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Israël et son architecture oppressive d’occupation
vendredi 31 août 2007 - Eyal Weizman - Socialist Worker online

Interview d’Eyal Weizman.

L’architecte israélien dissident Eyal Weizman explique les mécanismes de l’occupation israélienne à Anindya Bhattacharyya.


Cisjordanie occupée, 1999. Un groupe de colons israéliens se plaint de ce que la réception sur téléphone portable est coupée dans un virage de la route qui mène de Jérusalem à leurs colonies.

La compagnie de téléphonie mobile Orange est d’accord d’ériger une antenne sur une colline qui domine le coude de la route.

La colline appartient à des agriculteurs palestiniens, mais comme la réception par téléphone portable est une « question de sécurité », l’érection du pylône peut avancer sans l’accord des agriculteurs.

D’autres compagnies sont d’accord d’amener l’électricité et l’eau au site de construction, sur la colline.

En mai 2001, un agent israélien de la sécurité s’installe sur le site et se connecte aux réseaux d’eau et d’électricité. Ensuite, sa femme et ses enfants viennent habiter avec lui.

En mars 2002, cinq autres familles les ont rejoint pour créer l’avant-poste de colonisation Migron. Le Ministère israélien de la construction et de l’habitat construit une garderie pour enfants, pendant que des dons étrangers permettent la construction d’une synagogue.

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Migron

A la mi-2006, Migron est une colonie illégale à part entière, comptant 60 caravanes établies près d’une antenne sur une colline et dominant les terres palestiniennes en contrebas.

Ce compte-rendu détaillé d’un simple exemple de la colonisation, en cours, de la Palestine par Israël, apparaît dans les premières pages du nouveau livre fascinant d’Eyal Weizman, l’architecte israélien dissident. Intitulé « Hollow Land : Israel’s Architecture of Occupation », c’est le compte-rendu extraordinairement détaillé de la manière exacte dont l’occupation travaille en pratique, un compte-rendu qui se focalise sur l’organisation physique de l’espace et sur la dynamique politique qui lui donne forme. Ce livre de 300 pages est truffé de photographies et de diagrammes fascinants qui projettent une lumière révélatrice sur quasiment tous les aspects de l’occupation.

Le logement

Le livre explique la manière dont les projets de logement à Jérusalem recourent à un recouvrement à l’aide d’un type de pierre spécifique, pour donner aux maisons une allure « biblique », ou encore l’utilisation de miroirs sans tain aux postes de frontière de Cisjordanie.

Eyal Weizman a commencé à travailler sur ce livre en 2001 lorsqu’il fut chargé par B’Tselem, organisation israélienne des droits de l’homme, d’aider à documenter la manière dont les droits des Palestiniens étaient bafoués par la planification des colonies israéliennes en Cisjordanie. Ce travail est ensuite devenu une exposition et un livre intitulé « Une occupation civile ». L’association israélienne des Architectes a pris en charge le projet - mais seulement pour empêcher l’exposition d’être montrée, puis détruire 5.000 exemplaires de l’ouvrage.

Aujourd’hui, Eyal Weizman vit et travaille à Londres où il dirige le Centre pour la Recherche en Architecture du Goldsmiths College. Ses étudiants travaillent sur divers projets semblables qui combinent analyse architecturale et analyse politique, y compris des études sur Dubaï, Beyrouth et les protectorats des Nations Unies en ex-Yougoslavie.

J’ai demandé à Eyal ce qui l’avait incité à écrire un livre et quelle était la signification de son sous-titre qui fait référence à l’« architecture d’occupation ». « Au cours de mon travail, il m’est apparu de plus en plus que l’occupation toute entière, toute la formation du terrain lui-même, pouvait être pensée à la manière dont vous réfléchissez la structure d’un bâtiment », dit-il. « Cela m’est d’abord venu à la lecture des accords d’Oslo de 1993. La partition du territoire qui y est mise en avant n’est pas bidimensionnelle mais tridimensionnelle - il s’agit de cloisonner un volume bien plutôt qu’une terre, en donnant aux Palestiniens quelques bouts de terre tout en gardant pour Israël les réserves d’eaux souterraines et l’espace aérien. Dès le moment où vous imaginez la géopolitique à l’ ?uvre dans un volume comme ça, l’architecture entre en scène ».

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Pisgat Zeev et le camp de réfugiés palestinien de Shulafat, Jérusalem.
(Ph. Milutin Labudovic, 2002)

Cette analogie l’a conduit à envisager comment l’analyse architecturale pourrait être appliquée à une situation militaire et politique : « Par exemple, quel est l’instrument d’analyse le plus fondamental que vous employez quand vous êtes étudiant en architecture et que vous voulez comprendre un bâtiment ? Vous en dessinez une coupe transversale. En fait, le livre "Hollow Land" est structuré comme une coupe à travers l’ensemble des Territoires occupés. Le premier chapitre porte sur les réserves d’eaux souterraines. Il considère ensuite l’archéologie, puis les vallées, les collines et finalement l’espace aérien. C’est une série d’épisodes qui constitue un volume, couche après couche, chapitre après chapitre. Vous pouvez ainsi penser l’ensemble de l’occupation comme si c’était une sorte de bâtiment complexe, comme un aéroport ou un centre commercial, avec des couloirs de sécurité entrant et sortant, et parcourus de mouvements. »

Cette focalisation sur l’organisation matérielle de l’avancée d’Israël en Cisjordanie peut avoir l’air plutôt aride, mais en réalité, l’accumulation implacable et patiente de détails dans « Hollow Land » place la catastrophe humaine de l’occupation dans une lumière encore plus crue.

Une section du livre particulièrement glaçante discute des techniques militaires israéliennes employées pour envoyer des escouades d’assassins dans l’espace urbain dense des localités palestiniennes. Plutôt que d’emprunter les ruelles et les allées des localités - et de risquer des embuscades - les soldats israéliens se font un passage en ligne droite jusqu’à leur cible. Ils découpent des trous dans les murs mitoyens des maisons d’habitation et progressent tout droit en passant littéralement par le salon des gens. Pour entraîner les troupes d’occupation, les Israéliens ont construit dans le désert du Néguev une localité palestinienne factice dont les bâtiments disposent déjà de trous découpés dans leurs murs. Les Etats-Unis ont maintenant construit de tels villages factices afin d’entraîner les troupes pour l’occupation de l’Irak.

« Hollow Land » ne se contente pas de documenter la forme de l’occupation israélienne, le livre explore également la dynamique qui a créé cette forme à l’origine. « Il s’agit de la manière dont la politique, la culture et d’autres forces s’inscrivent elles-mêmes dans la forme organisationnelle du paysage », dit Eyal. « L’idée, c’est que vous regardiez une réalisation ou un projet architectural et que vous l’étudiez comme une conséquence de conflits, de forces, de pratiques et ainsi de suite. Si bien que la forme devient une espèce de diagramme des forces qui l’ont créée - le processus s’est figé dans la forme ». Un exemple de ceci est donné par la colonie de Migron décrite au début du livre, et qui surgit de l’interaction d’une foule d’acteurs - colons israéliens, compagnie de téléphonie mobile, sociétés de services, institutions de l’Etat, armée et ainsi de suite.

Eyal tient absolument à insister sur la manière dont « les colonies émergent du chaos organisationnel ». Il est dans la nature même de l’occupation d’être de l’ordre d’une « coordination non coordonnée » dans laquelle le gouvernement octroie des degrés de liberté à des éléments brutaux pour ensuite nier son implication. Il dit que tout ceci est caractérisé par des « micro-processus qui deviennent les roues de processus plus larges ».

Le Mur

Un exemple clé de ceci est donné par la construction du « mur de séparation » dans les Territoires occupés - une énorme barrière destinée à séparer les Palestiniens en minuscules enclaves tout en annexant à Israël de vastes parts de la Cisjordanie.

Le mur est violemment controversé, même en Israël, et son tracé exact fait constamment l’objet de contestations. Résultat : le mur serpente à travers la Cisjordanie d’une manière étrangement capricieuse, faisant parfois un écart à l’est pour englober une colonie israélienne illégale, puis à d’autres moments repoussé de nouveau à l’ouest.

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La "souplesse" du Mur

« Toute la finesse réside dans le fait de comprendre la souplesse du mur sans la justifier en la jugeant bénigne : c’est au contraire une flexibilité dangereuse ! », dit Eyal. « Mais ce que le tracé du mur enregistre surtout, c’est l’opposition qu’il suscite - les requêtes incessantes des ONG israéliennes auprès de la Cour suprême israélienne ainsi que les manifestations hebdomadaires des associations israéliennes de droits de l’homme, par exemple. »

En une analogie frappante, Eyal suggère que l’éventail des tracés possibles pour le mur cartographie le spectre de la politique israélienne officielle : les ?colombes’ cherchant un mur aussi proche que possible des frontières d’avant 1967, et les ?faucons’ souhaitant repousser le mur vers la Jordanie. Le tracé du mur reflète la dynamique de ces deux forces.

Mais pour Eyal, le problème est que de rudes batailles autour du tracé précis du mur peuvent bien échouer à mettre en question l’existence même du mur. « Ces micro-actes politiques de résistance sont paradoxaux parce que, en poursuivant le moindre mal, ils permettent au pire d’exister et de fonctionner », dit-il. « L’opposition au mur devient partie intégrante de ce qui le dessine - elle se fait complice du mur. »

Eyal soutient que ce paradoxe fait partie d’un modèle plus large au moyen duquel l’occupation a absorbé et incorporé les vues des organisations des Droits de l’Homme et des ONG actives dans les Territoires occupés.

Les Droits de l’Homme

« Dans certains cas, des organisations de droits de l’homme ont fini par influer sur les plans de checkpoints », note-t-il. « Elles finissent par soutenir l’occupation. Elles s’adressent à l’armée pour plaider certaines choses. Un gouvernement a toujours besoin de carottes et de bâtons : il n’opère pas seulement en recourant aux menaces, mais en assimilant l’opposition dans un système de gouvernement. »

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Checkpoint à Naplouse

Un exemple en est donné par la dépendance des Palestiniens de Gaza à l’égard de l’aide alimentaire venant de donateurs internationaux. « Si des organisations humanitaires ne nourrissaient pas les Palestiniens de Gaza, il y aurait une crise - environ 1,8 million de Palestiniens vivent de l’aide internationale », dit-il. « Par conséquent, une part significative des renseignements israéliens s’applique à surveiller les niveaux de faim à Gaza et à la maintenir juste à un niveau que le monde tolérera. Ce niveau varie : un niveau de faim qui n’aurait pas été toléré dans les années 90, est maintenant accepté. »

Eyal est conscient que ceci peut paraître « anti-humanitaire » mais il insiste sur le fait qu’il n’est pas en train de suggérer que les ONG devraient simplement laisser tomber, et abandonner les Palestiniens à leur destin. Il s’agit bien plutôt de reconnaître clairement que même les organisations humanitaires les mieux intentionnées et les plus bienveillantes opérant dans les Territoires occupés sont, jusqu’à un certain point, complices et participent du problème.

Finalement, Eyal se dit pessimiste quant aux perspectives d’avenir, aujourd’hui, pour les Palestiniens. Il croit que la folie et la terreur de l’occupation résultent, en première part, des paradoxes de la tentative de partage du pays en territoires « israéliens » et « palestiniens » séparés. « Vous devez comprendre l’idée qui guide l’occupation israélienne, à savoir : comment résoudre le paradoxe qui consiste à maintenir un contrôle d’ensemble tout en assurant la séparation ? », dit-il. « C’est très différent des autres types de géographie coloniale - par exemple, les ?bantoustans’ dans l’Afrique du Sud de l’apartheid, étaient des zones particulières, déterminées, alors qu’avec Israël et la Palestine, vous avez des revendications qui se chevauchent sur les mêmes sites intriqués dans des réseaux séparés, s’excluant mutuellement et qui essaient de ne jamais se croiser. »

Cette combinaison de colonies et de camps arrangés dans l’espace, reliés par des ponts et des tunnels, a une longue histoire. « C’est quelque chose que vous trouvez dès la première tentative de partager Israël et Palestine », note Eyal. « Si vous regardez des plans préparés pour la Ligue des Nations, par des diplomates et des cartographes dans les années 20 et 30, durant la période du Mandat, vous verrez que personne ne pouvait trouver une ligne séparant Israël de la Palestine : c’est toujours une affaire de construction de ponts et de tunnels au-dessus ou en dessous du territoire de l’autre afin de maintenir une continuité. Tout au long du livre, ma critique porte dès lors sur la politique de partition. Je cherche à montrer en quoi la partition est paradoxale - et qu’elle ne peut tout simplement pas marcher concrètement. »


Sur le même thème :

- « Architectures israéliennes », par Vincent Lemire
- Passer à travers les murs, par Eyal Weizman

Eyal Weizman - Socialist Worker online, le 21 août 2007
Traduit de l’anglais par Michel Ghys