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Un mur pour enfermer les Palestiniens
samedi 17 juin 2006 - Gadi Al Gazi - mouvement Ta’ayush

Gadi Al Gazi-07/2003-mouvement Ta’ayush

LA VRAIE « FEUILLE DE ROUTE » DU GOUVERNEMENT ISRAÉLIEN

Réuni le 22 juin en Jordanie, le Quartet (Etats-Unis, Nations unies, Union européenne et Russie) s’est « inquiété » des assassinats de dirigeants du Hamas par l’armée israélienne. Ces provocations empêchent la conclusion d’une trêve avec l’ensemble des groupes palestiniens et, du même coup, la mise en oeuvre de la « feuille de route ». Mais, pour comprendre quel « Etat » palestinien M. Ariel Sharon envisage réellement, il suffit de mesurer sur le terrain l’avancée du mur qui enfermera bientôt 40 % de la Cisjordanie.

Les travaux de construction du mur ont commencé en avril 2002, mais les protestations des Palestiniens ne parvinrent pas, à l’époque, à attirer l’attention internationale (1). Les travaillistes étaient d’ailleurs à l’origine de cette barrière censée empêcher les attaques contre les civils israéliens à l’intérieur de la Ligne verte (la frontière du 4 juin 1967). La droite nationaliste y paraissait même hostile, y voyant l’esquisse d’une frontière future entre Israël et la Palestine.

Mais presque personne, alors, ne faisait la différence entre, d’une part, une frontière régulant les échanges pacifiques entre deux entités indépendantes et, de l’autre, une clôture encerclant les colonisés et assurant au colonisateur une totale liberté d’intervention. Les prisons aussi comportent des clôtures. D’ailleurs, celle qui, depuis les années 1990, boucle complètement la bande de Gaza n’a pas empêché l’armée israélienne d’y opérer, et même de la découper en petites enclaves (2).

La dimension même du projet en Cisjordanie suffit à comprendre qu’il ne s’agit pas d’une simple barrière sécuritaire. En maints endroits, la séparation atteint, voire dépasse, 60 à 70 mètres de large, avec successivement des barbelés, un fossé, le mur lui-même, haut de 8 mètres et muni d’un système d’alarme électronique, un chemin de terre, une route asphaltée et à nouveau des barbelés. Les territoires situés entre le mur et la Ligne verte seront déclarés « zone militaire fermée », et, du côté palestinien, d’autres zones interdites ne seront accessibles qu’en passant par des check-points.

Bref, c’est une énorme entreprise. Sans compter sa partie orientale, le mur coûtera 1,2 milliard d’euros. Sa partie nord, qui doit être terminée en juillet 2003, court sur 150 kilomètres, mais, au total, il en fera 650. Contrairement aux assertions selon lesquelles sa construction est très lente, les travaux, depuis un an, ont avancé très rapidement : 500 bulldozers seraient simultanément à l’oeuvre (3).

Ce rythme s’explique par le flou politique entourant le mur. La plupart des Israéliens ont l’impression qu’il est construit plus ou moins sur la Ligne verte, alors qu’en réalité il se situe 6 à 7 kilomètres plus à l’est, à l’intérieur de la Cisjordanie. En juin 2002, le gouvernement avait autorisé le premier ministre et le ministre de la défense à en préciser le tracé. Mais ce sont les colons et l’armée qui ont déterminé celui-ci, M. Ariel Sharon réaffirmant régulièrement son grand intérêt pour le projet.

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...les ponts...

Le modèle « bantoustan »

Selon des chercheurs israéliens et palestiniens, 210 000 Palestiniens font d’ores et déjà les frais du mur (4). En février 2003, des sources palestiniennes estimaient à plus de 80 000 le nombre d’arbres déracinés (5) - ce qui a d’ailleurs donné naissance à un véritable trafic d’oliviers, lesquels ont été replantés dans les villas de nouveaux riches israéliens (6)... Quelque 30 000 paysans ont perdu tout moyen d’existence, leurs terres se retrouvant de l’autre côté du mur. Et pas une des portes que le gouvernement israélien avait promis d’aménager dans le mur pour qu’ils puissent s’y rendre n’a été mise en place.

Et pour cause : si le mur est un bâton, le permis d’accéder à sa terre tient lieu de carotte, agitée pour contraindre les Palestiniens à collaborer avec l’occupant. Mais la dépossession risque de devenir irréversible. En vertu de la loi ottomane, toujours en vigueur en Israël, nombre de ces terres, dites miri, appartiennent au sultan ; et si les paysans ne parviennent pas à les cultiver pendant trois ans, elles reviennent à celui-ci, donc à son successeur, l’Etat d’Israël. C’est ainsi que la majeure partie de la Cisjordanie a été déclarée « terre d’Etat » et utilisée pour y construire des colonies.

Il est difficile d’évaluer la superficie supplémentaire qu’Israël contrôlera grâce à la construction de cette clôture. La première phase concernerait 3 % de la Cisjordanie. Mais ce pourcentage - qui augmentera certainement au fur et à mesure - ne rend pas compte de l’importance de la zone pour l’économie palestinienne : la région de Tulkarem, de Kalkilya et de Jénine est en effet la plus fertile de toute la rive occidentale du Jourdain, dont elle représente 40 % des terres agricoles et les deux tiers des puits (vingt-huit d’entre eux se trouvent désormais de l’autre côté). Au-delà des communautés victimes de l’opération, c’est toute l’infrastructure de l’économie palestinienne qui est atteinte.

L’affaire ne se résume toutefois pas à des expropriations et à des annexions. Depuis le début 2003, les organisations non gouvernementales palestiniennes et les pacifistes israéliens commencent à réaliser que le mur n’est qu’un élément d’une entreprise bien plus vaste. Ce qui se construit, ce n’est pas une séparation - le « mur de l’apartheid », comme l’appellent ses opposants -, mais tout un système de clôtures, de murs et d’enclaves qui détruisent l’ensemble de la Cisjordanie. Les contours du projet ne sont pas encore parfaitement clairs, mais la carte reproduite ci-contre, fondée sur les recherches méticuleuses du journaliste israélien Meron Rapoport, en donne une idée.

Il faut distinguer quatre éléments :

- Le « mur de séparation » occidental est le plus connu. A ce stade crucial de sa construction, il tourne vers l’est et englobe de grandes colonies (surtout Ariel et Emanuel) avant de pénétrer profondément (de quelque 30 kilomètres) à l’intérieur de la Cisjordanie.

- A Jérusalem et dans ses environs, on érige une série de murs qui annexent une partie de Bethléem et encerclent nombre de banlieues palestiniennes. Des quartiers arabes se retrouvent ainsi coupés, les uns de la Cisjordanie, les autres de Jérusalem, certains enfin de l’une et de l’autre (7).

- Une troisième clôture doit être édifiée à l’est de la rive occidentale, bien avant la vallée du Jourdain. C’est le début des confiscations de terres nécessaires à sa construction qui a mis en lumière cette nouvelle dimension du projet. A terme, elle signifierait l’annexion de la partie orientale de la Cisjordanie.

- Quatrième et dernière dimension : la multiplication d’enclaves palestiniennes. Certaines sont d’ores et déjà terminées (autour de Kalkilya), d’autres se construisent (autour de Tulkarem), certaines encore figurent sur des plans. A Kalkilya, des barbelés entourent quelque 40 000 habitants, qui ne peuvent accéder au reste de la Cisjordanie que par une seule porte. Plusieurs villages de la région sont encerclés de la même manière. La seconde grande enclave comprend Tulkarem et ses environs (74 000 habitants). D’autres sont prévues plus au nord - autour de Rummana (8 000 habitants) - et plus au sud - autour de Kivya et Rantis, Beit Liqya, autour de Jéricho et peut-être même autour de la partie palestinienne de Hébron.

Considérés dans leur ensemble, tous ces éléments le confirment : la construction du mur exprime un projet politique global. C’est ce qu’avouent, entre autres, le professeur Arnon Sofer, un démographe de droite de l’université de Haïfa, qui revendique la paternité d’une partie du projet, ainsi que plusieurs dirigeants des colons, comme M. Ron Nahman, le maire d’Ariel. Il s’agit de briser la Cisjordanie pour la transformer en une série d’enclaves et de bantoustans étroitement contrôlés par Israël, et d’empêcher ainsi toute continuité territoriale d’un futur Etat palestinien. Même l’accès aux enclaves serait aux mains des Israéliens.

En termes quantitatifs, cela revient à mettre en oeuvre - unilatéralement - l’offre faite par le premier ministre aux Palestiniens : 40 % de la Cisjordanie. Mais avec une différence majeure : c’est une solution non pas provisoire, comme on l’a souvent dit, mais définitive. La création d’un système de clôtures et d’enclaves d’une telle dimension ne peut être comparé qu’au projet de colonisation massive de la Cisjordanie mis en oeuvre en 1978 par le premier gouvernement Begin sous la direction de... M. Ariel Sharon.

L’actuelle entreprise prolonge la précédente, et exprime - comme elle - la vision politique cohérente de cet homme qui, aux mots et aux symboles, a toujours préféré les faits. Agriculteur lui-même, il considère que l’avenir du conflit se décide sur le terrain : ce qui compte, ce sont les hommes, la terre et l’eau. Et les faits qu’il crée actuellement pourraient bien devenir irréversibles.

Le mur intervient dans un contexte agricole : refuser l’accès des Palestiniens à leurs champs et à leurs puits permet de modifier durablement les structures économiques et de rompre leurs liens avec leur terre. Si l’ensemble de ce projet voit le jour, la création d’un Etat palestinien viable deviendra inimaginable. C’est ce qu’a toujours voulu M. Ariel Sharon, lorsqu’il devint « ministre des colonies » en 1977 comme lorsqu’il présenta son plan en 1998 et quand il le reprit dans sa campagne pour les élections législatives de janvier 2003.

Zeita, un petit village de 2 800 habitants au sud de Baqa a-Sharkiya. A l’extrémité ouest, les rues s’arrêtent brutalement : voici une profonde tranchée. Au loin, on entend les bulldozers. Il est encore possible de franchir la clôture pour atteindre la maison où vivent M... et sa famille. Il fait partie des quelque 11 000 Palestiniens pris en sandwich entre le mur et la Ligne verte. La barrière les sépare du village. Les arrivées d’eau et d’électricité ont été coupées. Pour qu’ils puissent se rendre à l’école, on a installé les enfants chez des parents au village. Combien de temps cette famille devra-t-elle vivre dans ce no man’s land ? Certaines nuits, les soldats israéliens tirent au fusil et crient : « Allez-vous-en ! »

Tel est l’avenir réservé aux Palestiniens par le mur : ils seront prisonniers dans leur propre pays, totalement dépendants de la bonne volonté des forces d’occupation, encerclés de barbelés dans leurs enclaves, le moindre mouvement nécessitant un laissez-passer. Voilà une version locale de l’apartheid - dans le passé, Sharon ne s’était-il pas prononcé en faveur d’un système de bantoustans (8) ? Entre l’Afrique du Sud et la Palestine, il y a néanmoins une grande différence : Israël n’a pas besoin de la main-d’oeuvre locale, que le bouclage des territoires occupés et l’importation de travailleurs immigrés non juifs ont rendue superflue.

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... les moyens de communications, de transmissions.

Les Palestiniens rejoignent ainsi la condition moderne de millions d’hommes et de femmes qui, au nom même de la mondialisation, ne valent même plus la peine d’être exploités. Bien sûr, ils peuvent partir. Le mur pourrait ainsi renforcer le transfert de la population palestinienne. Il ne s’agit pas ici d’un moment dramatique, où chacun doit, contraint, quitter son foyer, mais d’un processus continu, silencieux et progressif, qui menace de priver la société palestinienne de ses ressources humaines et de ses espoirs d’indépendance (9).

Jusqu’ici, aucune action efficace n’a été entreprise pour arrêter la construction du mur. L’Autorité palestinienne n’est pas parvenue à en faire une préoccupation politique majeure. Les militants locaux ont le plus grand mal à mobiliser les paysans en vue d’une action de masse dépassant leur communauté locale, tant pèsent l’oppression quotidienne et la fragmentation politique comme territoriale.

Deux peuples derrière les barbelés

A la mi-juin 2003, au sommet d’Akaba, les gouvernements américain et britannique ont exigé d’Israël l’arrêt de la construction du mur, vu la modification de son tracé. Le premier ministre a refusé, ce qui aurait engendré des tensions parmi les dirigeants israéliens (10). Et pourtant, les 150 premiers kilomètres ont été achevés sans contestation diplomatique significative - voire, selon certaines sources, avec l’accord tacite des Américains.

Vu le peu de temps dont disposent les Etats-Unis pour manoeuvrer (afin que le monde arabe demeure passif), leur pression suffira-t-elle à stopper un projet de dimension historique ? Encore faudrait-il que les Palestiniens, par une action civile de masse, réussissent à montrer que le projet de mur n’est une solution politique ni viable ni vivable. Une telle action impulserait-elle la solidarité à l’étranger ? L’opinion publique israélienne réaliserait-elle que le mur menace l’avenir des deux peuples ?

Dans l’histoire de ce conflit sanglant, les murs sont omniprésents, de la vision qu’avait Theodor Herzl d’un Etat juif comme élément d’un « rempart de défense contre l’Asie » au projet de David Ben Gourion de créer un « mur humain » le long des frontières d’Israël, en passant par la « muraille de fer » prônée par Zeev Jabotinsky contre les Arabes. Ce ne serait donc pas la première fois que l’on utiliserait les peurs afin de justifier un projet politique qui, au nom de la sécurité à court terme, crée une situation dangereuse à long terme. Ce ne serait pas non plus la première fois que les Israéliens confondraient sécurité et vie derrière des barbelés. En s’enfermant derrière un mur, ils encerclent aussi, en face, les Palestiniens : dans ce ghetto moderne, il y a de la place pour tous.

Le Monde diplomatique - juillet 2003