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Guide de l’évacué
jeudi 15 septembre 2005 - Gideon Lévy - Ha’aretz

Une maison avec deux toits de tuiles rouges et deux entrées, une pelouse verdoyante à l’avant, une rangée d’arbres en fleurs, un ciel bleu et un nuage de fumée s’élevant de la cheminée. C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, la jeune Ashwaq Atrash a dessiné la maison de ses rêves sur un mur de leur « caravilla » à eux. Sa famille a elle aussi été « évacuée » de sa maison et elle aussi sur ordre administratif, mais leur maison se trouvait sur une terre privée qui appartient à la famille depuis des générations. La caravilla de remplacement a elle aussi été construite avec des deniers publics, tout comme chez nous, mais simplement sans l’intervention du « service d’Aide aux Résidents de Gaza et du Nord de la Samarie » [mis sur pied dans le cadre de l’évacuation des colons - NT] : quelques voisins ont apporté leur contribution de briques et de ciment, puis Yossef Atrash - invalide depuis qu’il a été blessé par les coups des soldats lors d’une des « évacuations » de sa maison et que des vertèbres cervicales ont été fêlées - l’a construite de ses mains.

La « caravilla » : une maison inachevée, d’une pièce, avec son entrée, un toit qui perce et des toilettes. C’est dans cette pièce que chaque nuit, se rassemble toute la famille Atrash, 12 âmes, sans compter les petits-enfants - les enfants de Manal emprisonnée - qui passent eux aussi à l’occasion leurs nuits ici. En été, plusieurs d’entre eux dorment à la belle étoile pour alléger l’insupportable surpeuplement ; en journée, cette chambre à coucher et chambre d’enfants sert aussi de cuisine. Dimanche passé, une des filles était là occupée à faire la vaisselle : dans une cuvette métallique posée par terre, entre les matelas, elle versait un peu de savon et un peu d’eau et enlevait les restes du repas de la veille.

Le réchaud à gaz est placé dans un coin, sur une table branlante. Les hôtes sont reçus dans le vestibule qui sert aussi de salle de bain : au dessus du lavabo fixé au mur du vestibule, sont suspendues les brosses à dents de la famille Atrash. La vitre de la fenêtre a été brisée par des pierres lancées par des soldats, apparemment pour le plaisir, il y a quelques semaines. C’est ici que les membres de la famille Atrash passent un bon moment. Et ce bon moment, ils le vivent ainsi depuis qu’Israël a détruit par trois fois leur maison.

Nous sommes venus ici lors d’une des « évacuations ». En mars 1998, nous sommes venus dans les ruines de leur deuxième maison. Nous avions bu du thé au milieu des décombres. Les Atrash s’étaient alors dressé une tente. Le soleil printanier frappait en bas un paysage de collines, de vignobles et de colonies. Un convoi de jeeps avait tout à coup surgi de la vallée. Ceux-là aussi venaient pour évacuer des civils avec détermination et sensibilité : en quelques minutes, l’endroit ressemblait à un champ de bataille. Zouhour, la mère, a été brutalement traînée par terre, la robe retroussée, le corps se heurtant et s’égratignant aux pierres, quatre soldats et policiers armés lui donnant sans pitié des coups de pieds.

C’était après que Zouhour se soit couchée sur le capot d’une des jeeps pour tenter de faire obstacle de son corps à l’évacuation, son acte de « Stalingrad » à elle. Personne ne l’a étreinte, alors. Manal, la fille, a surgi, essayant de libérer sa mère entravée des coups des soldats, et les cris de la mère et de la fille troublaient la paix de la vallée. Personne n’a pris la peine de leur expliquer alors pourquoi les expulseurs étaient venus. « Jetez-les près des arbres », a ordonné le garde-frontières après que la troupe soit parvenue à menotter aussi Manal qui avait résisté courageusement.

Poussant des cris, elles ont été jetées sur le ventre, liées, au milieu des oliviers, et Wa’ad, petite fille d’un an, est restée seule, en pleurs et terrifiée, à l’ombre de la tente. Ra’ad, qui avait alors trois ans, pleurait lui aussi. Une femme policier, Zehavit Ben Abou, a attrapé Manal par les cheveux, alors que la jeune fille était entravée, et l’a tirée à toute force. Manal a crié de douleur. Houssam, qui avait alors 18 ans, a surgi de la tente et a lui aussi été attaché tout en recevant des coups. « Le gamin fait de l’asthme », a crié sa mère, en vain.

Yossef, le père, qui suivait à l’écart toute cette scène déchirante, voyant, impuissant, ses proches liés, battus avec une cruauté sans limite, a lui aussi été attaché et frappé au cou. Le couple des parents et deux de leurs enfants, Manal et Housssam, ont été emmenés en détention lorsque les soldats sont venus achever leur mission : confisquer la petite bétonnière (que Yossef avait amenée auprès de sa tente) de peur qu’il n’essaie de reconstruire sa maison détruite.

C’étaient les mêmes soldats, les mêmes garde-frontières, les mêmes policiers. A la place des embrassades, les coups ; à la place des larmes, les aboiements ; au lieu des préparations psychologiques et des interminables négociations, les coups de pieds ; au lieu de l’emballage des biens de la famille, la démolition de la maison sur tout ce qui se trouvait à l’intérieur ; au lieu des généreuses indemnités, la confiscation brutale de la bétonnière. La même armée de défense d’Israël, la même police des frontières, la même police, le même gouvernement.

Les soldats n’avaient alors, ô miracle, pas eu besoin de réhabilitation psychologique suite à une évacuation « traumatique ». Pas de traumatisme et pas d’histoires. La démolition d’une maison sur tout ce qui se trouve à l’intérieur et les brutalités à l’égard de tous ses habitants, dont des enfants et des bébés, ne laissent pas de cicatrices sur l’âme tendre. Les victimes étaient palestiniennes.

Les cicatrices sont restées gravées chez les Atrash et aucun remède offert. Yossef est devenu invalide à 70% à cause du coup reçu aux vertèbres cervicales. Il est retourné cette semaine en Jordanie pour recevoir des soins médicaux. Il a aussi été réduit au chômage après avoir été contraint de vendre son taxi pour subvenir aux besoins de sa famille. Cet homme maigre et paisible est devenu amer et nerveux, parfois même violent. Leur fils Hamzi a dû arrêter ses études secondaires pour contribuer aux revenus de la famille quand son père a cessé de travailler. En septembre 1999, un an environ après leur deuxième évacuation, Zouhour a été arrêtée à l’entrée du Tombeau des Patriarches, en possession d’un couteau de commando. Elle doit aux seuls efforts de son avocate dévouée, Léa Tsemel, qui a expliqué au tribunal les circonstances particulières de sa vie, et à la rare humanité manifestée alors par le juge militaire Netanel Bénichou et le procureur militaire Daniel Cohen, d’avoir été libérée après une semaine.

Sa fille Manal gardait pour elle depuis lors ses souvenirs de terreur jusqu’à ce que, le 15 mai de cette année, elle se fasse prendre elle aussi, menaçant d’un couteau des garde-frontières à l’entrée du Tombeau des Patriarches. Elle est toujours détenue dans une prison israélienne, attendant d’être jugée. Sa mère dit que la démolition l’a ébranlée psychologiquement. Elle a épousé un Bédouin israélien et son mariage est allé à vau-l’eau. Dans la petite maison qui a été reconstruite, s’agitent maintenant ses trois enfants, ballottés entre la maison de leur père dans le Néguev et la maison de leur grand-mère. C’est leur quatrième démolition de maison, la destruction de leur famille.

Cette semaine, après l’évacuation du Goush Katif, nous sommes retournés chez les Atrash, au sud du mont Hébron, dans la direction de la colonie de Beit Haggai.

Camions et voitures particulières avancent lentement par crainte de verser dans le précipice. C’est la voie alternative, rocailleuse, pour les Palestiniens qui veulent à tout prix se rendre à Hébron en voiture. Les abords de la maison des Atrash sont encore semés des décombres de leurs trois précédentes maisons. Des débris de béton entremêlés de tiges métalliques, des restes de la cuve d’eau et de canalisations. La nouvelle maison n’est pas encore achevée et on peut se demander si elle le sera un jour : les murs sont plâtrés mais non recouverts, une partie des murs extérieurs de la maison sont couverts de marbre offert par les voisins, ailleurs le marbre est parti et les murs restent à nu. La porte d’entrée qui est passée par toutes les démolitions, a été remontée une nouvelle fois. Le raccordement à l’électricité a été piraté, la municipalité leur ayant coupé le courant à cause de leurs dettes.

L’intérieur de la maison offre une combinaison surprenante de misère et de propreté. Il n’y a pas de meubles en dehors de deux armoires à moitié démolies et sauvées des dents des bulldozers, et de quelques chaises en plastique, fatiguées. Leur poste de télévision a été enseveli et ils l’ont remplacé par un vieux récepteur acheté 50 shekels. Le ventilateur est la contribution d’une connaissance. Un groupe de Juifs et d’Arabes les ont un moment aidés à construire cette maison mais ces bonnes gens ont disparu, laissant Zouhour à son amertume : « L’un d’eux avait promis d’apporter des meubles ».

C’est une femme forte et déterminée, solidement bâtie. Quasiment rien dans son visage agréable ne décèle les événements des dernières années qui ont fait de sa famille, de normale qu’elle était, une famille brisée. Cette femme qui a été traînée, hurlante d’effroi, là par terre, s’exprime maintenant calmement. L’indemnité de 465 shekels par mois allouée par l’association locale d’assistance leur a été récemment supprimée ; leurs sources de revenus se trouvent ainsi presque totalement taries. Houssam, qui s’est marié, aide un peu - il loge avec ses enfants dans une pièce de l’autre aile de la « caravilla » - et Hamzi, qui a quitté l’école, recherche du travail occasionnel à Hébron qui plie sous le chômage.

Hier, Zouhour a rencontré l’épicier à qui elle doit 500 shekels depuis deux ans et son visage était grave. Mais elle n’a pas de quoi le payer. Pendant un an et demi, ils ont vécu sous tente jusqu’à ce qu’ils aient reconstruit cette demi maison que Zouhour appelle « un abri temporaire contre la chaleur et le froid ». Mais le toit et les murs minces ruissellent en hiver. L’administration civile ne les harcèle plus avec ses ordres de destruction. Peut-être a-t-elle renoncé, peut-être ses gens reviendront-ils démolir pour la quatrième fois cette « construction illégale », dans un pays où toutes les colonies sont parfaitement illégales.

Ra’ad, qui avait alors trois ans, circule maintenant avec sa casquette rouge de baseball. Après l’incident de la bétonnière, raconte sa mère, de terreur pas un son n’est sorti de sa bouche durant 20 jours. Hamzi, qui avait un an à la démolition de la première maison, neuf ans à la démolition de la deuxième, et 15 ans à la démolition de la troisième, est devenu presque un homme. Tous les enfants sont bien soignés, on ne sait trop comment. Hamzi explique que tous ses livres scolaires ont été perdus dans les démolitions, que les soldats ne les lui ont pas emballés. De quoi encore te souviens-tu ? « De quoi je peux me souvenir ? Je me souviens d’avoir essayé de rejoindre la maison pour sauver les livres et alors les soldats m’ont frappé et ils ont frappé mes parents ». Quoi encore ? « Ils ont frappé Manal et papa a été en prison pendant 15 jours avant d’être libéré sous caution ».

Zouhour soupire : « Nous étions une bonne famille. Une famille ordinaire. De bons enfants. Maintenant nous n’avons pas de maison, pas de travail, et Yossef lui-même n’est plus ce qu’il était. Pendant 18 ans, nous nous sommes battus pour cette maison. Nous n’avons nulle part où aller. L’été, ça va encore : les enfants dorment dehors, mais qu’est-ce que ce sera en hiver ? »

Vous avez vu les images de l’évacuation à Gaza ? La voix de Zouhour s’élève tout à coup et son rire éclate, amer : « Que vous dire ? Impossible de faire une comparaison entre eux et nous. J’ai vu les soldats tapotant l’épaule des colons, les embrassant chaleureusement et leur donnant la clé de leur nouvelle maison. Je les ai vus donner 250 000 dollars à chaque famille. Moi, ils m’ont jetée par terre, pendant qu’ils frappaient mes enfants. Je n’avais pas d’eau à boire et aucun d’eux ne s’en souciait. Malgré cela, à cause de mon expérience, et bien que ce soient des colons, je me suis un instant identifiée à eux parce que je savais ce par quoi ils passaient, parce que je sais ce que c’est de détruire une maison.

« Ce qu’il est plus important de savoir, c’est que la terre sur laquelle est construite notre maison est enregistrée à notre nom au cadastre. Là-bas, ce n’est pas leur terre. Ils les ont laissé évacuer leurs meubles et moi, il ne me reste qu’une armoire disloquée. La même armoire depuis 27 ans. Le bulldozer nous a tout pris. Je me souviens de notre machine à lessiver. Maintenant, je lave à la main et c’est très dur pour moi. Il y a des femmes qui ont de la chance et dont le mari leur achète une machine à laver. Mais ce n’est rien, ça, à côté de la vie détruite de mon mari. A cause de sa blessure, il ne peut pas travailler.

« J’ai une dure expérience et j’ai de la sympathie pour les colons évacués, mais on ne peut pas comparer entre nous. Ils ont de l’eau, de l’argent, une nouvelle maison et leurs enfants ne souffriront pas. Je propose aux colons de retourner en un lieu parfaitement sûr pour eux et de s’installer en Israël. Ne les envoyez pas ici ; ici il n’y aurait que des problèmes. Si le gouvernement me faisait évacuer et me faisait aller en un lieu sûr, j’accepterais. Pourquoi ferais-je des problèmes ? Si on me proposait une maison en Israël, je n’irais pas parce que ce n’est pas mon pays. Israël, c’est leur pays et ils doivent aller s’installer là-bas. C’est le plus sûr pour eux.

« J’ai vu des soldats pleurer. Ils n’ont pas pleuré pour moi. Moi, ils m’ont seulement frappée. Ils m’ont vue, traînée par terre, après avoir subi une césarienne, et ils m’ont donné des coups de pieds. Aucun d’entre eux ne s’est identifié à moi. Aucun n’a eu pitié de moi. Je sais que ces colons ne sont pas de bonnes gens mais il y a eu un moment où je me suis identifiée à eux, cet instant où on démolit votre maison, mais sur quoi pleurent-ils ? Si seulement j’étais à leur place ! C’est vrai qu’une maison, ce sont des souvenirs, même une tente ce sont des souvenirs, mais tout le reste est tellement différent entre nous. Ceci est la terre de nos grands-parents et quel crime avons-nous commis ? Qu’ont fait mes enfants ? »

Hamzi écoute en silence. Puis il a demandé à dire quelque chose lui aussi : « Si j’étais fils de colon, on m’emmènerait en voiture à l’école. J’ai été pendant dix ans un élève brillant, jusqu’en classe de 10e et quand ils ont démoli la maison, toute ma vie a fait marche arrière ». Zouhour est revenue aux images des colons en larmes : « C’est moi qui dois pleurer à tout jamais ».


[i] Je me contente de transcrire le mot hébreu, lui-même fait de la contraction des mots caravane et villa. La « caravilla » est une unité d’habitation préfabriquée. A Nitzan, à la veille de l’évacuation des colons de Gaza, c’est tout un quartier de « caravillas » qui a été construits pour l’hébergement des colons évacués. (NdT)

Gideon Lévy - Ha’aretz, le 9 septembre 2005
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys
Publié par la CCIPPP