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« J’ai voulu montrer la triple oppression des femmes palestiniennes »
samedi 20 janvier 2007 - Interview d’Anat Even
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« Detained »
Israël, 2001 - 73 min
"Emouvant, puissant et sans compromis."


Votre film, Detained « En prison », est un documentaire sur un immeuble déserté à Hébron, ville sous l’Autorité palestinienne, où vivent, chacune dans son appartement, trois Palestiniennes. Elles sont seules avec leurs enfants, veuves ­ donc rejetées par la société traditionaliste musulmane­, et, en plus, leur immeuble sert de poste d’observation à l’armée israélienne. Les soldats entrent et sortent de la maison, campent sur le toit. Soit trois niveaux d’oppression qui s’additionnent : femmes, veuves, et vivant sous l’occupation...

Je n’avais aucune intention de parler de l’oppression d’être femme. J’étais venue à Hébron faire un film sur l’occupation israélienne en Cisjordanie. La journaliste palestinienne avec qui je travaillais (qui, depuis, a dû quitter Hébron, virée par l’armée israélienne) m’a parlé de cette histoire stupéfiante : trois veuves et onze enfants dans un petit immeuble, dont le toit est occupé par des soldats israéliens. Elle nous a emmenés voir l’immeuble et j’ai compris que c’était une histoire incroyable, dont personne n’avait parlé.

J’ai choisi de faire le film sur cette image de maison où, depuis trois ans, les soldats israéliens campent sur le toit pour faire comprendre ce que cela veut dire d’être occupé chez vous.

Depuis les accords de paix d’Oslo (1995), Hébron est passée sous l’Autorité palestinienne, à l’exception des quartiers de colons juifs ultrareligieux et du caveau des Patriarches. L’immeuble sert de mirador parce qu’il se trouve sur la « frontière » entre les deux zones, la ville palestinienne et l’enclave juive...

L’entrée de la maison des femmes, rue Shuhada, est en zone israélienne, mais la façade arrière et les fenêtres donnent du côté palestinien. Pour moi, c’est comme un ghetto en Pologne : les jeunes garçons sortent de la maison pour aller du côté palestinien en sortant par les fenêtres et en glissant le long du mur arrière. Et ils escaladent le mur pour rentrer chez eux. L’armée israélienne explique que les soldats doivent se poster sur cet immeuble pour regarder ce qui se passe chez les Palestiniens. Après les accords d’Oslo, ce quartier de Hébron où vivent les trois femmes est resté sous l’occupation israélienne à cause des colons juifs qui l’habitent. Le traité d’Oslo n’a pas parlé de ces colons, ces accords n’étaient pas aussi bons qu’on l’a dit à l’époque.

Le gouvernement israélien a pourtant évacué les colons juifs de Yamit, en 1982, pour rendre le Sinaï aux Egyptiens, et de Gaza, en 2005, pour rendre le territoire aux Palestiniens.

Mais ils ne le feront pas en Cisjordanie. Et, à Hébron, avec le tombeau des Patriarches, la situation est beaucoup plus compliquée. Les colons sont là et personne n’ose parler de leur évacuation. Les politiques en ont peur, c’est de la folie.

Vous ne vouliez pas faire un film sur la situation des femmes dans la société palestinienne, mais, finalement, votre film parle de cela, et montre à quel point, aujourd’hui, ces Palestiniennes n’ont aucun pouvoir sur leur propre vie.

On a passé des mois à Hébron à préparer le film, à faire des recherches sur l’occupation, et nous sommes devenus très proches des trois femmes. Lentement, elles ont commencé à nous parler de l’autre oppression. J’avais seulement l’intention de montrer l’occupation chez vous, à la maison, dans votre intimité, mais j’ai pris conscience que c’est un film sur trois veuves, leur vie, leurs personnages, la complexité de leur situation. J’ai réalisé qu’il fallait parler de ces différentes couches d’oppression.

Hébron est une ville très ancienne et la société arabe y est la plus orthodoxe, religieuse, conservatrice, de tous les Territoires palestiniens. Ces femmes expliquent comment elles sont rejetées, comment elles n’existent plus dans cette ville parce qu’elles sont veuves : des femmes sans hommes ne sont rien dans cette société. Et cependant elles s’oppriment aussi entre elles. La jeune et belle Najuwa est maltraitée par les deux autres, plus âgées. Parce qu’elles sont isolées, marginalisées, elles ne peuvent pas être différentes, elles doivent être conformistes, à l’image de la société qui les a exclues.

Sans l’occupation israélienne, ces femmes seraient-elles plus libres ?

Si les Israéliens n’occupaient pas ces Territoires palestiniens, je n’aurais pas fait ce film.

Pourquoi ?

Je n’ai jamais eu l’intention de faire un film sur la société palestinienne musulmane. Ce n’est pas mon rôle. A cause de l’occupation par les Israéliens, nous partageons le même destin, et seulement à cause de cette occupation.

Des trois oppressions, c’est être femme qui semble le plus tragique pour les veuves de Hébron.

Ces femmes ne peuvent pas se révolter, mais elles sont en colère : elles racontent devant la caméra comment leurs familles les ont contraintes à se marier très jeunes, comment leurs maris ne les traitaient pas bien. Une femme qui vient rendre visite à sa soeur dans l’immeuble nous dit qu’elle regrette, elle, que son mari ne soit pas mort dans un accident de voiture comme les maris des trois veuves... Najuwa, qui vient de Jérusalem, évoque le temps où elle pouvait aller où elle voulait, marcher dans la rue, alors qu’elle a été obligée de se marier et de vivre à Hébron, où les hommes ont la réputation de maltraiter leurs femmes. Les familles pauvres marient leurs filles pour s’en débarrasser.

Sont-elles condamnées à rester veuves ? Elles ne pourraient pas se remarier ?

Elles ne peuvent pas. Si elles se remarient, elles doivent abandonner leurs enfants car leur nouveau mari n’en voudra pas, et elles devront les laisser à la famille de leur premier mari. Qui n’en voudra pas non plus, les enfants se retrouveront donc à l’orphelinat. Alors elles ne veulent pas se remarier. Elles sont de fait enfermées dans leur situation de veuves. C’est encore un autre moyen d’opprimer les femmes.

Les soldats traversent tous les jours la maison où vivent les trois veuves. Des relations finissent-elles par s’établir entre eux ?

Dans un autre contexte, on pourrait imaginer une situation romantique entre ces hommes et ces femmes, cela s’est déjà passé entre des jeunes Israéliens et des Palestiniennes. Mais, d’abord, ces femmes-là sont voilées ­ elles n’ont pas le choix ­, personne ne peut savoir à quel point elles sont belles. Ensuite, parce que les soldats sont chez elles, dans leur maison, toute relation personnelle est interdite. Et de toute façon les soldats et les femmes se haïssent.

On le voit dans les détails de l’occupation israélienne : les soldats laissent sur leur toit ou dans l’escalier des ordures, de l’urine, que les femmes, furieuses, viennent nettoyer. On voit aussi comment il est difficile, pour elles, de sortir de Hébron, bloquées par les check-points de l’armée sur les routes. Même quand on a filmé une scène de bataille de boules de neige entre les enfants et les soldats, où tout le monde semblait s’amuser et être heureux ­ moi, j’étais contente qu’ils jettent des boules de neige et pas des pierres ­, les femmes étaient inquiètes : soyez prudents, ont-elles dit aux enfants, nous connaissons ces soldats.

Vous étiez une équipe israélienne, comment étiez-vous vus par ces Palestiniennes ?

On ne peut pas faire un film sur une occupation de quarante ans en passant une semaine ou un mois. En prenant vos images et en repartant. On avait donc décidé de passer un an à Hébron et de louer un appartement dans cet immeuble ­ il est pratiquement vide à l’exception des trois veuves. Mais les femmes ont refusé que nous emménagions dans leur maison ­ elles sont propriétaires de leur appartement ­, elles avaient peur que nous soyons, nous aussi, des nouveaux colons juifs qui viennent s’installer chez elles. Alors on a fait des allers-retours entre Tel-Aviv et Hébron, c’est seulement une heure de voiture. On était avec la journaliste palestinienne tout le temps, qui traduisait.

On communiquait un peu aussi en arabe, en anglais, et les enfants parlent hébreu. Nous avons commencé à travailler sur ce projet en 1999, avant que l’Intifada n’éclate, et on sentait bien que cela couvait. Sur la route de Tel-Aviv à Hébron, je pense toujours à ces deux mondes à une heure de distance et je me demande comment les gens de Tel-Aviv font pour ne pas s’intéresser à la situation dans les Territoires palestiniens. Parfois, je me demande si ce n’est pas la seule solution : vous ne voulez pas savoir, voir la situation terrible de l’autre côté de votre rue. Quand la deuxième Intifada a éclaté, les gens n’osaient plus sortir, faire la queue devant un cinéma.

Et je me suis dit : cela les forcera à réfléchir à ce monde qui brûle à une demi-heure de chez eux. Qu’on chercherait une solution, que les gens cesseraient d’être aussi indifférents et que quelque chose allait changer. Mais la solution s’est résumée à la sécurité qui vous fouille quand vous voulez prendre un café, aux agents postés à l’entrée de chaque restaurant. Et la vie a continué. Pour moi, c’est insupportable. Le gouvernement nous répète qu’on est en danger, ce qui justifie tout, sans morale, ni raison ­ parce que l’ennemi veut nous virer de cette terre, qui, par ailleurs, est aussi la sienne. Pour moi, il n’y a aucun espoir. Et cela me fait tellement peur...

Mais vous restez en Israël...

C’est mon pays, ma langue, mes amis. J’ai essayé de partir. J’ai vécu en Amérique et je n’ai pas aimé. J’ai habité à Paris et je n’ai pas aimé. C’est très difficile, mais je ne peux même pas penser vivre ailleurs. Alors, en Israël, mes amis et moi faisons des films contre l’occupation et la situation politique. On nous prend pour des traîtres, on nous dit que nous nous haïssons nous-mêmes. Nous avons d’excellentes relations avec les Palestiniens, pas seulement les Arabes israéliens, mais aussi les Palestiniens dans les territoires sous l’Autorité palestinienne, à Ramallah.

Je travaille tout le temps avec des Palestiniens, on se réunit, on se parle. On ne réalise pas des films ensemble, mais on se donne des coups de main, comme récemment avec Mohammad Bakri, par exemple, qui m’a demandé de l’aider sur son film. Je suis israélienne mais, quand vous êtes proche de quelqu’un, il ne vous juge pas. Cela devient un ami. On partage nos espoirs, nos rêves. Mais je n’aime pas tous les Palestiniens (rire).

Quel film préparez-vous ?

Je travaille sur un film très politique sur un quartier de Tel-Aviv que les Israéliens ont démoli en 1948, après la guerre d’indépendance, à côté de chez moi. Ce quartier, Manchia, est devenu un jardin, la seule chose qui reste, c’est la première gare du Moyen-Orient qui va devenir un musée. Je vais suivre la rénovation et parler aux femmes arabes et juives qui vivaient dans ce quartier des petits détails de la vie pour le faire revivre, pour qu’on se souvienne de ce qui s’est passé.

On a tendance à oublier, on ne parle pas de 1948, et c’est une erreur. La société devrait prendre conscience de ce qui s’est passé à la naissance de l’Etat d’Israël. L’autre partie du film montrera les femmes aux check-points. Tous les jours, des Israéliennes vont aux barrages de l’armée et notent, minute par minute, ce qui se passe là-bas. Ensuite, elles envoient leur rapport au gouvernement et à la presse. Depuis cinq ans, elles ont été plus de 500 à aller ainsi aux check-points. Pour protester contre la situation des Palestiniens. J’y suis allée moi aussi. C’est terrible.

Qui est Anat Even ?


Féministe, militante de gauche, Anat Even, née en Israël, a étudié le cinéma à l’université de Los Angeles (UCLA). De retour à Tel-Aviv, elle réalise des documentaires engagés. En 1996, elle met en scène Compromis à partir d’une pièce de théâtre, Roméo et Juliette à Jérusalem, montée par une troupe israélienne et une troupe palestinienne.

"Préliminaires" (2005) est un dialogue entre la cinéaste et l’écrivain israélien S. Yizhar, 80 ans, qui évoque les espoirs et les déceptions du rêve sioniste. Detained (« En prison ») tourné de 1999 à 2000 à Hébron, ville historique de Cisjordanie, a été présenté en décembre à Paris au festival du documentaire israélien (Confluences). Ce festival présentera du 3 au 11 février des documentaires sur la colonisation.

Propos receuillis par Anette Lévy-Willard

20 janvier 2007 - Libération - Vous pouvez consulter cet article à :
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