Alors que Noël approche, les pensées des chrétiens du monde entier vont se tourner une fois encore vers Bethléhem, la ville sainte où Jésus est né il y a plus de deux mille ans. Des voix vont s’élever dans une fête joyeuse et des enfants, partout dans le monde, vont recréer l’histoire de Noël afin de nous rappeler dans quelles circonstances est né le Christ, enfant.
Un évènement aussi capital dans un cadre aussi humble préfigurait une nouvelle façon de penser les relations des peuples avec Dieu, et des peuples entre eux. Il a ébranlé les fondations d’une société impitoyable, dirigée par un Dieu impitoyable, il a proclamé paix et bonne volonté entre tous les peuples de la terre. Il y avait en effet tant à espérer en ce sens.
Toutefois, cette paisible scène pastorale qui nous est si familière n’est pas du tout évidente dans la Bethléhem d’aujourd’hui. Bethléhem est toujours menacée, et la paix sur la terre et la bonne volonté envers tous les hommes sont plus insaisissables que jamais. La tyrannie de l’occupation d’Israël et son expansion coloniale étouffent la vie des Palestiniens, tant chrétiens que musulmans. Pourtant, nombreux sont les chrétiens qui veulent toujours ignorer la misère endurée par les Palestiniens sur la Terre sainte, et qui fêteront Noël en oubliant que c’est au sein de ce peuple, et sur sa terre, que Jésus est né. Les prêtres chanteront les psaumes, les messes seront dites, les cantiques seront repris en choeur et les scènes de la nativité fleuriront, mais il est peu probable que beaucoup de sermons exhortent les congrégations chrétiennes à s’élever contre les crimes commis actuellement en Palestine.
Tout récemment, une délégation d’éminents dirigeants de l’Eglise australienne est rentrée d’un voyage en Terre sainte et a exprimé sa détresse devant « la souffrance et la peur supportées quotidiennement par un grand nombre de personnes. » (1) Son récit dénonce l’occupation militaire par Israël par « son harcèlement systématique, son oppression physique et psychologique, l’ampleur du chômage, la pauvreté, et les privations économiques » (2) qui frappent les Palestiniens, tant chrétiens que musulmans. Il est certain que ces chefs religieux inciteront leurs ministères à faire circuler l’information dans cet élan, mais de nombreuses forces s’opposent à ce que justice soit faite aux Palestiniens. L’intervention de la délégation a déjà été critiquée par l’ambassadeur israélien et les religieux seront probablement confrontés à une opposition, non seulement de Juifs soutenant l’Etat sioniste d’Israël, mais aussi de la part de milieux chrétiens.
Une idéologie chrétienne dangereuse, favorable à la rhétorique du sionisme et à l’appropriation de toute la Palestine par Israël, se fait entendre en Australie. Cette ferveur chrétienne pro-israélienne a trouvé son expression dans un sionisme chrétien revitalisé au XVIè siècle (3) et orienté aujourd’hui contre l’Islam et les musulmans. Aux Etats-Unis en particulier, cette idéologie a dénaturé l’héritage messianique et apocalyptique de la foi chrétienne, remplaçant l’Antéchrist juif et communiste, imaginé par les premiers sionistes chrétiens, par un Antéchrist islamique. Cet Antéchrist, croit-elle, sera vaincu en Israël où l’humanité toute entière se rassemblera pour la venue du Messie. Ce raisonnement théologique douteux mis à part, que la dépossession, l’avilissement et l’humiliation des Palestiniens qui vivent sur cette terre depuis des milliers d’années puissent être admis sur une telle base est encore plus intolérable et grotesque.
Malheureusement, l’influence de ce sionisme chrétien grandit rapidement et menace la pensée de toute une génération de grands chrétiens, quelle que soit leur confession, comprenant notamment des chrétiens de Terre sainte. Le père Rafiq Khoury du Patriarcat latin de Jérusalem fait un compte rendu très inquiétant de l’incidence du sionisme chrétien sur la religion et la politique. (4) Là où les chrétiens et les musulmans partageaient autrefois des valeurs et des aspirations communes dans la société palestinienne, le sionisme chrétien a réussi à fragmenter cette communauté déjà éprouvée par son combat de résistance contre l’occupation écrasante d’Israël. Dans certains secteurs de cette société, chrétiens et musulmans se regardent maintenant avec méfiance et les chrétiens de Palestine, à l’instar de ceux de l’étranger, commencent à voir un ennemi dans l’Islam. Inutile de dire que c’est extrêmement préjudiciable au mouvement de libération de la Palestine.
Nombre de chrétiens d’Occident seraient surpris de savoir que chrétiens et musulmans palestiniens prient dans la basilique de la Nativité à Bethléhem depuis des siècles. En fait, le Coran - livre saint de l’Islam - se réfère souvent, et avec une grande révérence, à Jésus et à Marie. Mahomet lui-même a préservé une icône de Marie et de l’enfant Jésus après la conquête de La Mecque et a ordonné qu’elle soit conservée à l’intérieur de la Ka’ba où les musulmans font leur pèlerinage rituel, venant de tous les coins du monde. (5)
Depuis l’an 638 de notre ère, les musulmans prient dans le bas-côté sud de l’église, à cette date, le Patriarche de Jérusalem remettait la Palestine aux mains du calife Omar, entré à Bethléhem avec ses armées arabes. (6) Les musulmans reconnaissent Jésus comme le Christ, le plus puissant messager de Dieu, né miraculeusement de la Vierge Marie et qui, à travers Dieu, peut accomplir des miracles. Cependant, chrétiens et musulmans divergent sur la divinité du Christ. Les musulmans croient qu’il y a toujours eu, et qu’il y a toujours un Dieu unique, et que réunir le Christ et le Saint-Esprit avec Dieu le Père dans la Trinité - dogme essentiel du christianisme - compromet cette divinité singulière de Dieu.
Cela n’affecte en rien leur reconnaissance de Jésus et Marie, ni un profond respect à leur égard. Le très estimé théologien de l’Eglise chrétienne primitive, St Jean de Damas, pensait en fait que l’Islam n’était qu’une autre forme du christianisme (7), et effectivement, St Jean serait probablement plus en phase avec les pratiques et les croyances des musulmans qu’avec la forme du christianisme qui s’est développée en Occident, particulièrement le sionisme chrétien.
Ainsi, beaucoup de la peur et de l’hostilité ressenties aujourd’hui contre les musulmans proviennent de l’ignorance. En Palestine, chrétiens et musulmans ont vécu ensemble en harmonie pendant des siècles, spécialement à Bethléhem. Non seulement ils fêtent ensemble Noël mais aussi les fêtes musulmanes d’Eid al-Fitr à la fin du jeûne du Ramadan et d’Eid al-Adha. Un jeune guide de Bethléhem expliquait en 2002 :
« Nous savons fêter ensemble parce que nous savons pleurer ensemble. Nous avons souffert comme un seul peuple sous 35 années d’occupation. La même semaine où Marie, une mère musulmane de 7 enfants, était tuée à Beit Jala, Johnny, 17 ans, mourrait place Manger, alors qu’il sortait de la basilique de la Nativité. Tous les deux tués par des snipers israéliens. Nous sommes détenus ensemble, musulmans et chrétiens, dans la même misérable prison qui s’appelle Palestine. Nous n’avons pas de liberté, pas de paix, pas de travail, pas d’argent pour chauffer en hiver, ni pour nous rendre à Jérusalem ou aller d’une ville à l’autre, d’un village à l’autre, nous n’avons aucun avenir. »
Et c’est l’ensemble de tout cela qu’on oublie si souvent quand on recherche paix et justice : la situation inhumaine qui s’intensifie, subie par les Palestiniens, chrétiens et musulmans.
Chantons Noël, comme nous le pourrons, chantons l’espoir et les rêves comme toutes les ans, mais il est peu probable que ces chants parviennent à Bethléhem et soient entendus par ceux qui y vivent. Ils ne parviendront pas aux Palestiniens qui ont du mal à s’accrocher à leur misérable existence dans la bande de Gaza, ni aux Palestiniens des autres cités, villes et villages de la Terre sainte, et encore moins aux Palestiniens apatrides, privés depuis si longtemps d’espoir, dans les camps de réfugiés. Chaque Alleluia des choristes résonnera comme un glas pour une nouvelle génération de Palestiniens, chaque parole de Noël perdra tout sens de foi chrétienne... à moins que nous ne soyons prêts à dépasser guirlandes et festivités, et n’agissions vraiment pour faire cesser les crimes d’Israël contre les chrétiens et les musulmans en Palestine.
1) Déclaration des dirigeants de l’Eglise australienne, Bethléhem, 18 décembre 2007.
2) Ibid.
3) Fr. Rafiq Khoury « L’incidence du sionisme chrétien sur la religion, les églises locales chrétiennes et la recherche de la paix », Studium Biblicum Franciscanum, Jérusalem, 2004 (intervention à la conférence internationale d’Al-Sabeel, le 15 avril 2004).
4) Ibid.
5) Uri Rubin, « La Ka’ba : aspects de sa fonction rituelle et position à l’époque pré-islamique et islamique primitive », Jerusalem Studies in Arabic and Islam, 8 (1986) 97-131.
6) Dr G S P Freeman-Grenville, « La Basilique de la Nativité à Bethléhem », Palestine Explortion Fund, janvier 1994.
7) William Dalrymple, « Ce que Musulmans et Chrétiens partagent : une méditation de Noël », The New Statesman, 19 décembre 2005.
Sonja Karkar est la fondatrice et la présidente de « Des Femmes pour la Palestine » à Melbourne, Australie.
Voir son site Women for Palestine.
Du même auteur :
« Première Intifada, 20 ans plus tard » - 13 décembre 2007 - The Elecronic Intifada.
"Le droit d’exister. De l’Etat ou du peuple ?" - 4 octobre 2007 - CounterPunch.
"Palestine : un héritage déraciné" - 13 septembre 2007 - The Electronic Intifada.
24 décembre 2007 - The Electronic Intifada - traduction : JPP