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L’autre guerre : des vétérans d’Irak témoignent
samedi 4 août 2007 - Chris Hedges et Laila Al-Arian - The Nation

Le journalisme tel que pratiqué par Ed Murrow, Terry Anderson, Jonathan Randall, Walter Cronkite ou Bob Woodward, pour ne citer que quelques grands noms de l’histoire de la presse américaine, n’est pas mort. En voici une preuve : une remarquable enquête du magazine américain The Nation sur l’attitude des troupes d’occupation américaines vis-à-vis des populations civiles irakiennes. « Pour vaincre, il faut conquérir les c ?urs et les esprits », affirmaient les stratèges du Pentagone lors de la guerre du Vietnam. Leur avertissement était resté vain. Comme le prouvent les pages qui suivent, aujourd’hui en Irak, il s’agit d’une leçon que l’armée américaine n’a toujours pas comprise...


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Camilo Mejia, 31 ans, se rappelle son arrivée après qu’un homme ait été décapité par une mitrailleuse lourde devant son jeune fils. (Photos : The Nation)

Au cours des derniers mois, The Nation a interviewé cinquante vétérans qui ont combattu dans la guerre d’Irak, originaires de tous les Etats-Unis, afin de connaître l’impact de quatre ans d’occupation sur les citoyens irakiens moyens. Ces vétérans, dont certains portent des cicatrices physiques ou mentales, et dont beaucoup sont venus à être contre l’occupation, décrivent un aspect brutal de la guerre que l’on ne découvre que rarement sur les écrans de télévision et dans les articles des journaux.

Leurs histoires révèlent des comportements inquiétants de la part des troupes américaines en Irak. Des douzaines de soldats interviewés ont vu des civils irakiens, dont des enfants, mourir sous les tirs américains. Certains ont participé à de tels actes ; d’autres ont porté secours à des civils blessés. Beaucoup ont entendu leurs camarades d’unité raconter dans le détail de tels faits. Les soldats, marins et Marines interviewés ont souligné que toutes les troupes n’avaient pas pris part à des massacres arbitraires. Beaucoup ont dit que ces actes étaient commis par une minorité. Mais ils ont néanmoins décrit de tels actes comme courants, et ont dit qu’ils faisaient rarement l’objet d’un rapport - et encore plus rarement d’une sanction. (...)

Les vétérans ont dit que la culture de cette guerre anti-insurrectionnelle, dans laquelle la plupart des civils irakiens sont présumés hostiles, empêchait les soldats de sympathiser avec leurs victimes - du moins jusqu’à leur retour aux USA, quand ils ont pu réfléchir.
« Je crois que quand j’étais là-bas, l’attitude générale était qu’un Irakien mort, c’est juste encore un Irakien mort, dit le caporal Jeff Englehart, qui a été affecté en février 2004 à la 1ère division d’infanterie à Baquba, pendant un an. Vous savez, et alors ? Les soldats croyaient honnêtement que nous étions en Irak pour essayer d’aider les gens, et ils étaient furieux de se sentir presque trahis. Tu vois, nous sommes ici pour vous aider, me voici, tu vois, à des milliers de miles de chez moi, en train d’essayer de vous aider, et vous essayez de nous tuer. Ce n’est qu’une fois rentrés chez nous que la culpabilité, alors, s’enracine vraiment ».

La guerre d’Irak est une entreprise vaste et compliquée. Pour son enquête, The Nation s’est concentré sur quelques aspects-clé de l’occupation, demandant aux vétérans de raconter en détail leurs expériences lors de patrouilles, de déplacements en convoi, de contrôles routiers, de raids et d’arrestations de suspects. De cette collection de choses vues se dégage un thème commun. Les combats en zones urbaines densément habitées ont conduit à l’usage arbitraire de la force, et à la mort, sous les tirs des troupes d’occupation, de milliers d’innocents. (...)

La haine contre les Irakiens décrite au Nation par les vétérans a été confirmée par un rapport du Pentagone publié le 4 mai. Selon ce sondage, conduit par la Direction des services médicaux de l’Armée, seulement 47% des soldats et 38% des Marines pensent que les civils doivent être traités avec respect et dignité. Seulement 55% des soldats et 40% des Marines disent qu’ils dénonceraient un camarade d’unité qui tuerait ou blesserait un non-combattant innocent. Ces attitudes traduisent le contact limité que les troupes d’occupation disent avoir avec les Irakiens. Ils voyaient rarement vu l’ennemi. Ils vivaient terrés dans des enceintes puissamment fortifiées, qui étaient souvent la cible d’attaques au mortier. Ils ne sortaient de leurs bases que prêts au combat. La frustration croissante de combattre un ennemi insaisissable et les effets dévastateurs des bombes au bord des routes, avec leur coût régulier en tués et blessés américains, ont conduit beaucoup de militaires à déclarer la guerre ouverte à tous les Irakiens.

Les vétérans ont décrit des tirs sans précautions dès être sortis de la base. Certains tiraient sur des bidons d’essence en vente au bord de la route, puis jetaient des grenades dans les flaques pour les enflammer. D’autres ouvraient le feu sur des enfants. Souvent, ces incidents mettaient en rage les témoins irakiens.

En juin 2003, l’unité du sergent-chef Camilo Mejia, de 53ème brigade de d’infanterie a été encerclée par une foule en colère, à Ramadi. Son escouade a ouvert le feu sur un jeune Irakien qui tenait une grenade, le criblant de balles. Le sergent Mejia vérifia son chargeur, plus tard, et calcula qu’il avait personnellement tiré onze balles dans le corps du jeune homme. « La frustration qui résultait de notre incapacité à répliquer à ceux qui nous attaquaient a conduit à adopter des tactiques qui semblaient uniquement destinées à punir la population locale qui les soutenait », dit le sergent Mejia.

Nous avons des récits, dans un cas confirmé par des photographies, que quelques soldats avaient tellement perdu leurs repères moraux qu’ils avaient moqué ou profané des cadavres irakiens. Une photo, parmi des douzaines confiées au Nation, montre un soldat américain faisant semblant de manger, avec sa petite cuillère réglementaire en plastique marron, la cervelle répandue d’un Irakien tué. « Prends une photo de moi et de cet enculé, a dit un soldat de l’escouade en mettant le bras autour d’un cadavre. Mejia se souvient que le tissu recouvrant le corps avait glissé, révélant que le jeune homme ne portait qu’un pantalon et qu’il avait été tué d’une balle dans la poitrine. « Merde, ils t’ont vraiment amoché, hein ? » rigola le soldat. La scène, dit Mejia, s’est passé devant les frères et les cousins du mort.

Dans les chapitres suivants, des tireur d’élite, des infirmiers, des policiers militaires, des artilleurs, des officiers et d’autres racontent leurs expériences dans des lieux aussi divers que Mossoul au nord, Samarra dans le Triangle sunnite, Nasiriya dans le sud et Bagdad au centre, en 2003, 2004 et 2005. Leurs récits révèlent l’impact de leurs unités sur les civils irakiens. (...)

Les raids

(...) Selon les entretiens avec 24 vétérans qui y ont participé, les raids sur les domiciles des Irakiens sont une réalité impitoyable de l’occupation. Les forces américaines, frustrées par des renseignements insuffisants, envahissent des quartiers où agissent les insurgés, pénétrant de force dans les maisons dans l’espoir d’y trouver des combattants ou des armes. Mais de telles prises sont rares, disent-ils. Bien plus fréquentes sont les histoires où les soldats prennent d’assaut une maison, saccagent l’intérieur dans leurs vaines fouilles, et laissent derrière eux des civils terrorisés qui tentent de réparer les dommages, et souvent entamer le long parcours pour retrouver la trace des membres de la famille arrêtés et emmenés comme suspects.

Les raids avaient normalement lieu entre minuit et cinq heures du matin, selon le sergent John Bruhns, 29 ans, qui estime avoir participé à près de mille descentes chez des Irakiens. Il a servi à Bagdad et à Abou Ghraib, tristement célèbre pour sa prison, à 30 kilomètres à l’ouest de la capitale, avec la 1ère division blindée, pendant un an à compter d’avril 2003. Ses descriptions des procédures lors des descentes sont identiques à celles de huit autres vétérans qui ont servi dans des endroits aussi divers que Kirkouk, Samarra, Bagdad, Mossoul et Tikrit. « On cherche à les prendre par surprise, a expliqué le sergent Bruhns. Il faut les prendre dans leur sommeil ». Une dizaine de soldats participe à chaque raid, dit-il, avec cinq postés à l’extérieur en protection et les autres pour fouiller la maison.

Les militaires, casqués, portant des gilets pare-balles et armés de fusils munis de lance-grenades, défoncent la porte à coups de pied, a raconté le sergent Bruhns, sans émotion apparente. « Vous foncez à l’intérieur. S’il y a des lumières électriques, vous les allumez. Sinon, vous avez des lampes torche. Vous grimpez l’escalier quatre à quatre. Vous vous emparez du père de famille. Vous l’arrachez de son lit devant sa femme. Vous le collez contre le mur. D’autres soldats font irruption dans les autres chambres et s’emparent de la famille, qui est regroupée. Puis vous entrez dans une pièce et vous la mettez à sac pour vous assurer qu’il n’y a pas d’armes.
Vous prenez l’interprète et vous prenez le père de famille, vous braquez votre arme sur lui, et vous demandez à l’interprète de lui demander s’il a des armes, de la propagande anti-américaine, quoi que ce soit qui permet de croire qu’il est mêlé à des activités contre les forces de la coalition.

Normalement, ils disent que non, parce que, normalement, c’est vrai, dit le sergent Bruhns. Alors, vous retournez le canapé. Vous ouvrez le frigo, s’il en a un, et vous jetez le contenu entier par terre. Vous retournez et vous videz tous les tiroirs. Vous ouvrez les placards et vous jetez tous les vêtements par terre. En fait, vous laissez sa maison comme après le passage d’un ouragan.
Et si vous trouvez quelque chose, vous l’arrêtez. S’il n’y a rien, alors vous lui dites « Désolé de vous avoir dérangé. Passez une bonne soirée ». Bref, vous venez d’humilier cet homme devant toute sa famille, sa famille que vous venez de terroriser, et vous avez dévasté sa maison. Et puis vous allez à côté, et vous recommencez une centaine de fois ». (...)

« Alors, vous avez tous ces soldats, et ils sont tendus à l’extrême, dit Bruhns. Et beaucoup de ces troupes pensent qu’une fois qu’ils auront enfoncé la porte, il y aura des gens armés à l’intérieur qui attendent d’ouvrir le feu sur eux ». Le sergent Dustin Flatt, 33 ans, a estimé avoir fait des descentes dans des « milliers » de domiciles à Tikrit, Samarra et Mossoul. Il a servi pendant un an avec la 1ère division d’infanterie à partir de février 2004. « Nous leur foutions une trouille infernale à chaque fois », dit-il. (...)

Le sergent-chef Timothy John Westphal, 31 ans, qui a servi dans la 1ère division d’infanterie à partir de février 2004, s’est souvenu d’un raid sur une ferme proche de Tikrit. « On nous avait dit que nous trouverions des insurgés. Quand j’ai braqué ma lampe, qui était fixée sur le canon de mon fusil, sur un dormeur, il s’est réveillé en poussant un cri remuer les tripes, à glacer le sang, un cri de terreur pure. Je n’ai jamais rien entendu de pareil. Il s’agissait d’un vieillard de 60 ans. Il n’y avait que les membres de sa famille. Nous n’avons rien trouvé. Je peux vous raconter des centaines d’histoires identiques, simplement avec une famille différente, à un moment différent, dans des circonstances différentes ».
Pour le sergent Westphal, cette nuit a marqué un tournant. « Je me souviens de m’être dit que je venais de terroriser quelqu’un alors que je servais sous le drapeau américain, et que ce n’était pas pour ça que je m’étais engagé dans l’armée ».

Le renseignement

Quinze soldats qui nous ont parlé ont dit que les informations qui motivaient ces raids provenaient généralement de renseignements humains - et qu’elles étaient généralement fausses. Huit vétérans nous ont dit qu’il était courant que les Irakiens se servent des troupes américaines pour régler des disputes familiales, des rivalités tribales ou des vendettas individuelles. Le sergent Jesus Bocanegra, 25 ans, a servi comme éclaireur à Tikrit avec la 4ème division d’infanterie pendant un an, jusqu’en mars 2004. Fin 2003, le sergent Bocanegra a fait une descente chez un homme d’âge moyen, parce que son fils avait dit aux militaires que son père était un insurgé. Après avoir fouillé la maison de fond en comble, les soldats n’ont rien trouvé. Plus tard, ils ont découvert que le fils voulait simplement récupérer de l’argent que le père avait enterré dans son jardin. (...)

Le sergent Larry Cannon, 27 ans, mitrailleur sur un blindé de la 1ère division d’infanterie, a passé un an à Tikrit, Samarra et Mossoul en 2004. Il a estimé avoir fouillé plus de cent domiciles, et a trouvé les raids futiles et enrageants. « Nous faisions une descente dans une maison à la recherche d’un suspect, et le type disait « Non, ce n’est pas moi, mais je sais où se trouve l’homme que vous cherchez ». Alors on se rendait à l’adresse indiquée, et le type là-bas nous disait « Non, ce n’est pas moi, mais je sais où il se trouve ». Et nous tournions comme ça toute la nuit, allant de raid en raid en raid ». (...)

Le sergent Bruhns dit qu’il a découvert des matériels illégaux environ une fois sur dix, une estimation à laquelle font écho d’autres vétérans. Au cours du millier de raids auxquels il a participé pendant son séjour en Irak, Bruhns dit être entré en contact avec seulement quatre « insurgés confirmés ».

Les arrestations

Même sous des prétextes aussi minces, ont dit certains soldats, tout Irakien arrêté pendant un raid était traité avec une suspicion extrême. Plusieurs ont rapporté avoir vu des hommes d’âge militaire détenus sans preuve, ou maltraités pendant les interrogatoires. Huit vétérans disent que les hommes étaient généralement entravés avec des menottes en plastique, la tête recouverte d’un sac. Alors que l’armée américaine avait officiellement interdit de mettre des cagoules aux prisonniers après la révélation du scandale d’Abou Ghraib, cinq soldats ont indiqué que la pratique n’avait pas cessé.

« On n’en avait pas le droit, mais ça se faisait quand même, a dit le sergent Cannon. Je me souviens qu’à Mossoul en janvier 2005, nous avions arrêté des types dans un raid et les avions mis à l’arrière du blindé. Ils vomissaient tellement ils étaient terrorisés. Certains se pissaient dessus. Pouvez-vous imaginer que des gens arrivent chez vous et vous emmènent sous les hurlements de votre famille ? Et que vous êtes vraiment innocent, mais vous n’avez aucune façon de le prouver ? Ce serait une chose vraiment, vraiment effrayante ». (...)

Bruhns, Bocanegra et d’autres ont dit que les violences physiques contre des Irakiens pendant les raids étaient fréquentes. « C’était juste des soldats qui se comportaient en soldats, dit le sergent Bocanegra. Vous leur donnez beaucoup de pouvoirs - trop de pouvoirs - et en un clin d’ ?il ils sont en train de donner des coups de pied aux détenus menottés. Comme vous êtes incapable d’attraper des insurgés, quand vous avez arrêté quelqu’un, vous vous dites « Oh, ça c’est un type capable de poser une mine au bord de la route » - et vous ne savez même pas s’il s’agit du bon mec - alors vous lui explosez la gueule à l’arrière du camion et puis vous l’emmenez en prison ».

Des dizaines de milliers d’Irakiens - des sources militaires en estiment le nombre à plus de 60 000 - ont été arrêtés et détenus depuis le début de l’occupation, laissant leurs familles louvoyer dans les méandres d’un système carcéral chaotique pour les retrouver. Les vétérans que nous avons interviewés ont dit que la plupart des détenus qu’ils ont connus étaient soit innocents, soit coupables d’infractions mineures. Le sergent Bocanegra dit que pendant les deux premiers mois de la guerre, il avait reçu l’ordre d’arrêter des Irakiens sur la seule base de leur tenue. « S’ils portaient des habits arabes et des bottes militaires, ils étaient considérés comme des combattants ennemis, et on les menottait et on les emmenait en prison, dit-il. Avec des critères aussi imprécis, sur cent types arrêtés, il y en au moins dix qui sont, vous voyez, innocents ». (...)

Les détenus d’Abou Ghraib se sont mutiné le 24 novembre 2003 pour protester contre leurs conditions de détention, et le caporal de réserve Aidan Delgado, 25 ans, était sur place. Il avait rejoint la 320ème compagnie de police militaire en avril 2003. Contrairement à ses camarades d’unité, Delgado n’a pas participé aux opérations de répression dans la prison, car il avait décidé, quatre mois plus tôt, de ne plus porter d’arme chargée.
Neuf prisonniers ont été tués et trois blessés quand les soldats ont ouvert le feu pour mater la mutinerie, et les camarades de Delgado sont revenus avec des photos des évènements. Il a été choqué par les images. « C’était très graphique, dit-il. Une tête éclatée. Une des photos montrait deux soldats à l’arrière du camion. Ils ouvrent les sacs à corps qui contiennent les cadavres des prisonniers tués d’une balle dans la tête, et un des soldats a sa petite cuillère pour les rations à la main. Il la tend pour prendre de la cervelle, souriant à la caméra. J’ai dit « Ils profanent ce cadavre. Il y a quelque chose qui ne va pas du tout ». Je suis devenu convaincu qu’il s’agissait de force excessive, et de brutalité ».

Le caporal Patrick Resta, 29, de la Garde nationale, a servi pendant neuf mois avec la 1ère division d’infanterie à Jalula, à partir de mars 2004. Il se souvient de l’officier commandant sa section affirmant à ses hommes que « la Convention de Genève n’existe pas du tout en Irak, et je suis prêt à vous le confirmer par écrit » (...)

L’ennemi

Les troupes américaines en Irak ne recevaient pas la formation nécessaire pour communiquer avec les civils irakiens, ni même pour les comprendre, selon 19 interviewés. Peu de soldats parlaient ou lisaient l’arabe. On ne leur proposait aucune formation sur l’histoire ou la culture du pays qu’ils contrôlaient. Les traducteurs étaient soit rares, soit incompétents. Les stéréotypes sur l’islam et les Arabes avec lesquels les soldats étaient arrivés en Irak se sont rapidement transformés, dans les bases et dans les rues des villes irakiennes, en racisme primitif. Le caporal Josh Middleton, 23 ans, a servi à Bagdad et à Mossoul avec la 82ème division aéroportée, de décembre 2004 à mars 2005. Il a expliqué que des soldats de 20 ans étaient passés des brimades de l’entraînement -« se faire engueuler chaque jour si leur fusil était sale » - aux rues irakiennes, où ils risquent leur vie. « Beaucoup de gars partageait l’idée, vous savez, que si ces gens ne parlent pas anglais et ont la peau plus foncée, ils ne sont pas aussi humains que nous, alors nous pouvons faire ce que nous voulons », dit-il. (...)

La culture, l’identité et les coutumes irakiennes, selon une douzaine au moins de soldats et de Marines interviewés par The Nation, étaient ouvertement ridiculisées en termes racistes, avec des soldats se moquant de la « bouffe hadji », de la « musique hadji » et des « maisons hadji ». Dans le monde musulman, le mot « hadji » décrit quelqu’un qui a fait le pèlerinage de La Mecque. Mais il est utilisé aujourd’hui par les troupes américaines de la même façon que « gook » était utilisé au Vietnam, ou « raghead » (« tête de torchon ») en Afghanistan. « Les Irakiens en général, et même les Arabes en général, étaient déshumanisés, dit le caporal Englehart. Il était très fréquent que les soldats américains leur donnent des sobriquets insultants, comme « jockey de chameau », ou « Djihad Johnny », ou « négro des sables ». Selon le sergent Geoffrey Millard, 26 ans, qui a servi à Tikrit en 2005 avec la 42ème division d’infanterie, et plusieurs autres interviewés, « ça devenait une haine raciste envers les Irakiens ». Et ce langage raciste, comme l’a souligné le sergent Milllard, a vraisemblablement joué un rôle dans le niveau de violence employé contre les civils irakiens. « En les insultant, dit-il, ils ne sont plus des personnes humaines. Ils sont juste des objets ». (...)

Les convois

Deux douzaines de soldats interviewés ont dit que ce mépris envers les civils irakiens était particulièrement évident lors des convois routiers. Ces convois sont les artères qui font vivre les forces d’occupation, transportant de l’eau, du courrier, des pièces détachées, de la nourriture et du carburant. Ces files de semi-remorques, qui appartiennent à des compagnies privées sous contrat avec le Pentagone, devaient être protégées par les forces américaines. En règle générale, selon les interviewés, les convois étaient composés de 20 à 30 camions, avec un véhicule militaire en tête, un autre à l’arrière, et au moins un autre au milieu. Des soldats accompagnaient parfois les chauffeurs dans la cabine de leurs semi-remorques.

Ces convois, omniprésents en Irak, sont également, pour beaucoup d’Irakiens, une source de violences gratuites.
Selon les descriptions données par 38 des vétérans interviewés qui ont escorté des convois, quand les colonnes de véhicules quittaient leurs bases puissamment fortifiées, elles fonçaient à travers des zones densément habitées à plus de 100 km/h. Obéissant à la règle que l’immobilité et la lenteur augmentent les risques d’attaque, les convois franchissaient les terre-pleins centraux en cas d’encombrements, ne tenaient aucun compte de la signalisation routière, roulaient sur les trottoirs, et heurtaient des véhicules civils pour les obliger à quitter la route. Des civils irakiens, dont des enfants, étaient souvent percutés et tués. Des vétérans ont dit qu’il leur était arrivé de tirer sur des conducteurs de véhicules civils qui se mêlaient au convoi ou qui tentaient de le dépasser, comme avertissement aux autres conducteurs de dégager la voie.

« Une cible en mouvement est plus difficile à atteindre qu’une cible immobile, alors la vitesse était votre amie, a expliqué le sergent Ben Flanders, qui a servi avec le 172ème régiment d’infanterie de montagne à partir de mars 2004, à Balad, où il était chargé de l’organisation des convois. Quand une bombe au bord de la route explosait, la vitesse et l’intervalle entre les véhicules étaient deux choses qui faisaient la différence entre être tué ou blessé, et vous en sortir indemne ». A la suite d’une explosion ou d’une embuscade, les soldats dans les véhicules d’escorte lourdement armés tiraient souvent au hasard pour décourager de nouvelles attaques, selon trois vétérans. Les rafales d’armes automatiques, qui peuvent tirer jusqu’à 1 000 coups par minute, ont laissé de nombreux civils morts ou blessés. (...)

Le sergent Flatt fait partie des 24 vétérans qui ont dit avoir vu ou entendu parler d’incidents où des civils sans armes ont été victimes de tirs ou d’accidents de la route. De tels incidents, ont-ils affirmé, étaient tellement nombreux que la plupart n’ont pas fait l’objet d’un rapport. Le sergent Flatt s’est souvenu d’un incident en janvier 2005, quand un convoi l’a dépassé sur une des grandes routes vers Mossoul. « Une voiture qui suivait s’est trop approchée de leur convoi, dit-il. Bref, ils ont ouvert le feu. Une balle a traversé le pare-brise et a atteint la passagère au visage. Son fils conduisait, et il y avait ses trois petites filles sur le siège arrière. Comme nous étions postés à l’entrée de l’hôpital de Mossoul, vers lequel la voiture s’est dirigée, j’ai clairement vu qu’elle était morte. Et j’ai vu que les trois petites filles pleuraient ». (...)

Les convois ne ralentissaient pas, ni même ne tentaient de freiner, quand un civil traversait la route devant les camions sans faire attention. Le sergent Kelly Dougherty, 29 ans, de la 220ème compagnie de police militaire de la Garde nationale du Colorado, s’est souvenue d’un incident survenu en janvier 2004 sur une autoroute au sud de Nasiriya, identique à de nombreux incidents racontés par d’autres vétérans. « Il y avait un petit garçon - je dirais qu’il avait une dizaine d’années - qui traversait la route avec ses trois ânes. Un convoi l’a écrasé. Quand nous sommes arrivés sur les lieux, il y avait les trois ânes et le petit garçon, tous morts. Nous étions furieux que le convoi ne se soit même pas arrêté, dit-elle. D’ailleurs, à en juger par les traces de coup de frein, les camions avaient à peine ralenti. Mais il est vrai que les ordres sont de ne jamais s’arrêter ». (...)

« Nous utilisons ces convois tellement vulnérables, qui probablement enragent les Irakiens plus qu’ils n’aident nos relations avec eux,)ï a dit le sergent Flanders, i[simplement pour nous procurer du confort, de la climatisation, des sodas, des jeux vidéo, des chaises pliantes, des cartes de v ?ux et des tee-shirts stupides ».

Les patrouilles

Les soldats et les Marines qui ont participé à des patrouilles de quartier ont dit qu’ils employaient souvent les mêmes tactiques que les convois - vitesse élevée et tirs agressifs - pour réduire le risque de tomber dans une embuscade, ou d’être victimes d’un engin explosif caché au bord de la route. Le sergent Patrick Campbell, 29 ans, qui a participé à de nombreuses patrouilles, a dit que son unité ouvrait le feu souvent et sans prévenir sur des civils irakiens afin de décourager des attaques.
« Chaque fois que nous prenions l’autoroute, dit-il, nous tirions des coups de semonce, ce qui causait toujours des accidents de la circulation. Le problème est que si vous ralentissez à un croisement donné plus d’une fois, c’est là que sera posée la prochaine bombe, parce qu’on sait que les insurgés surveillent tout. Alors, si vous ralentissez au même bouchon à chaque fois, c’est sûr qu’une bombe sera posée à cet endroit quelques jours plus tard. Donc vous voulez rouler le plus vite possible, ce qui entraîne des risques accrus pour tous les véhicules civils alentour.
Le premier Irakien que j’ai vu se faire tuer s’était trop approché de notre patrouille, dit-il. Nous prenions une rampe d’accès, et lui roulait sur l’autoroute. Nous avons tiré des coups de semonce, mais il ne s’est pas arrêté, et nous avons ouvert le feu sur lui ». (...)

Si beaucoup de vétérans ont dit que tuer des civils les a profondément troublés, ils ont affirmé qu’il n’y avait aucune autre manière d’assurer la sécurité d’une patrouille. (...)

Tuer des Irakiens sans armes était tellement fréquent que beaucoup de soldats ont dit que cela faisait partie de la routine quotidienne. « Les forces terrestres ont été mises dans une situation impossible, a dit le lieutenant Wade Zirkle, qui a combattu à Nasiriya et Falluja avec le 2ème bataillon de reconnaissance blindé de mars à mai 2003. Il y a un type qui essaie de vous tuer, mais il tire depuis une maison entourée de civils, de femmes et d’enfants. Qu’est-ce que vous faites ? Vous ne voulez pas lui tirer dessus pour ne pas risquer d’atteindre les enfants. Mais en même temps, vous ne voulez pas mourir non plus ».
Le sergent Dougherty a raconté un incident au nord de Nasiriya en décembre 2003, quand son chef d’escouade a tiré une balle dans le dos d’un civil irakien. « La mentalité de mon supérieur était « Oh, il faut les tuer ici, comme ça nous n’aurons pas à les tuer chez nous dans le Colorado », dit-elle. Il semblait considérer chaque Irakien comme un terroriste potentiel ».

Plusieurs interviewés ont dit qu’il arrivait que les tueries paraissent justifiées en faisant passer des innocents pour des terroristes, souvent lors d’incidents où des troupes américaines avaient ouvert le feu sur des foules d’Irakiens sans armes. Les soldats arrêtaient les survivants, sous le prétexte qu’ils étaient des terroristes, et laissaient des fusils d’assaut AK-47 près des cadavres pour faire croire que les civils tués étaient des combattants. « Tous les bons flics portent des « throwaway guns », des armes à laisser sur place,)ï a dit le caporal Joe Hatcher, 26 ans, qui a servi avec le 4ème régiment de cavalerie à Ad Dawar en 2004. i[Si vous tuez quelqu’un et qu’il est sans arme, vous posez le « throwaway » à côté du cadavre ». Les victimes qui n’étaient que blessées étaient alors arrêtées et accusées d’être des insurgés. (...)

Les barrages de contrôle

Les « check points » militaires américains qui couvrent l’Irak, selon 26 soldats et Marines qui y ont participé - à Tikrit, Bagdad, Karbala Samarra, Mossoul et Kirkouk - étaient souvent mortels pour les civils. Des Irakiens sans armes étaient souvent pris pour des insurgés, et les règles d’ouverture du feu étaient floues. Les soldats, craignant des kamikazes, tiraient souvent sur des véhicules civils. Neuf de ces soldats ont dit avoir vu des civils être la cible de tirs à des barrages de contrôle. Ces incidents étaient tellement fréquents que l’armée américaine ne pouvait pas enquêter à chaque fois, ont dit certains vétérans. « La plupart du temps, il s’agit d’une famille, a dit le sergent Cannon, qui a pris part à une demi-douzaine de « check points » à Tikrit. Mais de temps en temps, il s’agit d’une bombe, et c’est ça qui fait peur, vous savez ».
(...)

Aux barrages de contrôle, les soldats devaient prendre la décision d’employer la force létale en une fraction de seconde, et les vétérans ont dit que la peur dominait souvent leur choix.
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Pendant l’été 2005, le sergent Millard, qui servait comme aide de camp d’un général à Tikrit, a participé à un briefing au sujet d’une fusillade à un barrage de contrôle, où il s’occupait du projecteur. « Une unité avait mis en place un « check point » sur une route, avec un gamin de 18 ans derrière une mitrailleuse de calibre 50 montée sur un véhicule, dit-il. Une voiture arrive sur lui à grande vitesse, et il décide en un instant qu’il s’agit d’un kamikaze, alors il appuie sur la détente et tire 200 balles sur le véhicule en moins d’une minute. Ça a tué une mère, un père et deux enfants. Le garçon avait quatre ans, et la fille trois ans. Le briefing donné au général était atroce. Je veux dire, il y avait des photos. Et un colonel s’est tourné vers l’état-major de la division au grand complet, et a dit « Si ces enculés de hadji apprenaient à conduire, cette merde n’arriverait pas ».

Que des officiers supérieurs aient partagé cette attitude ou pas, ont dit les interviewés, les soldats étaient rarement mis en cause pour avoir tiré sur des civils à des barrages. Huit vétérans ont décrit l’attitude générale comme étant « mieux vaut être jugé par douze hommes, plutôt que porté dans un cercueil par six hommes ». Comme le nombre de soldats jugés pour avoir tué des civils était si bas, ont dit les interviewés, ils préféreraient le risque de passer en cour martiale plutôt que celui d’être tué ou blessé.

Les règles de combat

Plusieurs soldats ont dit que les consignes d’ouverture du feu étaient floues et destinées à assurer leur propre sécurité avant tout. Certains ont dit qu’on leur avait affirmé qu’ils avaient le droit de tirer s’ils se sentaient menacés, et que ce qui constituait une menace était ouvert à toutes les interprétations. « Au fond, ça revenait à de l’autodéfense : mieux vaut qu’ils soient tués plutôt que vous », a dit le sergent Bobby Yen, 28 ans, qui a servi à partir de novembre 2003 à Bagdad et Mossoul. (...)

Le manque de règles communes à toutes les forces américaines obligeait les troupes à ne compter que sur leur propre jugement, a expliqué le sergent Jefferies. « On ne recevait pas de consignes précises. On nous disait « Ne soyez pas agressifs », ou « Essayez de ne pas tirer si vous n’y êtes pas contraint ». Qu’est-ce que ça veut dire ? » (...)

Beaucoup d’incidents aux barrages de contrôle ne faisaient pas l’objet de rapports officiels, ont indiqué les vétérans, et les civils tués n’étaient pas comptabilisés dans les statistiques. Pourtant, à en juger par le nombre de tirs mortels aux « check points » décrits par les vétérans interviewés, de tels incidents semblent avoir été assez courants.
(...)

Un incident typique a eu lieu à Falluja en mars 2003, et a impliqué un groupe de policiers irakiens en civil. Plusieurs témoins directs l’ont raconté au sergent Mejia.
Les policiers, à bord d’une camionnette blanche, poursuivaient une BMW qui avait brûlé un point de contrôle. « Le type que les flics poursuivaient a franchi le barrage sans s’arrêter, et je pense que les soldats avaient la trouille, alors, quand la camionnette est arrivée, ils ont ouvert le feu, a dit Mejia. Les policiers irakiens ont crié pour faire cesser les tirs, mais quand les soldats ont continué à tirer, ils se sont défendus, et c’est devenu un vrai accrochage entre les soldats et les flics. Aucun soldat n’a été tué, mais huit policiers y ont laissé la vie ».

Les responsabilités

Quelques vétérans ont dit que les fusillades aux « check points » étaient la conséquence d’une mauvaise communication, des signes mal interprétés, ou d’ignorance culturelle. « En tant qu’Américain, vous levez la main, avec la paume tournée vers quelqu’un et les doigts en l’air, dit l’adjudant Perry Jefferies, 46 ans, de la 4ème division d’infanterie, qui mettait en place des barrages de contrôle deux fois par jour à Diyala. Cela veut dire « arrêtez-vous » pour la plupart des Américains, et c’est un signal que l’on enseigne aux troupes pour dire « stop ». C’est le signal que vous employez à un « check point ». Mais pour un Irakien, ça veut dire « bonjour, venez ici ». Vous voyez le problème. Vous êtes à un « check point », et les soldats pensent qu’ils disent « stop, stop », et les Irakiens pensent qu’ils disent « venez ici, venez ici ». Et les soldats se mettent à hurler, alors les Irakiens s’approchent encore plus vite. Puis les soldats hurlent encore plus fort, et vous vous retrouvez rapidement en train de tirer sur des femmes enceintes ». « On ne peut pas faire la différence entre ces gens, dit le sergent Matt Mardan, 31 ans, du 1er régiment de Marines. Ils ont tous l’air d’Arabes. Ils ont tous des barbes, des moustaches. C’est comme aller en Chine et essayer de savoir qui est membre du parti communiste et qui ne l’est pas ».

Mais d’autres vétérans ont dit que les nombreux incidents aux barrages étaient la conséquence d’un manque de responsabilité. Des décisions critiques étaient souvent laissées à la discrétion des soldats, et la hiérarchie militaire approuvaient régulièrement ces décisions sans mener d’enquête, ont-ils dit. Le capitaine Megan O’Connor, 30 ans, a servi en 2005 à Tikrit avec le 50ème bataillon de soutien. Dans son unité, a-t-elle dit, chaque cas d’ouverture du feu était signalé à la hiérarchie. Cependant, après avoir lu les rapports, le colonel absolvait généralement les soldats. « Il disait toujours que nous n’étions pas sur place, alors qu’il fallait leur donner le bénéfice du doute, mais qu’il fallait leur dire que ce qu’ils avaient fait n’était pas bien, et que le commandement les avait à l’oeil », a-t-elle dit. (...)

La fusillade, à un « check point » de Bagdad en mars 2005, qui a coûté la vie à l’agent secret italien Nicola Calipari, qui escortait une otage libérée, cependant, a incité les autorités militaires à sévir et à durcir les règles, dit le sergent Campbell, qui était de garde à ce barrage. « Inutile de dire que notre unité était particulièrement surveillée, pour que cela ne se reproduise pas, a-t-il dit. Une des choses a été de nous dire « Chaque fois que vous tirez sur quelqu’un ou sur un véhicule, il faudra remplir un formulaire d’ouverture d’enquête ». Mais c’était tellement compliqué que les officiers supérieurs ont tout simplement cessé d’envoyer des rapports. Il n’y avait aucune incitation à dire « Nous avons ouvert le feu sur la voiture d’Untel » ».

Le sergent Campbell a dit qu’il pense que le nombre de fusillades aux barrages a diminué après l’incident très médiatisé de la mort de Calipari, mais que c’était dû principalement au fait que les soldats ont été équipés de viseurs laser pour la nuit. « Entre le moment où nous sommes arrivés et notre départ, a-t-il dit, le nombre de civils irakiens tués à des « check points » est passé d’un par jour à un par semaine. Mais je précise que ce chiffre, comme toutes les statistiques, ne tient compte que des fusillades qui ont fait l’objet d’un rapport officiel ».

Craignant les conséquences de ces incidents, le lieutenant Jonathan Morgenstein, 35 ans, de la 2ème brigade de Marines, a donné fin 2004 un briefing aux officiers et aux sous-officiers de son bataillon à leur QG de Ramadi, pour leur demander de se mettre à la place des Irakiens. « Je leur ai dit l’évidence, qui est qu’à chaque fois que nous tuons ou blessons quelqu’un qui n’est pas un insurgé, cela nous cause du tort, a-t-il dit. Je vous le garantis, cela veut dire qu’un Marine ou un soldat sera blessé ou tué. Un, c’est une bonne chose de ne pas tirer sur quelqu’un qui n’est pas un insurgé. Mais, deux, par souci de notre propre préservation, nous ne voulons pas que de telles choses se passent, parce la vengeance nous retombera dessus ».

Réponses

The Nation a contacté le Pentagone avec une liste détaillée de questions et une demande de commenter les descriptions d’abus et d’incidents spécifiques données par les vétérans. Le Pentagone a transmis notre demande au Centre d’information de la Force multinationale, à Bagdad.

Un porte-parole nous a répondu par courriel. « Au nom de la sécurité opérationnelle, nous ne discutons pas des TTP (tactiques, techniques et procédures) employées pour identifier et attaquer les forces hostiles, a écrit le porte-parole. Nos militaires sont formés pour se défendre à tout moment. Nous sommes confrontés à un ennemi intelligent, qui étudie nos opérations et s’y adapte. En conséquence, nous ajustons nos TTP pour assurer une efficacité maximale au combat, et pour assurer la sécurité de nos troupes. Les forces hostiles se cachent parmi la population civile, et attaquent des civils et les forces de la Coalition. Les forces de la Coalition font très attention à minimiser les risques courus par les civils dans cet environnement de combat complexe, et nous ouvrons des enquêtes sur les cas où nos actions ont pu causer des dommages aux innocents. Nous demandons à nos soldats et à nos Marines d’obéir à des critères exigeants, et nous enquêtons sur tous les cas d’usage inadmissible de la force ». (...)

Quand nous lui avons demandé de réagir aux témoignages des vétérans sur les morts de civils par les forces de la Coalition qui ne sont souvent pas signalées, et généralement pas punies, le porte-parole a simplement affirmé que « toutes les allégations de mauvaise conduite sont prises au sérieux. Les soldats ont l’obligation de signaler immédiatement à leur hiérarchie tout cas de mauvaise conduite ».

En septembre dernier, le sénateur Patrick Leahy a décrit comme « honteux » un rapport du Pentagone sur ses procédures pour recenser les pertes civiles en Irak. « Le rapport ne fait que deux pages, a dit Leahy, et il montre bien que le Pentagone fait très peu d’efforts pour déterminer la cause de pertes chez les civils, ou pour comptabiliser les victimes civiles ».

Au cours de ces quatre longues années de guerre, le chiffre croissant des pertes civiles pèse déjà lourdement sur le peuple irakien et sur les militaires américains qui ont constaté, ou causé, leurs souffrances. Des médecins irakiens, sous la supervision d’épidémiologistes de l’Ecole de santé publique de l’université Johns Hopkins, ont publié une étude à la fin de l’année dernière, dans la revue médicale britannique The Lancet, qui estime à 601 000 le nombre de morts violentes de civils depuis l’invasion de mars 2003. Les chercheurs estiment que les forces de la Coalition sont responsables de 31% de ces morts violentes, un chiffre qu’ils reconnaissent être sans doute trop bas, puisque « les décès n’étaient pas attribués aux forces de la Coalition si les proches de la victime avaient la moindre incertitude sur l’identité des responsables ».

« Le carnage, tous ces civils déchiquetés, tous ces corps déchiquetés que j’ai vu, a dit le caporal Englehart. J’ai commencé à me demander pourquoi ? A quoi est-ce que ça a servi ? Ça devient frustrant. Au lieu d’accuser votre propre hiérarchie de vous avoir placé dans cette situation, vous vous mettez à accuser le peuple irakien... C’est une bataille psychologique constante pour essayer de rester, vous savez, pour rester humain ». « J’ai senti qu’il y avait cette énorme diminution dans ma compassion envers autrui, a dit le sergent Flanders. La seule chose qui a fini par être important pour moi, c’est moi-même et les gars à mes côtés. Et que tous les autres aillent au Diable ».


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Chris Hedges

Chris Hedges, diplômé de Harvard Divinity School, a été durant près de vingt ans correspondant du New York Times à l’étranger (Amérique Latine, Afrique, Moyen-Orient et Balkans). Il fait partie de l’équipe de reporters qui a remporté le Prix Pulitzer en 2002, pour sa couverture du terrrorisme mondial. Il a reçu la même année le prix d’Amnesty International pour le Journalisme des droits humains. Chris Hedgesl est l’auteur de l’ouvrage « Fascistes américains : la droite chrétienne et la guerre contre l’Amérique » (American Fascists : The Christian Right and the War on America).

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Laila Al-Arian

Laila Al-Arian est journaliste freelance, basée à New York City. Elle est diplômée de l’école de journalisme de Columbia. Elle écrit pour USA Today, The Nation, United Press International et Washington Report on Middle East Affairs.




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Chris Hedges et Laila Al-Arian - The Nation, le 30 juillet 2007 : The Other War : Iraq Vets Bear Witness
Traduction : Philippe Chatenay, Marianne 2007