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La langue : outil de l’oppression et de la libération
jeudi 26 juin 2008 - Samah Jabr

Le 15 mai de cette année, jour où les Palestiniens ont commémoré le 60è anniversaire de leur expulsion violente de leurs foyers, la ministre israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Livni, a déclaré que les Palestiniens seront en mesure de célébrer leur indépendance, le jour où le mot « Nakba », qui se rapporte à leur dépossession, sera effacé de leur lexique. Danny Carmon, vice-ambassadeur d’Israël à l’ONU, a demandé des éclaircissements après un communiqué officiel du bureau du secrétaire général, Ban Ki-moon, qui faisait référence à ce mot. Carmon a déclaré à la radio israélienne que le terme « Nakba » était un outil de propagande arabe utilisé pour affaiblir la légitimité de la création de l’Etat d’Israël et qu’il ne devait pas être dans le lexique des Nations unies.

Pour renforcer la judaïcité de la Palestine occupée, un nouveau projet de loi présenté à la Knesset vise à faire de l’hébreu la seule langue officielle d’Israël. L’arabe, langue officielle du peuple originaire de cette terre, deviendrait une seconde langue au même titre que le russe et l’anglais qui n’ont pour lors aucun statut. Le projet de loi a été déposé par l’ancienne ministre de l’Education, Limor Livnat, à laquelle se sont associés d’autres députés.

« Particulièrement à notre époque - où les organisations extrémistes chez les Israéliens arabes tentent de transformer Israël en un Etat binational, et, par conséquent, en un Etat bilingue dans lequel l’hébreu et l’arabe seraient les langues officielles avec le même statut -, il est urgent de ratifier, par la loi, le statut unique de la langue de la bible, l’hébreu, » indique Livnat.

De tels efforts visent à faire étouffer et anéantir le passé et le présent du peuple palestinien par un autre peuple, convaincu au fond de lui-même que sa culture est supérieure et, par conséquent, qu’il est plus digne de la vie et de ses opportunités que les habitants originaires de la terre sur laquelle il vit. L’occupant veut supprimer la langue grâce à laquelle nous sommes reliés au monde, nous nous comprenons entre nous et affirmons notre présence non reconnue ; cette attaque contre notre langue est destinée à gommer la mémoire, la culture et l’histoire palestiniennes, et à les remplacer insidieusement par l’omnipotence d’un occupant étranger.

Langue et culture sont inséparables, spécialement pour les communautés qui connaissent une crise politique et historique. Nous, Palestiniens, ne transmettons pas seulement notre histoire et notre culture, en fait l’intégralité de nos valeurs, par l’écrit mais aussi par les récits de nos grand-mères. La langue est donc inséparable de nous-mêmes, en tant que communauté d’êtres humains ayant son évolution et son caractère spécifiques, son histoire spécifique, son rapport spécifique au monde.

Les colonisateurs ont l’habitude d’imposer leur langue aux peuples qu’ils colonisent, interdisant aux indigènes de parler leur langue maternelle. Et comme on le sait bien, le récit historique est généralement présenté selon le point de vue des colonisateurs.

La domination linguistique a une force particulière, car le mot est utilisé, le plus souvent par la littérature, pour examiner les comportements et les hypothèses de deux cultures rivales. Comme Franz Fanon l’a écrit, l’oppression prend souvent la forme d’une assimilation culturelle essentiellement inconsciente, d’un endoctrinement de la nation occupée avec les croyances de la culture dominante.

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Cette attaque contre notre langue est destinée à gommer la mémoire, la culture et l’histoire palestiniennes, et à les remplacer insidieusement par l’omnipotence d’un occupant étranger.

Dans le cas de l’Israël du 21ème siècle, de telles pratiques tendent à devenir plus implicites, plus voilées et sophistiquées, en lien avec le contexte politique moderne de la mondialisation et l’extinction de la langue natale de la minorité par la stigmatisation et la marginalisation. Depuis ses débuts, l’occupation a imposé une logique et un discours - avec ses définitions, ses classements et terminologies - qui soumettent les Palestiniens, physiquement, politiquement, culturellement et économiquement.

Pour une part, le processus de prise de possession de la culture existante a consisté à nommer, ou renommer, des évènements et des territoires, notamment les villes et les villages palestiniens ; à créer des stéréotypes ; à fixer ce qui pouvait être discuté et ce qui devait être omis ; à rejeter la justesse du récit palestinien ; à laisser entendre que l’intérêt porté au discours palestinien soulignait un point d’un vue subjectif.

Un vocabulaire défensif et apologiste sert à perpétuer les injustices : l’occupation par Israël de la Palestine est décrite comme un « conflit » arabo-juif ; la violence palestinienne (elle n’est jamais juive) est attribuée à la haine des Palestiniens (jamais des Juifs). La théocratie nationaliste des Juifs d’Israël est appelée « démocratie », les territoires occupés sont des territoires « discutés », les colonies illégales sont des « quartiers » et leur expansion délibérée illégale sur la terre occupée est une « croissance naturelle ». Les Etats-Unis, qui soutiennent Israël avec leur argent, leurs armes et leur veto au Conseil de sécurité, sont des « médiateurs sincères », les Palestiniens ne jettent pas des pierres mais des « rochers », le mur de séparation est une « barrière », les soldats de l’occupation sont des « forces de défense ». Les activistes sionistes libéraux constituent un « camp de la paix », l’enseignement à nos enfants de l’histoire de la Palestine est considéré comme une « incitation », la torture israélienne est présentée comme une « pression physique modérée », l’application du droit international est une « concession » ou un « compromis douloureux », et la restitution de parties insignifiantes de la terre volée est une « offre généreuse ».

Le dictionnaire définit l’expulsion comme le bannissement [le retour] de personnes indésirables vers leur terre natale ; mais Israël utilise ce mot pour évoquer l’expulsion ou l’exil des Palestiniens hors de leur terre natale. De même, il parle de l’immigration juive venant d’Europe, de Russie, d’Ethiopie, d’Amérique du Sud - de partout sauf de Palestine - comme un « retour ». Cette terminologie ne fait pas que dénier aux Palestiniens leur droit à leur propre terre, mais laisse supposer qu’Israël respecte simplement les procédures légales.

En attendant, la seule chose qui est exigée pour faire la paix, c’est la capitulation des Palestiniens et leur acceptation de la défaite.

En créant de nouveaux mots et vocabulaires, Israël cherche à déformer la réalité et à dénaturer les faits.

N’est-il pas absurde que, nous Palestiniens, confrontés à la mort et à l’oppression quotidiennement, soyons obsédés par les craintes israéliennes ? N’est-il pas scandaleux que, nous Palestiniens, qui vivons dans l’incertitude, soyons préoccupés par le besoin de sécurité d’Israël ? Comment se fait-il que, comme pour notre existence, nos droits et notre voix qui reste méconnue, nous discutions de la nécessité de reconnaître Israël ? Ainsi, nous, les Palestiniens, avons appris à parler la « langue » de l’occupant.

Apprendre l’hébreu

Dernièrement, je me suis sentie motivée pour apprendre l’hébreu - un projet à forte dose émotionnelle pour moi. L’hébreu, après tout, n’est pas simplement une langue étrangère, c’est la langue de l’occupation, intimement liée au projet sioniste et à l’état d’esprit des Palestiniens.

J’ai voulu apprendre l’hébreu pour mieux comprendre et mieux être en prise avec la culture nouvellement arrivée et ses croyances, ses valeurs, ses habitudes et ses traditions imposées, qui ont fini par s’enchevêtrer avec nos propres vies. Connaître l’hébreu m’aidera à combattre la langue de l’occupation en me servant des mots des occupants pour exprimer mon opinion, reformuler sous des formes littéraires nouvelles le vécu palestinien, comme un acte thérapeutique de dialogue et de résistance.

La langue est à la fois malléable et trompeuse. Elle peut être utilisée pour exprimer une situation morale désespérée et aussi pour cacher des actes épouvantables. Quand je parle l’hébreu, j’espère lui faire porter le poids de l’expérience et du discours palestiniens et en prêter les mots aux cris palestiniens pour la liberté - et prendre en compte, m’approprier et combattre la politique de l’hébreu qui attaque notre existence et notre identité.

Peut-être y aura-t-il un jour une langue universelle de libération, de sorte que les peuples opprimés puissent résister à la puissance dominante qui les incite à intérioriser et assumer la charge de leur propre oppression en acceptant comme normal et inévitable le discours des tyrans et leur terminologie souvent oppressive.

Samah Jabr est médecin psychiatre palestinienne, elle vit dans Jérusalem occupée et y travaille au sein d’une clinique psychiatrique qu’elle a créée.

L’un des objets politiques de son combat est un État unique pour une perspective de paix et de liberté commune. Ses chroniques touchantes nous parlent d’une vie au quotidien en pleine occupation ; d’un regard lucide, elle nous fait partager ses réflexions en tissant des liens entre sa vie intime, son travail en milieu psychiatrique et les différents aspects politique d’une situation d’apartheid.

Du même auteur :

- Histoires de sièges et de zatar
- Une patrie, pas un Etat insignifiant !
- La marche du retour part de Jérusalem
- Franchir le mur d’acier

Texte en anglais reçu de l’auteur par "Les Amis de Jayyous" - à paraître dans Washington Report sur les questions du Moyen-Orient - d’août 2008 - traduction : JPP