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Les flingueurs de Blackwater, parfaitement irresponsables
mercredi 26 septembre 2007 - Jeff Danziger - Le Courrier international

Mon Amérique à moi.

Le dessinateur et chroniqueur Jeff Danziger dénonce le recours massif aux sociétés de sécurité privées américaines en Irak. Leurs salariés - souvent d’anciens militaires - y ont beaucoup de droits, dont celui de faire usage de leurs armes, mais peu de devoirs. Et aucun compte à rendre à la justice.

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Cow-boy de Blackwater en pleine action...

Suite à l’assassinat, par des membres du personnel de l’entreprise, de 11 civils irakiens lors d’une fusillade autour d’un convoi, le gouvernement irakien a réagi en parlant "d’agression flagrante" et de crime. Blackwater a affirmé que ces civils présumés ont ouvert le feu sur ses hommes, qui étaient donc autorisés à riposter. La société ajoute qu’elle ne peut être tenue pour responsable des dommages collatéraux, pas plus que l’armée américaine.

Comme d’habitude, la vérité est noyée dans la poussière et le sang des rues de Bagdad. Quoi qu’il en soit, les Irakiens en ont probablement plus qu’assez de voir des membres des entreprises de sécurité américaines se pavaner dans leur pays et s’en prendre à la population avec une relative impunité. Les gens de Blackwater ont déjà la réputation d’être des flingueurs irréfléchis et des matamores. Mais la société prétend aussi que selon les lois et les accords en vigueur quand elle a été appelée sur le terrain, elle ne saurait être poursuivie en justice par qui que ce soit.

A l’époque, évidemment, il n’y avait pas de gouvernement irakien. Blackwater intervenait sur l’avis quelque peu sujet à caution de Paul Bremer. En fait, ils étaient là pour le protéger, en ces journées lointaines censées faire l’histoire. Il n’y a pas tellement plus de gouvernement aujourd’hui, et l’on peut toujours se dire qu’en l’absence de lois, la sécurité privée est nécessaire dans une zone de guerre. Mais à l’issue de cette nouvelle série de carnages en sous-traitance, le moment semble venu de se demander d’où viennent ces sociétés et qui elles recrutent pour s’acquitter de ce travail si peu normal. Le désir de travailler pour Blackwater ou n’importe laquelle de ces autres entreprises quasi-militaires douteuses est-il la manifestation de la volonté légitime d’offrir un service utile, ou quelque chose de plus malsain, peut-être l’envie de réaliser quelque fantasme secret ?

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Blackwater : des mercenaires unanimement détestés par la population irakienne

La plupart du temps, les employés de ces sociétés sont d’anciens militaires qui espèrent être mieux payés pour faire en gros la même chose que l’armée tout en prenant à peu près les mêmes risques. Ils appréciaient la vie militaire : les armes, l’aventure, les grades et les décorations, la camaraderie, l’esprit de corps. Ce qu’ils n’aimaient pas, c’était la nécessité de rendre des comptes et les règles d’engagement. Un soldat ou un Marine américain peut finir en cour martiale, voire en prison, pour avoir violé les règles en question. Mais à Blackwater, il n’y a pas de cour martiale. Tout ce qu’on risque, au pire, c’est de se faire virer. Dans ce cas, il y a toujours d’autres boîtes prêtes à vous engager. En plus, si vous vous retrouvez dans une situation bêtement risquée ou que vous travaillez pour un parfait abruti chez Blackwater, vous pouvez démissionner. En revanche dans l’armée, le refus d’obéissance est une faute grave pour laquelle on peut là encore se retrouver derrière les barreaux.

Et puis, il y a les fantasmes. L’armée (dont j’ai été l’hôte bien malgré moi à l’époque du Vietnam) s’efforce autant que possible de veiller à ce que les soldats comprennent bien qu’ils sont dans la réalité, pas dans un film. Au Vietnam, les officiers surexcités étaient souvent surnommés les "John Wayne". Les gens de Blackwater, eux, peuvent être aussi cinglés qu’ils le veulent. Ils foncent dans les rues à bord de 4X4 rugissants du dernier modèle, s’inventent des noms de guerre, s’achètent les lunettes de soleil à la mode les plus chères, se baladent affublés de toutes sortes de fusils d’assaut et autres pistolets-mitrailleurs époustouflants et, généralement, se vengent de quelque souffrance personnelle. Et le tout en empochant des salaires plus que coquets.

Sur le site de Blackwater, on trouve même une boutique réservée aux pros où l’on peut se procurer, outre les lunettes de soleil (de rigueur), toutes sortes de gilets pare-éclats, de pulls militaires et de rangers à l’air très officiel pour compléter sa panoplie idéale. Je n’y ai pas vu d’Aston Martin volantes, mais à mon avis, c’est parce qu’il faut les commander.

En tout cas, s’ils peuvent le faire, vous aussi. Disons que vous êtes un Américain de base, un type d’un intellect marginal pour qui le respect des autres revêt une importance inhabituelle. Ne parvenant pas à vous assurer ce respect par les moyens normaux, comme des distinctions sportives ou scolaires, vous vous cherchez autre chose. Vous avez toujours aimé les armes à cause de cette façon qu’elles ont de faire peur aux gens. Et étant américain, vous partez du principe que même si vous êtes un raté dans votre propre bled, vous savez comment gouverner le monde. Vous pourriez vous engager dans l’armée régulière, ou dans les Marines, sauf qu’ils ne sont pas assez portés sur l’aventure. Et puis, il y a tous ces règlements, ces rapports à rédiger et la nécessité de cirer les chaussures. En plus, ils n’arrêtent pas de vous faire marcher pendant des kilomètres et de vous faire perdre du poids. Alors, vous choisissez la sécurité privée. Pas de marche à pied. Des tas de flingues et presque pas de paperasse. Le règlement ? C’est sans problème. Pour l’instant du moins, c’est le règlement Bush qui prévaut : on ne se pose pas de question.

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Blackwater : un refuge pour psychopates racistes et violents ?

Et puis, il y a vos fantasmes. Là, vous pouvez vous raconter que vous êtes en train de sauver le monde. Vous pouvez créer votre propre BD guerrière, avec vous dans le rôle principal. Vous pouvez y mettre vos potes de la boîte de sécurité qui sont largement aussi dingues que vous, et eux ils peuvent vous inclure dans leurs délires. C’est eux et vous contre le reste du monde. Vous êtes un soldat de fortune digne des grandes compagnies du XIVe siècle.Vous êtes animé de l’esprit des ronins japonais, ces guerriers errants en quête du baume à même d’apaiser les tourments éternels d’une humanité inférieure, des chevaliers répondant à un antique code de guerre, et ainsi de suite. Autrement dit, vous êtes un taré armé jusqu’aux dents et grassement payé.

Et voilà que vous déplaisez aux politiciens irakiens. Ils vous disent de dégager. Ils ne sont pas capables de vous préciser quelle loi vous avez violée exactement, mais la fête est finie. Le président irakien ne peut pas continuer à accepter que des spadassins américains défouraillent dans les rues, alors il vous accuse, vous. Il n’a pas besoin de fous furieux venus d’Amérique pour courir partout dans les rues avec des gros calibres à la main. Il en a déjà bien assez parmi ses compatriotes.

C’est bien triste, mais tous les fantasmes ont une fin. Si Blackwater ne conteste pas l’ordre d’expulsion, vous allez devoir partir. Mais il y a toujours d’autres guerres, il y en a toujours eu. Certes, la vie est dure, et des gens se font tuer, mais c’est quand même plus intéressant que de manipuler des pièces détachées pour automobile au supermarché du coin.

Jeff Danziger

Des gros bras hors la loi

L’affaire Blackwater, du nom de la société privée impliquée dans une fusillade mortelle à Bagdad, vient rappeler à quel point les miliciens sont nombreux en Irak et échappent à toutes les lois. Une analyse du quotidien The New York Times.

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(Photo : AFP)

Dimanche 16 septembre, un échange de tirs impliquant des membres d’une société de sécurité privée à Bagdad ont fait au moins huit morts dans la population irakienne. L’incident révèle de graves failles dans les lois concernant les contractants armés de ce type.

Quand l’Irak était encore sous administration américaine, Washington avait unilatéralement décrété que ses salariés et ses contractants n’étaient pas soumis aux lois irakiennes. L’an dernier, le Congrès a exigé du ministère de la Défense qu’il établisse un code afin que les dizaines de milliers de contractants opérant en Irak soient couverts par les lois américaines telles qu’elles sont appliquées au personnel militaire, mais le ministère tarde à agir. Par conséquent, des milliers de soldats privés lourdement armés déployés en Irak bénéficient d’une immunité virtuelle vis-à-vis des lois tant irakiennes qu’américaines. En décembre, un salarié de Blackwater aurait ainsi abattu un garde du corps du vice-président Adel Abdoul Mahdi lors d’une dispute. Le coupable a été immédiatement rapatrié et n’a été inculpé d’aucun crime.

Le 19 septembre, le Premier ministre irakien Nouri Kamal Al-Maliki a déclaré que l’incident de dimanche était le septième de ce genre impliquant Blackwater. Le gouvernement irakien menace d’expulser la société, une mesure qui aurait de terribles répercussions sur les opérations américaines sur place.

La Maison-Blanche et le département d’Etat devraient sans doute s’opposer à toute tentative irakienne d’expulser la société. La question est d’ores et déjà source de vives tensions entre les deux capitales. Si les Etats-Unis contraignaient Bagdad à accepter malgré tout la présence de Blackwater, ils risqueraient de faire passer le gouvernement irakien pour un pantin impuissant.
Depuis des années, le gouvernement et les membres du Congrès discutent du recours intensif à des sociétés de sécurité en Irak. Il s’agit du plus important déploiement de contractants privés sur le champ de bataille depuis la Renaissance, quand des princes louaient les services d’armées privées pour mener leurs guerres. Chaque incident meurtrier attise les flammes du débat, sans que l’on soit parvenu à s’entendre sur les moyens de contrôler ces soldats privés qui écument l’Irak et touchent des salaires versés par le gouvernement des Etats-Unis.

La fusillade de dimanche, un "crime", selon les autorités irakiennes, a obligé les responsables américains à suspendre provisoirement les missions des contractants en tant que gardes du corps. Elle a remis sur le tapis à Washington la question de ces sociétés privées. D’après plusieurs membres du Congrès et des analystes indépendants, le système de contrôle de ces milliers de combattants privés est manifestement inapproprié. Ils appellent à ce que de nouvelles lois soient votées sur le statut des contractants, en particulier ceux qui portent des armes. Même les associations professionnelles représentant le secteur ont réclamé de nouvelles réglementations pour faire rentrer dans le rang les agents qui agressent des civils irakiens ou violent les termes de leur contrat avec le gouvernement des Etats-Unis.

Blackwater serait désormais le principal maître d’ ?uvre de la sécurité diplomatique pour le compte du département d’Etat en Irak, si bien qu’il est pratiquement impossible à ce dernier de fonctionner sans la société, du moins à court terme. En outre, Blackwater vient de se voir attribuer un nouveau contrat important par les Affaires étrangères américaines, preuve des relations étroites qui lient le département et l’entreprise.

"Si tout le personnel de Blackwater devait quitter le pays, il n’y aurait plus personne pour gérer la sécurité de la mission diplomatique à Bagdad, à part l’armée américaine", conclut l’un des responsables d’une société concurrente. "A mon avis, ils vont trouver un moyen de se sortir de l’impasse. Mais il est certain que du côté irakien, la colère monte."

John M. Broder et James Risen

Repères :

 ? 20 000 à 30 000 civils travaillent pour les Etats-Unis en Irak en tant que contractants militaires privés. Mais le nombre total de civils travaillant en Irak pour le compte du Pentagone est supérieur aux 160 000 hommes déployés par l’armée américaine sur le terrain.
 ? Le département d’Etat (le ministère des Affaires étrangères) emploie environ 2 500 gardes de sécurité, essentiellement pour protéger les diplomates américains et les installations sensibles.
 ? Les trois principaux contractants du département d’Etat sont Blackwater, DynCorp International et Triple Canopy. La plupart de leurs employés sont d’anciens membres des forces spéciales américaines.



Sur le même thème :

- Les "chiens de guerre" de Blackwater haïs à Bagdad

Jeff Danziger - Le Courrier international, le 21 septembre 2007
John M. Broder et James Risen - The New York Times, via le Courrier international, le 21 septembre 2007