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Le combat pour façonner notre identité tout en vivant sous occupation
lundi 31 décembre 2007 - Samah Jabr
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Tout en regardant les heures passer, et alors que j’attends de pouvoir avancer ma voiture de quelques mètres vers le check-point, j’ai l’impression que c’est mon sang qui est en train de bouillir, pas l’essence de ma voiture.




Alors que les Israéliens juifs célébraient les Grandes Fêtes en septembre dernier, les autorités renforçaient les check-points autour de ma ville natale, Jérusalem. Cela veut dire pour moi, comme pour des milliers d’autres Palestiniens, qu’il a fallu souvent attendre des heures pour passer un check-point, ce qui m’a empêchée plus d’une fois de partager le dîner du Ramadan avec ma famille.

Quand les check-points sont renforcés, les automobilistes palestiniens se bousculent pour se placer en début des files d’attente. Les soldats israéliens s’en mêlent parfois... pour récompenser les conducteurs qui coupent la file ! Tout en regardant les heures passer, et alors que j’attends de pouvoir avancer ma voiture de quelques mètres vers le check-point, j’ai l’impression que c’est mon sang qui est en train de bouillir, pas l’essence de ma voiture.

Une fois, après avoir attendu plus de deux heures à un check-point sans avoir pu bouger, des automobilistes ont donné des coups de klaxon en signe de protestation. Les soldats israéliens ont alors fermé le check-point complètement et s’en sont pris aux premières voitures, jusqu’à ce que leurs conducteurs fassent arrêter tout le monde de klaxonner. Voilà comment nous sommes conditionnés. Nous « avons appris » à attendre au check-point, immobiles et silencieux, et à ne plus jamais oser protester. Le résultat de notre indignation refoulée, c’est, bien sûr, une profonde dépression.

C’est dans ce contexte d’oppression et de discrimination prolongées que les Palestiniens se battent pour façonner leur personnalité comme leur identité nationale. Parmi les options possibles, il y a le refus de perdre notre identité, et l’affrontement. Le choix peut varier selon les individus aussi bien que selon les générations, en fonction du climat politique comme de la situation sociale.

Mettre la pression et semer la discorde sont des tactiques qui visent à démoraliser les Palestiniens, à les amener à intérioriser un sentiment d’infériorité, à saper leur confiance en eux-mêmes et leur capacité à s’unir pour poursuivre un objectif commun.

On dit de l’occupation illégale d’Israël qu’elle est « civilisée », alors que notre résistance est qualifiée de « sauvage ». Les Israéliens profitent d’une bonne économie, d’un enseignement moderne et d’une médecine de pointe, avec des spécialistes dans chacun de ces domaines. Ils fabriquent des puces électroniques pendant que les Palestiniens, eux, sont jugés comme ne produisant rien, sauf des bombes humaines ou des combats de rue dans Gaza. Nous n’aurions donc qu’à accepter - voire à nous en réjouir - notre occupation et notre exploitation, à abandonner, de nous-mêmes, volontairement, toute notion subjective de notre identité et de notre existence, au profit des mensonges de l’occupant qui est le plus puissant.

Cette détérioration de la morale palestinienne s’est accentuée avec les combats internes et le soutien international à une faction contre l’autre faction. Comme prévu, elle a eu un impact négatif majeur sur la cohésion sociale, surtout avec la marginalisation en cours des dirigeants nationalistes non affiliés et la promotion de certains qui souffrent d’une ambivalence dans l’identité nationale et d’une psychologie basée sur l’occupation. Parallèlement, des comportements anti-intellectuels sont dirigés contre les penseurs, les savants et les artistes qui refusent de renoncer à leurs revendications nationales et de rejeter leur propre culture dite inférieure à celle de l’occupant.

Parce que le pouvoir sous l’occupation passe de l’occupé vers l’occupant et à ses partisans, les postulats et propositions de ces derniers sont réputés mieux fondés. Chez l’occupé, le pouvoir est laissé à une élite qui soutient l’occupation et qui évolue finalement au sein de la classe dirigeante.

Les hommes d’affaires palestiniens, par exemple, ont une grande confiance en leurs homologues israéliens. Des personnalités nationales palestiniennes importantes cherchent à se faire soigner dans les hôpitaux israéliens, et des ONG palestiniennes assurent de meilleurs salaires et des opportunités d’emploi aux diplômés des universités israéliennes.

Comme Franz Fanon, psychiatre né aux Antilles, le soulignait il y a 40 ans, ces actes découlent du fait que l’opprimé s’identifie à son agresseur, un mécanisme de défense consistant à accélérer l’assimilation de la culture de l’occupant et à rejeter simultanément sa propre culture. Se voyant eux-mêmes avec les yeux de l’occupant, les Palestiniens qui souffrent de ce syndrome croient ce qu’on leur dit, qu’ils sont des primitifs et des terroristes. En réalité, leur complexe d’infériorité vient de ce qu’une force économique et militaire permet à l’occupant d’avoir une vie plus profitable et plus précieuse que la nôtre. Certains d’entre nous commencent à imiter les occupants dans leur puissance, associant pouvoir et réussite à la culture, à l’idéologie et au mode de vie de l’occupant, considérés comme intrinsèquement supérieurs.

Parce que les mensonges auxquels sont soumis les Palestiniens se transmettent de génération en génération, ils peuvent finir par s’ancrer dans le subconscient d’individus sensibles et par s’étendre à tous les aspects de leur vie.

Pour autant, de nombreux Palestiniens ordinaires restent convaincus de notre droit à une nation et à l’autodétermination, et croient que les valeurs traditionnelles, telles que dignité et honneur, doivent être défendues à tout prix, même au prix de sa propre vie. Ils reconnaissent en l’occupation une génératrice de honte et la nécessité de la rejeter de façon impitoyable.

Des dirigeants palestiniens arguent que la puissance occupante est trop forte pour qu’on puisse lui résister efficacement et que, par conséquent, nous n’avons d’autres recours que d’accepter son joug comme une réalité incontournable de la vie ; ces dirigeants ne font que renforcer et institutionnaliser la psychologie de l’occupation. Cet état d’esprit menace notre peuple, notre sens de l’objectif commun et notre confiance en l’avenir. Il est essentiel que notre appréciation sur l’occupation prenne en compte cette occupation intérieure de notre esprit. Après tout, c’est précisément une telle acceptation et une telle capitulation intériorisées qui constituent l’objectif ultime de l’occupation.

Aujourd’hui, il est plus important que jamais de nous donner une conscience nationale et une exigence de libération. Nous devons remplacer la conjecture coloniale de l’occupant par un appel hardi à la vérité et par l’affirmation inébranlable de la vertu de notre culture nationale.

Il est aussi essentiel de développer l’économie palestinienne face à une corruption massive et aux problèmes d’infrastructures, d’encourager la mobilisation politique d’une classe moyenne cultivée afin de contrecarrer la domination de ceux qui souffrent de la psychologie de l’occupation, et afin de maintenir la morale palestinienne.

L’occupation est écrasante et implacable, nous ne pouvons faire comme si elle n’existait pas. Mais elle ne peut être vaincue par une passivité muette. En revanche, la vaincre requiert une opposition farouche et rugissante, réponse normale de la part d’êtres humains face à l’oppression. En tant que peuple, nous devons nous engager dans un effort conscient, soutenu, pour recouvrer notre dignité individuelle et l’estime de nous-mêmes, afin de vaincre cette psychologie et ce manque de fierté ethnique que l’occupation cherche à nous imposer. De plus, chacun, chacune d’entre nous, ne doit pas seulement y travailler pour sa propre identité, mais interagir avec sa famille, ses amis et son entourage, de telle sorte que l’expérience commune partagée et leur force unie puissent contrer et transcender cette tentative de destruction de notre identité culturelle et individuelle.

La dernière chose que nous voudrions pour notre peuple est bien sa résignation. Parce que nous sommes obligés de vivre nos vies, malgré nous, sous occupation militaire, il nous faut combattre notre oppresseur, lutter jour après jour pour libérer nos esprits, nos corps et notre terre. Car c’est précisément notre rage et notre détermination à combattre l’oppression - même en klaxonnant à un check-point - qui prouvent, à nous-mêmes et au monde, que nous sommes vivants.

Samah Jabr est psychiatre dans la banlieue de Jérusalem et enseigne à l’université de Birzeit.

Du même auteur :

- "Pourquoi les Palestiniens manifestent contre Annapolis" - 19 décembre 2007.

- "La nostalgie des pères disparus" - 20 septembre 2007.

- "Palestine : le temps de la crainte et de l’obscurité" - 14 septembre 2007 - Palestine Times.

Reçu de l’auteur le 30 décembre 2007 par Les Amis de Jayyous - Traduction : JPP