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Deux regards croisés sur soixante ans d’Israël
mardi 29 avril 2008 -
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Le drapeau du tout nouvel Etat israëlien est déployé avant d’être installé au dessus de l’aéroport d’Haifa le 15 mai 1948 (photo AP)

Haïm Gouri, 85 ans, romancier, poète et journaliste, traducteur de Rimbaud, Baudelaire ou Apollinaire, s’est réjoui des succès d’Israël mais redoute tout clivage qui pourrait altérer la légitimité de sa lutte

Le 14 mai 1948, quand l’État juif est proclamé, Haïm Gouri se trouve en Europe, envoyé en mission pour acheter des armes et organiser l’immigration en Terre promise de jeunes juifs rescapés de la Shoah. « J’étais à Budapest, et nous avons chanté toute la nuit des airs du pays. Mais notre joie était teintée d’angoisse, car tous les jours nous apprenions que des camarades tombaient », raconte-t-il dans son appartement modeste et ensoleillé du quartier chic de Talbyeh, à Jérusalem-ouest.

Haïm Gouri incarne l’archétype du nouvel homme juif que les sionistes rêvaient de créer. Né à Tel-Aviv en 1923, c’est un « sabra », laïque mais féru de Bible, pétri de valeurs humanistes et combattant de la première heure. En 1941, il rejoint le Palmah, unité d’élite de l’armée juive clandestine. Il y rencontrera Alika, son épouse, qui, tout sourire, reçoit encore aujourd’hui les hôtes et prend les rendez-vous. Autour d’eux des rayonnages serrés de livres et des toiles, dont un portrait de Gouri réalisé par Uri Lifschitz, un grand maître israélien.

« Ben Gourion nous avait ordonné d’acheter tout ce qui pouvait tirer, poursuit-il. La France et les États-Unis avaient décrété un embargo sur les armes mais nous avons obtenu en Tchécoslovaquie des fusils, des mitraillettes et des mitrailleuses, qui nous ont permis d’arracher la victoire de la guerre d’indépendance. » Il part ensuite à Vienne organiser l’immigration de survivants des camps de la mort. « Nous dormions dans des lits superposés, et du plus profond de leurs cauchemars, ils hurlaient leurs terreurs. Je me sentais coupable de les envoyer en Palestine, où 25 soldats juifs venaient d’être massacrés dans un guet-apens près d’Hébron. »

Un pays ensanglanté où il y a parfois des périodes de rémission

Voix rocailleuse et ferme, Haïm Gouri reconnaît être hanté jusqu’à aujourd’hui par cette époque : « Avec le recul, il semble inimaginable que durant les deux ans et demi suivant la Shoah, le peuple juif ait pu livrer bataille contre le Mandat britannique en Palestine, puis s’imposer aux armées arabes. Les volontaires étaient venus de partout : des Russes ne jurant que par Staline, des Polonais, des Américains. Cela rappelait les Brigades internationales en Espagne ».

Il fait même état d’« un héroïque commando français » qui a conquis la ville de Beersheba. Soudain, Haïm Gouri s’interroge sur l’interminable « guerre de soixante ans ». Il chante un air très connu en Israël, un poème de Haïm Hefer racontant comment des soldats se demandent au passage d’une jeep si la guerre est finie. « C’est possible, dit le refrain, et si ce n’est pas maintenant, alors demain ou après-demain. »

« Je n’aurais jamais pensé que mon petit-fils puisse lui aussi être mobilisé, et pourtant il a été appelé il y a quelques mois, note-t-il. Israël est un pays ensanglanté, où il y a parfois des périodes de rémission. Jusqu’en 1948, les juifs étaient unis dans l’espoir et la volonté de créer un État, puis d’assurer sa souveraineté. Le grand bouleversement s’est produit en 1967 : les territoires ont été unifiés, et la nation a été déchirée. Pour les uns, le retour en Judée-Samarie (Cisjordanie) était porteur d’espoir messianique, et pour d’autres il préludait à la catastrophe. »

« Plus de guerre, plus d’effusion de sang »

Lorsque Anouar Sadate prononce du haut de la tribune de la Knesset en 1977 les mots « Plus de guerre, plus d’effusion de sang », Haïm Gouri est « ébloui » et se rend aussitôt en Égypte. Mais c’est le désenchantement : « Les intellectuels égyptiens étaient prêts à reconnaître de facto l’existence d’Israël, mais pas sa légitimité nationale. » Il se souvient cependant de Hussein Fawzi, un Égyptien qui avait qualifié de « crime historique » l’agression de son pays contre Israël en 1948.

Puis il cite un poème de cet intellectuel accusant Israël d’avoir commis l’irréparable en installant ses fortins le long du canal de Suez en 1967 : « Nos femmes nous ont fait honte, et nos enfants se sont moqués de nous. » « Si les services de renseignement israéliens avaient lu la poésie égyptienne, ils auraient su que la guerre d’octobre 1973 était inéluctable, estime l’ancien journaliste. En Israël aussi, les poètes jouent ce rôle de conscience. »

Haïm Gouri croit que « le peuple d’Israël ne peut se battre que s’il est uni et mène un combat juste ». Or « soixante ans après son indépendance, Israël est déchiré, s’inquiète-t-il. Je me console en constatant que la majorité du peuple juif vit désormais ici, et que nous avons enregistré des succès étonnants, même s’il y a beaucoup à faire pour réduire les inégalités sociales et les injustices faites à la minorité arabe. Le Proche-Orient est une région terrible qui ne tolère pas la faiblesse. Nous vivons sur la ligne de rupture. Dans la longue course de relais engagée il y a 60 ans, une arme tient lieu de témoin, que nous passons de génération en génération. Mais nous ne sommes plus au temps de Nuit et brouillard. Je suis convaincu que les peuples de la région, y compris en Iran, ne sont pas tentés par la catastrophe. »

Joël DAVID à Jérusalem

***

Mustapha Abdel Shafi, 86 ans, fut témoin de la défaite palestinienne de 1948. Il porte un regard lucide sur l’échec et a traversé les guerres avec la conviction d’une coexistence possible entre Juifs et Arabes

« J’ai été le témoin de beaucoup de défaites. » Mustapha Abdel Shafi relate avec amertume les soixante ans qui ont passé depuis la Nakba, la « Catastrophe », qu’a représentée pour les Palestiniens la création de l’État d’Israël. Sourcils broussailleux et verbe clair, l’homme a gardé l’élégance que l’on devine sur les photos jaunies de l’album de famille. Jeunes hommes souriants et femmes séduisantes, cheveux au vent.

Nous sommes à Gaza en 1948. Mustapha Abdel Shafi a 26 ans. Il vient de terminer ses études de médecine et ses premiers patients seront les dizaines de milliers de réfugiés qui fuient les combats dans ce qui deviendra la bande de Gaza. De vastes camps sont dressés : Nousseirat, Boureij, Jabalya... « La plupart étaient persuadés qu’ils retourneraient dans leurs maisons après un an ou deux », se souvient-il. Soixante ans plus tard, les camps sont toujours là.

Le jeune médecin se tient à l’écart des combats et s’attire les foudres de ceux qui rejoignent l’Armée de libération arabe. « Je ne croyais pas à la lutte armée, mais plutôt à une solution négociée. Nous n’avons jamais été assez forts pour l’emporter. Pourquoi se battre ? Si nous avions été mieux armés, mieux préparés, peut-être aurais-je été d’un autre avis. Après tout, ils étaient en train de prendre notre pays. »

L’armistice de 1949 laisse aux Palestiniens la « bande de Gaza »

Un an auparavant, il avait ouvertement soutenu le plan des Nations unies de partition entre un État juif et un État arabe. « Les Juifs obtenaient 56 % de la Palestine, alors qu’ils ne représentaient qu’un tiers de la population, explique-t-il. Je savais que c’était injuste, mais la question était de savoir si on pouvait l’empêcher. La réponse était non. Les Juifs avaient le soutien des Britanniques et de l’ONU. Je me suis dit que si nous n’acceptions pas, nous allions le regretter. Aujourd’hui, nous nous battons pour seulement 22 % de la Palestine historique et nous ne sommes même pas certains de l’obtenir. »

Le 14 mai 1948, les soldats britanniques se retirent de la Palestine mandataire. David Ben Gourion proclame l’indépendance d’Israël. Mustapha Abdel Shafi suit l’événement à la radio. « Un peu après minuit, l’Union soviétique a annoncé qu’elle reconnaissait Israël, suivie par les États-Unis. J’ai su que c’était fini. » Bientôt, les soldats hébreux avancent sur Gaza. « Nous avions très peur. Les Égyptiens nous ont envoyé quelques bons soldats et cette bande de terre est tout ce que nous avons pu défendre. »

L’armistice de 1949 laisse aux Palestiniens la « bande de Gaza », territoire confetti administré par l’Égypte. Cette bande de terre sablonneuse de 40 km de long et de 6 à 8 km de large, dont la population passe de 60 000 à 250 000 habitants, deviendra l’un des foyers de révoltes palestiniennes. « Gaza n’a jamais appartenu à personne. C’est peut-être pour cela que le sentiment national palestinien y est si fort. »

"Les accords d’Oslo n’étaient pas bons"

Mustapha Abdel Shafi restera pragmatique et pacifiste, porté par la conviction d’une coexistence possible entre Arabes et Juifs. Cet homme éduqué, héritier de la grande bourgeoisie palestinienne, préfère les cénacles policés aux champs de bataille. Ambassadeur de la cause palestinienne, son anglais parfait et sa bonne éducation le propulsent dans les salons diplomatiques où il rencontre le maréchal Tito en Yougoslavie et prend part à une délégation palestinienne aux Nations unies en 1961. « Je suis revenu découragé. Tous étaient en faveur d’Israël. »

Trente ans plus tard, son frère aîné, Haydar Abdel Shafi, désigné chef de la délégation palestinienne à la conférence de Madrid en 1991, sera le premier à s’asseoir avec les Israéliens, pour les premiers pourparlers officiels de paix. Ulcéré par le refus israélien de stopper la colonisation des territoires palestiniens, il conseille à Yasser Arafat de rompre les pourparlers, puis finit par démissionner, en désaccord avec les accords d’Oslo, signés sans lui en 2003. « Les accords d’Oslo n’étaient pas bons, justifie Mustapha Abdel Shafi. Trop vagues, ils ignoraient les sujets les plus importants : le tracé des frontières, les réfugiés, Jérusalem. Toutes ces questions ont été renvoyées à plus tard et n’ont jamais été résolues, mais Arafat voulait à tout prix pouvoir revenir. »

Avec Yasser Arafat, le courant passe mal. Le clan est resté farouchement indépendant. Les Abdel Shafi n’ont jamais adhéré au Fatah et voient arriver avec méfiance les exilés de Tunis que les Palestiniens de l’intérieur surnomment rapidement les fat cats (« les gros chats »). Trop de corruption, trop de passe-droits.

Aujourd’hui, depuis sa maison cossue dans un quartier aisé de Gaza, Mustapha Abdel Shafi regarde la catastrophe. Plongé dans ses livres, un ?il sur Al-Jazira, le vieil homme juge avec sévérité l’enlisement du conflit : « Nous ne faisons aucun progrès. Les Israéliens sont parvenus à nous séparer et à nous affaiblir. C’est la même “Nakba” qui continue. »

Karim LEBHOUR

Cet article peut être consulté ici :http://www.la-croix.com/article/ind...