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28 personnes, 21 heures, 1 seule chambre
mercredi 11 juillet 2007 - Gideon Lévy - Ha’aretz

Six familles enfermées dans une seule chambre, une journée durant, sur ordres des soldats. 15 enfants et nourrissons et 13 adultes, dont une vieille dame malade, se sont serrés dans la chambre à coucher du sous-sol. Interdiction d’allumer la lumière. Interdiction de parler. L’armée israélienne en opération à Naplouse.

Que font 21 heures durant, emprisonnées dans une seule pièce, 28 personnes dont de nombreux enfants et même des enfants en bas âge ? Comment passent-elles le temps qui se traîne ? Comment apaisent-elles les enfants qui pleurent et qui sont terrifiés ? Comment prennent-elles soin de la grand-mère de santé délicate ? Interdiction d’allumer la lumière, interdiction d’allumer la télévision, interdiction de parler. Des soldats armés à l’entrée de la chambre. Les téléphones portables confisqués. Essayez de vous représenter la scène. Il est permis d’aller aux toilettes mais seulement après en avoir reçu l’autorisation, Les langes qui ont été employés s’entassent dans un coin de la pièce. Deux femmes ont été autorisées à aller cuisiner, mais seulement après de longues négociations.

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Soldats israéliens envahissant une maison palestinienne à Naplouse à la recherche de résistants lors d’une incursion militaire le 10 juillet - Photo : AP

Pourquoi faut-il emprisonner ainsi six familles innocentes ? Si l’armée israélienne a besoin de leur immeuble à étages pour les besoins de l’opération, pourquoi ne pas les autoriser à se rendre chez des voisins ? Et pourquoi précisément cette maison-là, quand juste à côté, se dresse un immeuble à étages en construction, vide ? S’agit-il d’une sorte de bouclier humain constitué d’enfants et de bébés, pour les soldats ? Et quel traumatisme les soldats sèment-ils dans les âmes des petits enfants qui ont vécu cette expérience dure et incompréhensible, en un lieu où il n’y a jamais de « traumatisés » [comme à Sdérot - NdT] ?

J’ai entendu l’explication à la radio : il faut « tondre le gazon ». C’est ainsi que dans leur langue imagée, les sources militaires ont expliqué l’activité de l’armée israélienne à Naplouse. Voilà pourquoi l’armée israélienne pénètre dans la ville quasiment chaque nuit. Voilà pourquoi, toutes les quelques semaines, l’armée israélienne lance des opérations de grande ampleur, comme cette dernière, à la fin de la semaine passée - une opération qui ne porte, cette fois-ci, pas de nom. Deux officiers de l’armée israélienne ont été grièvement blessés, deux soldats ont été modérément blessés, un passant a été tué - et la famille étendue Adalay, une famille très étendue, a été enfermée sans être coupable de rien.

C’est une pièce spacieuse que la chambre à coucher de Raaf Adalay et de sa famille. On descend quelques marches vers un demi-sous-sol. Un immense lit double, un berceau, une commode, un divan, une garde-robe, un miroir, une petite fenêtre à barreaux donnant sur l’extérieur. Pour le couple et ses enfants en bas âge, cette chambre est suffisante mais pour accueillir 28 personnes pendant un jour et une nuit, version familiale d’une épreuve de sélection pour unité d’élite ?

Il fait chaud dans la chambre. Un vieux ventilateur tente d’y remédier un peu, c’était aussi le cas lorsque nous y sommes passés dimanche dernier, après la fin des grosses chaleurs. Mais le jeudi, la chaleur était encore au plus fort. La nuit précédente, celle du mercredi au jeudi, aux alentours de trois heures du matin, la maisonnée s’était réveillée au bruit de pierres lancées contre la porte de la maison. Six familles habitent aux quatre étages de la maison, six frères, leurs épouses, leurs enfants et la mère de la famille.

Les soldats qui avaient lancé les pierres ont ordonné que tout le monde sorte immédiatement. Les quatre étages ont rapidement été vidés - l’armée israélienne sur le terrain - et quelques minutes plus tard, tous, hommes, femmes et enfants, beaucoup d’enfants, se tenaient dans la rue, à moitié endormis. Dehors, des jeeps étaient stationnées. « Reste-t-il quelqu’un dans la maison ? Si je trouve quelqu’un, je lui tire dessus et je le tue », a dit un des soldats plein de délicatesse. Le groupe de soldats est entré dans la maison pour la passer au peigne fin, étage par étage. Les 28 occupants de la maison ont été entassés au sous-sol. D’abord dans la chambre des enfants, et une heure plus tard, effet d’un geste humanitaire, dans la chambre à coucher, plus spacieuse. Six soldats sont restés avec eux, pour les surveiller : quatre dans la chambre des enfants et deux assis, par tournante, en permanence à l’entrée de la pièce. « C’est seulement pour une demi-heure, une heure », leur ont assuré les soldats, au début. Mais l’opération s’est prolongée.

Les soldats ont coupé les téléphones de la maison et confisqué les téléphones portables en même temps que les cartes d’identité. Néanmoins, les membres de la famille ont réussi à garder secrètement un téléphone portable. Il faisait encore nuit, les soldats n’avaient autorisé de laisser allumée qu’une faible veilleuse rouge ne diffusant qu’une vague lueur.

28 personnes dans une pièce quasiment obscure. Défense de bouger dans la chambre. Quand un enfant éclatait en larmes, les soldats donnaient l’ordre de le faire taire. Pour se rendre aux toilettes : seulement avec la permission qui n’était pas toujours accordée immédiatement. Le lait maternisé pour les bébés, il fallait aller le chercher à l’étage, sous escorte. Cela a duré une heure environ, aux dires des membres de la famille, avant qu’ils n’obtiennent le permis lait maternisé. Les soldats ont aussi amené trois ventilateurs des étages supérieurs, mais ils n’ont pas été d’une grande utilité. Les soldats, visage peint en noir, faisaient une peur terrible aux enfants.

La maison donne sur la rue de Jérusalem, un des principaux axes de la ville, et a également vue sur l’entrée du camp de réfugiés de Balata, en face, à flanc de vallée. Naplouse agonise. La ville la plus étroitement emprisonnée de Cisjordanie n’évoque en rien sa grande époque bruyante. Le maire de la ville est dans une prison israélienne. Malgré cela la ville est relativement propre, peut-être du fait même de sa léthargie. Dans le quartier de Rafidiya, à l’intérieur du restaurant « La table d’or », jadis le restaurant le plus florissant de la ville, seuls deux couples de personnes âgées prennent leur repas. Che Guevara danse encore en guise d’écran de veille de la caisse enregistreuse, mais le restaurant est à l’image de la ville : abandonné, vide, décrépit.

Dans l’après-midi, des voisins inquiets, du proche village de Roujib, ont téléphoné après avoir vu des soldats sur le toit de la maison des Adalay. Ils craignaient que les occupants de la maison ne fussent enfermés. Un des membres de la famille détenue a réussi à glisser deux mots sur le téléphone portable qui avait été distrait : « l’armée est ici ». Puis il avait coupé. Les voisins ont téléphoné à des organisations de défenses de droits de l’homme, notamment à « Medical Relief ».

Dans les bureaux de l’organisation qui sont situés au centre ville, le directeur médical, le Dr Ghassan Hamdan, nous détaille les événements de cette fin de semaine-là. Il explique que cette fois, l’incursion a été particulièrement dure, du fait que l’armée a fait le siège des deux principaux hôpitaux de la ville, al-Watani et Rafidiya. Le Dr Hamdan dit que des jeeps de l’armée israélienne ont barré les accès aux deux hôpitaux. Lui-même a été retenu environ trois-quarts d’heure avec un malade qui était dans l’ambulance de son organisation, avant d’être autorisé à entrer à l’hôpital. C’est seulement après qu’il eût téléphoné à plusieurs organisations de droits de l’homme que les soldats ont autorisé son entrée à l’hôpital ainsi que celle des 11 habitants blessés dans l’opération. Chaque ambulance qui approchait de l’hôpital était retenue et les soldats demandaient à tous ses occupants de sortir pour être contrôlés. Les volontaires du « Medical Relief » ont également essayé de faire passer des provisions et des médicaments dans la casbah sous couvre-feu. Un des volontaires a été arrêté et emmené pour interrogatoire à Hawara.

« C’est ainsi qu’ils se comportent avec les équipes médicales », dit le Dr Hamdan, pendant qu’un enquêteur de l’association « Médecins pour les Droits de l’Homme », Salah Haj Yihia, enregistre ses paroles. Le Dr Hamdan dit encore avoir essayé, sans succès, de dégager un vieil homme de 83 ans dont la maison voisine de la sienne avait été détruite. Le vieillard a survécu bien qu’on n’ait pas réussi à le dégager de chez lui.

« Les Israéliens disent que c’était une opération de routine », ajoute le Dr Hamadan, « Je ne sais pas si c’étaient des man ?uvres ou si l’armée israélienne voulait se rappeler à notre bon souvenir. C’était juste après la rencontre à Charm al-Cheikh. Peut-être avaient-ils décidé de nous dire que toutes ces négociations n’intéressaient pas l’armée israélienne. C’était aussi le jour de la dernière épreuve du bac et nous avons été forcés de dégager 15 étudiants du quartier de Yasmina, dans la vieille ville, pour qu’ils puissent se rendre à leurs examens. Ils attaquent la ville toutes les nuits. Personnellement, je ne comprends pas leur stratégie. Ils ne veulent pas de négociations avec Abou Mazen ? Ils veulent à nouveau seulement l’affaiblir ? Ils ne veulent pas de négociations, j’en suis convaincu. »

Le Dr Hamdan a aussi tenté d’entrer chez les Adalay emprisonnés. Les voisins avaient appelé une assistance médicale pour la grand-mère de 60 ans, Kawtar, qui souffre du diabète et qui a besoin d’insuline. Le Dr Hamdan s’est rendu chez eux dans son ambulance, avec les médicaments nécessaires. Il s’est adressé aux soldats par le haut-parleur de l’ambulance mais personne n’a répondu. Il a téléphoné à l’organisation de la Croix-Rouge pour qu’elle intervienne afin qu’il puisse entrer dans la maison. L’autorisation ne lui a, selon lui, été donnée que deux heures plus tard.

Le Dr Hamdan a essayé de convaincre les soldats qui étaient à l’intérieur de la maison, de libérer Kawtar et de lui permettre, au vu de son état, d’aller dans une chambre moins bondée. « C’est moi qui décide et pas toi », lui a dit le soldat, « Ne reviens pas ici ». C’est seulement plus tard que les soldats ont autorisé Kawtar et une de ses belles-filles à monter dans un autre appartement de l’immeuble.

On avançait dans l’après-midi et la chaleur augmentait. Rafat Adalay, son épouse et leurs cinq enfants ; Ra’af Adalay, son épouse et leurs quatre enfants ; Nafez Adalay, son épouse et leurs deux enfants ; Rafa Adalay, son épouse et leurs deux enfants ; Ramez Adalay, son épouse et leur enfant ; Ala Adalay, son épouse et leur enfant ; et Kawtar Adalay. Des bouteilles de gaz se trouvent dans la pièce assiégée - la famille dirige une entreprise de fourniture de gaz. Un des frères est enseignant, un autre livre des bouteilles de gaz, le troisième est ingénieur, le quatrième est chauffeur de taxi, le cinquième est ouvrier et le sixième travaille dans l’entreprise familiale. Grâce au gaz, la famille Adalay est une famille connue dans la ville.

Pour ce qui est des repas : le matin, ils ont essayé de réchauffer des pitas sorties du surgélateur, mais les soldats leur ont pris le réchaud qui se trouvait dans la chambre. A midi, ils ont dit aux soldats qu’ils avaient faim. Aux dires des membres de la famille, la négociation a duré une heure. Les soldats ont finalement autorisé deux des femmes, Amira et Mountaha, à se rendre dans la cuisine. Sous escorte, bien sûr.

Les deux femmes ont cuisiné, sous le regard des soldats qui, depuis la porte, veillaient à ce qu’elles ne brûlent pas la casserole. Qu’ont-elles préparé ? Ce qu’il y avait dans le réfrigérateur. Elles ont fait frire des légumes et préparé à manger pour tout le monde. Les adultes disent n’avoir rien mangé. Dans l’après-midi, ils ont demandé à pouvoir déménager vers un endroit plus spacieux de la maison, leur surnombre devenant de plus en plus lourd, mais les soldats n’ont pas accepté. « Tout ira bien », leur a dit un des soldats, avec un accent russe.

Le poste de télévision, dans le couloir menant à la chambre à coucher, est resté éteint. Interdiction de l’allumer. Pourquoi, en fait ? Les soldats ont rassemblé les bouteilles d’eau de tous les réfrigérateurs de tous les appartements pour les amener dans la chambre assiégée. Un des soldats leur a ordonné de ne pas trop boire, afin qu’ils ne doivent pas « aller trop souvent aux toilettes ». Une des mères est allée chercher des langes, plus haut, dans son appartement. Les langes utilisés et malodorants s’accumulaient dans un coin de la chambre. Une des enfants avait la diarrhée. Islam, un enfant de neuf ans avec sur la tête une casquette de base-ball portée à l’envers, revient sur sa confusion et, faisant tourner sa casquette entre ses doigts : « J’ai eu très peur des soldats... Je suis sorti une fois avec papa pour aller aux toilettes et une fois avec mon oncle et une fois, ils m’ont permis d’aller seul ». Sa cousine, la fille de Rafat, dort depuis lors avec ses parents, dans leur chambre. Elle a peur.

Le porte-parole de l’armée israélienne a expliqué, cette semaine, en réponse à nos questions, que « dans le cadre de son opération visant à combattre le terrorisme et à protéger les citoyens d’Israël, l’armée israélienne a suivi des voies différentes, notamment en se saisissant de bâtiments pour des besoins opérationnels. L’armée israélienne veille à préserver les biens des habitants et à limiter les atteintes à leur cadre de vie ».

A onze heures du soir, dans la nuit de jeudi à vendredi, presque une journée entière après que les soldats aient envahi la maison, le bruit d’un véhicule est tout à coup venu de la rue.

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Gideon Lévy

Les soldats avaient déposé les cartes d’identité, en tas, à côté de l’entrée de la chambre et les téléphones portables, qu’ils avaient confisqués, dans un des appartements, et ils avaient quitté la maison à la hâte. « Même au revoir, ils n’ont pas dit », se plaignent les Adalay.


Du même auteur :

- Laissez Gaza vivre
- L’examen de fin d’études de Boushra
- Bingo dans le village des martyrs

Lire aussi : Naplouse à l’agonie

Gideon Lévy - Ha’aretz, le 6 juillet 2007
Version anglaise : ’Mowing the grass’ in Nablus
Traduit de l’hébreu par Michel Ghys