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Le goût de l’amertume
dimanche 22 février 2009 - Samah Jabr

11 février 2009 : il y a une heure - il était deux heures du matin -, nous avons été réveillés dans l’horreur. Une vingtaine de soldats israéliens masqués avaient encerclé notre bâtiment, déclenchant l’alarme d’une voiture sur notre parking, ils avaient sectionné la clôture qui sépare notre maison de l’école et obstrué le judas de la porte de chacun des appartements. Ils montaient l’escalier qui conduit à l’appartement de ma s ?ur, puis ils se sont mis à cogner très fort contre la porte avec leurs armes en criant : « Ihab, sors, tout seul ! »

Ihab, son épouse et leur petit Youssef sortaient d’un sommeil profond, apeurés et stupéfaits par ce qui se passait. Ihab a été menotté et emmené pendant que les gens (nos voisins ?) étaient forcés de rentrer chez eux, de fermer leur porte et se taire. La famille s’est réunie après cela, et il y eut comme un goût prononcé d’amertume.

Cet évènement cauchemardesque expliquait la convocation bizarre de mon frère Basheer, hier, au commissariat de police de Neve Yaqouv, où l’on exigea de lui qu’il donne des détails sur chacune de ses s ?urs, fournisse leurs coordonnées exactes, situe leurs domiciles sur un GPS et qu’il révèle comment elles et leurs époux gagnaient leur vie et quelles étaient leurs opinions.

Je me souviens d’une vieille légende du folklore bédouin. Un jour, un père dit à son fils, âgé seulement de 5 ans, « Mon fils, tu es assez grand pour venir avec moi à la chasse », et il emmène son fils et son chameau vers un oasis. L’animal se met à manger et à boire pendant que le garçon ramasse quelques herbes pour sa mère qui les utilise pour la cuisine et certaines potions curatives. Soudain, le père aperçoit un cerf qui courait. Il fait asseoir le chameau, ordonne à son garçon de s’asseoir près de lui et lui fait promettre de ne pas bouger jusqu’à son retour. Le Bédouin se lance à la poursuite du cerf. Des heures et des heures passent et le jeune garçon, qui attend toujours comme il l’a promis, commence à beaucoup s’ennuyer. Voilà qu’avant même que le père ne soit revenu, la Ghoula - cette créature à la tête et au torse de femme sur un corps de cheval, qui se repaît de chair tendre - aperçoit le petit garçon et le dévore.

Après avoir abandonné la poursuite du cerf, le père s’en revient au soleil couchant et trouve le chameau, mais pas son fils. Il s’affole et commence à chercher partout, mais il ne le trouve pas. Quand il voit une tache de sang, alors il réalise qu’il a perdu son enfant pour toujours. Il prend, avec le chameau, le chemin de sa maison. Sur la route, il aperçoit un feu en haut d’une colline et la Ghoula en train de danser, ivre du sang frais dont elle vient de s’abreuver. Comprenant ce qui s’est passé, il s’approche d’elle sans bruit, tire la Ghoula à la tête, puis il lui ouvre le ventre avec son couteau et trouve le corps non encore digéré de son fils. Il prend son petit corps, le recouvre de son abaya [vêtement du dessus] et s’en va retrouver son épouse dans sa maison.

« Ma chère femme, je t’apporte un cerf bien particulier » lui dit-il, « un cerf qui ne pourra être cuisiné que dans une marmite qui n’a jamais servi pour un repas de deuil. Va, trouves-en une et reviens. » L’épouse s’en va chez leurs voisins les plus proches, mais ils s’étaient servi de leur marmite lors des funérailles de leur défunt père ; les voisins d’après avaient cuisiné dans leur marmite pour la mort de leur fille, décédée de la peste l’année d’avant. L’épouse va voir ainsi tous les voisins mais ne peut trouver le genre de marmite décrit pas son mari, alors elle rentre à la maison et le lui dit.

« Oui, ma femme, toutes les familles ont utilisé leur marmite pour des repas aux funérailles d’un être aimé », dit-il, « et aujourd’hui, c’est notre tour, voici le cerf que j’ai chassé aujourd’hui ». Et il montre à son épouse le corps de leur petit garçon mort.

Plusieurs jours après

Echevelé, non rasé et en larmes, Ihab rentre chez lui. Sa libération est tout aussi mystérieuse que son arrestation, et laisse de nombreuses questions sans réponse. Ihab est apolitique, c’est un professionnel laïc. Il enseigne l’informatique à l’université pour un salaire modeste et il essaie d’arrondir ses revenus avec un petit atelier de réparation d’ordinateurs, fournissant des serveurs et des connexions. Sa boutique sert aussi de Café Internet pour les jeunes du quartier qui n’ont pas les moyens d’avoir un ordinateur chez eux. Pendant qu’Ihab était détenu, nous avons appris que sa boutique avait été perquisitionnée et ses ordinateurs confisqués.

Ce n’est qu’aujourd’hui pourtant qu’Ihab apprend pourquoi il a été arrêté. Une fois interpellé, il a été emmené au poste de police de la rue de Jaffa, placé dans une pièce vide où on lui a dit qu’il aura à attendre longtemps. «  Nous avons des élections (israéliennes) et nous n’avons pas de temps pour toi en ce moment » lui a-t-on dit. Quatre longs jours et quatre nuits froides, dans un silence total et un isolement pénible, avant qu’on ne l’appelle pour une « conversation » avec ses interrogateurs qui l’informent que « des messages contre la sécurité de l’Etat d’Israël ont été envoyés depuis des ordinateurs de son atelier durant la guerre sur Gaza, et que s’il ne surveille pas son affaire, il sera à nouveau arrêté, mais la prochaine fois, ce sera pour plus longtemps que quatre jours. »

Ses interrogateurs n’ont rien dit à Ihab sur le contenu, l’émetteur ou le destinataire desdits messages.

L’objectif véritable de la détention d’Ihab, cependant, était de terroriser des Palestiniens - en l’occurence, la famille d’Ihab, ses amis, ses collègues et chacune de ses connaissances -, particulièrement ceux qui ont des opinions politiques plus affirmées que lui.

En tant que Jérusalémite palestinienne, je sais que nous vivons dans un Etat policier occupant qui ne nous permettra de survivre, le cas échéant, que si nous abandonnons nos opinions et nos convictions, et si nous nous concentrons seulement sur nos besoins les plus primitifs. Il ne faut pas nous conformer aux lois de l’occupant, il vaut mieux nous accoutumer à nos nuits agitées de sommeils interrompus. En effet, c’est précisément parce que les membres de ma propre famille avaient choisi depuis longtemps de s’abriter derrière un travail universitaire et un professionnalisme, de prendre leurs distances avec toute implication activiste ou politique, que le seuil de leur souffrance était très en dessous de celui de la majorité des Palestiniens. Je crois que par cette expérience, ils auront appris que notre silence et notre passivité n’apaiseront pas l’occupant.

Il n’y a aucune marmite en Palestine qui n’ait déjà servi pour des repas de funérailles, et nous ferions mieux d’apprendre à nous nourrir de la même cuisine que les autres, dans notre patrie occupée.


* Samah Jabr est Palestinienne, médecin psychiatre palestinienne, elle vit dans Jérusalem occupée et y travaille au sein d’une clinique psychiatrique qu’elle a créée.

L’un des objets politiques de son combat est un État unique pour une perspective de paix et de liberté commune. Ses chroniques touchantes nous parlent d’une vie au quotidien en pleine occupation ; d’un regard lucide, elle nous fait partager ses réflexions en tissant des liens entre sa vie intime, son travail en milieu psychiatrique et les différents aspects politique d’une situation d’apartheid.

Du même auteur :

- Palestine... Paix factice et vraie guerre
- Témoigner de la vérité et en payer le prix
- A la recherche de l’insaisissable partenaire israélien pour la paix
- « Terrorisme » au bulldozer ? Tout dépend de qui est dessus et qui est dessous

Reçu de l’auteur par les Amis de Jayyous le 20 février 2009 - traduction : JPP