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En Irak, autant de miliciens privés que de soldats américains et alliés
lundi 9 juin 2008 - Stéphane Bussard - Le Temps
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Les sociétés militaires privées sont à l’origine d’une multitude d’incidents peu médiatisés. (photo : Keystone)

« La guerre en Irak n’aurait pas été possible sans eux. » Eux, explique Peter Singer, chercheur à la Brookings Institution de Washington, ce sont les miliciens engagés par des sociétés militaires privées.

En Irak, on estime qu’elles sont plus de 180 et qu’elles y emploient quelque 180 000 personnes, souvent des anciens militaires de carrière. Un chiffre explicite le phénomène de privatisation de la guerre : le ratio entre le personnel militaire américain et les miliciens privés était de 60-1 lors de la première guerre du Golfe. Au moment de l’invasion de l’Irak en mars 2003, il était de 3 à 1. Aujourd’hui, il est de 1 à 1.

Sous la présidence de George Bush, jamais le nombre de miliciens privés sous contrat avec le Pentagone n’avait été aussi élevé, explique l’ONG américaine Center for Constitutional Rights. Depuis la fin des années 1990, la hausse des contrats de sous-traitance des activités de l’armée a augmenté de 78%. En Irak, les miliciens privés proviennent de plus de 30 pays différents. Leurs missions sont très diverses. Cela va de l’escorte de personnel diplomatique à la protection des puits de pétrole en passant par la sécurisation de certaines zones.

Ni soldats ni civils

Comme le souligne Ralph Wipfli, chercheur à la Brookings Institution, les miliciens privés ont joué un rôle logistique très important dans la préparation de la première guerre du Golfe. La base américaine de Camp Doha, au Koweït, a été construite par une société militaire privée qui la gère. Au moment de l’invasion de l’Irak, en 2003, ceux qu’on appelle parfois les mercenaires ont eu pour mission d’entretenir et de charger des armements sophistiqués sur les bombardiers furtifs B-2. Selon Peter Singer, ces mercenaires ne sont « pas véritablement des civils étant donné qu’ils portent et utilisent souvent des armes, interrogent des prisonniers et accomplissent diverses tâches militaires d’importance. Ils ne sont pas non plus des soldats, car ils n’entrent pas dans la chaîne de commandement. »

Bien payés, ils ont des objectifs personnels souvent à court terme. La stratégie globale visant à conquérir les « c ?urs et les esprits » des Irakiens ne les concerne pas ou peu. A Washington, on tend à accuser ces sous-traitants de la guerre de provoquer la haine de l’Amérique au sein de la population irakienne.

Jusqu’en juillet 2007, plus de 1 000 miliciens privés ont été tués et 13 000 blessés. Ce bilan, peu médiatisé, montre l’intérêt de sous-traiter des tâches militaires à ces sociétés. Comme leurs employés n’entrent pas dans les statistiques officielles, leur mort n’a aucun impact sur le moral de l’opinion publique. De plus, elles permettent aux politiciens de s’en sortir à bon compte si l’aventure militaire tourne mal.

En Irak, le statut de ces sociétés constitue un vide juridique. Mais en vertu d’une décision de l’Autorité provisoire de la coalition - instituée par les alliés le 21 avril 2003 et dissoute le 28 juin 2004 -, les employés des sociétés militaires privées bénéficient d’une immunité totale par rapport à la loi irakienne. Cette disposition fait toujours foi à ce jour, ouvrant la porte à l’impunité. Directeur de recherche à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève, Vincent Chetail souligne que la privatisation de la guerre a notamment pour but « de contourner le droit existant. C’est une manière de déresponsabiliser l’Etat. Cela dit, le droit humanitaire s’est adapté aux guérilleros, il peut aussi s’adapter à la nouvelle donne causée par ces combattants privés. »

Substances illicites

Ayant le vent en poupe depuis la fin de la Guerre froide en raison de la réduction des effectifs des armées régulières, les sociétés militaires privées sont à l’origine d’une multitude d’incidents peu médiatisés, provoqués parfois sous l’emprise de substances illicites comme les stéroïdes. Selon l’Armée américaine, les employés de ces sociétés sont impliqués dans 36% des dérapages qui se sont produits en Irak. Le 16 septembre 2007, à la place Nisoor de Bagdad, l’une de ces sociétés, Blackwater Worldwide, est accusée d’avoir provoqué un carnage qui a coûté la vie à 19 Irakiens (lire ci-dessous). L’affaire a fait grand bruit, au point que la secrétaire d’Etat américaine Condoleezza Rice a modifié les règles d’engagement de ces mercenaires.

Mardi 27 mai, trois civils irakiens victimes des tirs de Blackwater ont été auditionnés par un grand jury fédéral à Washington en vertu du Alien Tort Statute, une loi datant de 1789 permettant à des non-Américains de porter plainte devant la justice américaine pour des violations des droits de l’homme ou des crimes de guerre. Avec l’espoir que l’affaire monte plus haut.

« Je me bats contre l’impunité de Blackwater »

Victime de la société militaire privée, Hassan Jabir Salman témoigne.

Hassan Jabir Salman a 46 ans. Avocat de droit pénal à Bagdad, il a cinq fils et trois filles. Le 16 septembre 2007, il a été la cible de Blackwater, la société militaire privée. Il était de passage à Genève en marge du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.

Le Temps : Que vous est-il arrivé ce fameux 16 septembre 2007 ?

Hassan Jabir Salman : Je me rendais au Ministère de la justice. Quand je suis arrivé à la place Nisoor à Bagdad, les membres de Blackwater bloquaient la route avec leurs véhicules. J’étais à 8 mètres de la scène. Ils ont commencé à tirer sans discernement, une voiture a brûlé avec une femme et un homme à l’intérieur ainsi que leur fils. Quand j’ai vu ça, j’ai fait demi-tour. Là on m’a tiré dessus. J’ai été blessé au dos, à la nuque et au bras. Puis deux hélicoptères de Blackwater me poursuivaient. Ils avaient un bazooka. Ils ont tiré et ma voiture s’est renversée. J’ai perdu conscience. J’ai été transporté à l’hôpital où j’ai subi une intervention chirurgicale.

- Dans quel but avez-vous déposé plainte aux Etats-Unis ?

- En Irak, il n’est pas possible de déposer plainte. Les autorités irakiennes ne poursuivent pas les miliciens privés depuis la décision de juin 2004 prise par l’Autorité provisoire de la coalition. C’est pourquoi je porte mon cas devant la justice américaine avec l’aide de cinq avocats et du Center for Constitutional Rights. Je fais confiance à la justice américaine, qui est indépendante et équitable.

- Qu’espérez-vous concrètement ?

- Je me bats contre l’impunité des sociétés comme Blackwater. Elles doivent être rendues responsables de leurs actes. Je veux aussi obtenir une compensation pour les dommages physiques et psychologiques. J’ai du diabète à cause du choc que j’ai subi. Je sens toujours des débris de balles dans mon corps. Je ne peux plus conduire. Ma vie sexuelle s’en ressent. Je n’arrête pas de faire des cauchemars.

Stéphane Bussard

Sur le même sujet :

- La loi américaine de la jungle - K. Selim - Le Quotidien d’Oran.

- Comment le Pentagone est devenu accro aux mercenaires - P. W. Singer - Salon.com.

- Irak : Blackwater et ses soeurs - Ghassan El-Ezzi - Confluences Méditerranée.

9 juin 2008 - Le Temps -