Palestine est inséparable de la douleur. Il ne peut pas en être autrement sous l’occupation. Il y a malgré tout un mouvement très actif à Gaza. Il n’y a pas de soutien de l’Etat ou de la société civile, pour être édité, publié... On ne peut pas nous empêcher d’écrire !"
La nuit est tombée, l’hommage se conclut par une discussion sur la Palestine. Julien Blaine interroge les deux poètes palestiniens, présents à Lodéve, Ghassan Zaqtan et Nasser Jamil Shaat. "Comment vit-on là-bas ?" demande-t-il. Ghassan donne des chiffres pour tenter de faire comprendre : le nombre de check-points, plus de 500 en Cisjordanie, la longueur du mur qui encercle les territoires, de plus de 700 km... Nasser essaye de définir Gaza : "Pour se faire une idée, il faut imaginer comment peut être la vie dans une boite noire fermée."
La petite place du marché se vide. D’autres poètes en d’autres lieux de la petite ville donnent de leurs nouvelles. La voix de Sapho est encore dans les têtes. Sa voix clamant un texte de Darwich, un poème d’amour, extrait tiré du Lit de l’étrangère. "Partons tels que nous sommes.(...) Partons ensemble et soyons bon." Le soir s’achève sur cette invitation au voyage.
Bibliographie :
La plupart des textes de Mahmoud Darwich, traduits en français, sont édités chez Actes Sud.
Ouvrages cités : Murale Actes Sud 2003, traduit par Elias Sanbar ; Le lit de l’étrangère Actes Sud 2000, traduit par Elias Sanbar
http:/:www.voixdelamediterranée.com
Extraits de la poésie de Nacer Jamil Shaath :
Nacer Jamil Shaath
Distance
Distance pour une main qui mord l’air
Pour des pas entre les maisons baissant la lumière au bonheur de la lune.
Distance pour les petits :
Jouant avec leurs propres ombres au lieu de poupées.
Soufflant dans des ballons avec l’eau des robinets au lieu du sein...
Fuyant leur dose de médicament
Pour une explosion de lune !
Multiples nons
Ne ris pas devant la femme
Ne crie pas quand ta langue est dans ta bouche,
Par une nuit sans bougie ou sans ta maman
Ne balance pas l’eau de ton seau noir,
Au vent doux au-dessous de l’arbre.
Ne prends pas la paume de ta main comme ciel pour un cratère.
Ne marche pas avec tes chaussures de ville sur une boite vide.
Ne coupe pas un cheveu de ta tête pour la rattacher ensuite.
N’achète pas de chandelles à un aveugle.
La poussière du Général
Quand le monde te passe entre les mains
Ne lui mets pas la main dessus,
N’écris pas de roman,
Ne dis pas : les philosophes sont passés entre ces mains.
C’est juste la poussière du général qui passe
Moulant le blé dans tes yeux pour mieux t’aveugler,
Que ta voix s’affame au vent et aux visions.
Or quand le monde passe entre tes pieds
Ne le regarde pas
Il est à distance d’un jet de pisse !
© Nacer Jamil Shaath
(traduction : Catherine Farhi pour "Voix de la Méditerranée")
1er août 2009 - BabelMed